Voici cinquante ans que les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola sont régulièrement proposés et vécus « dans la vie courante ». Les formes et les manières de les donner sont relativement diverses, elles ont pu varier ou se préciser au long des années, selon les attentes spirituelles, pastorales et même culturelles. Mais, ce qui en fait la marque propre, ce qui demeure et ne cesse de croître et de se développer depuis lors, c'est de « faire les Exercices spirituels » dans les conditions ordinaires de la vie quotidienne, plutôt que dans les maisons de retraite destinées à cela. Qu'est-ce qui suscite l'attirance et le choix pour cette pratique des Exercices spirituels ? Quels fruits en espère-t-on ? Un bref retour historique nous conduira à regarder les personnes motivées par cette manière de faire et à se donner un aperçu de ce qui se fait actuellement en France. Cela nous éclairera sans doute un peu sur le travail de l'Esprit dans les cœurs et dans les profondeurs de notre société sécularisée.
C'est par ces mots qu'un homme évoquait son expérience récente des « Exercices dans la vie courante » (EVC). L'image du tricot, avec les mailles qu'on monte l'une après l'autre, traduit bien l'intrication des mille occupations de la vie quotidienne avec la prière. Ce lien profond entre la prière et la vie est la source même des EVC, qui avait décidé le père Maurice Giuliani, avec trois autres jésuites et deux sœurs auxiliatrices, à accueillir dès 1974 quelques personnes animées du désir de « faire les Exercices » au cœur de leur vie active. Voici ce qu'en dit le père Giuliani dans une « Lettre aux collaborateurs » publiée dans le tout premier bulletin de l'association créée en 1978 pour soutenir cette expérience spirituelle nouvelle :
Près de la moitié des vingt personnes qui suivent alors les EVC sont des laïcs, ce qui est assez nouveau, mais se répand de plus en plus. Répondre à leur demande d'Exercices dans la vie ne consiste pas à leur « proposer une aventure spirituelle nouvelle », mais à accueillir « une expérience spirituelle déjà commencée » dans le désir de transformation intérieure qui s'est éveillé en eux. La demande d'Exercices dans la vie, en effet, ne concerne pas tant le choix ou la confirmation d'un état de vie, ni même une prise de décision importante, mais plutôt une orientation profonde de la vie : retrouver ou mieux trouver Dieu dans un quotidien surchargé, réorganiser sa vie à partir d'une relation plus juste à Dieu, se libérer d'attachements de toutes sortes, mettre en place un rythme plus humain et spirituel… Comment donner toute sa place à Dieu dans des vies laïques marquées par des responsabilités et des contraintes multiples ?
L'Annotation 19 du livret des Exercices spirituels ouvre donc une piste féconde pour des personnes dont le premier exercice va consister à créer la possibilité de prendre quotidiennement « une heure et demie pour s'exercer » (ES 19, 2).
Cette pratique connaît, à l'époque, une extension relativement importante dans la Province de France. Peut-être parce que le besoin de trouver davantage de sens à leur vie, pour ceux qui s'y engagent, rencontre le désir spirituel de nombreux jésuites et ignatiens de partager davantage, eux aussi, les racines de leur mission et l'esprit qui les anime ? Cet esprit, en effet, a été profondément renouvelé par la recherche et la publication des sources spirituelles de la Compagnie dans un langage et une vision actualisés de l'histoire, et Maurice Giuliani fut une figure influente de ce renouvellement. En différents lieux, se forment des petits groupes associant quelques jésuites, quelques religieuses et quelques laïcs déjà aptes à accompagner des personnes sur le plan humain et spirituel. On lit et travaille ensemble le livret des Exercices spirituels. On donne des Exercices de cinq ou six jours, soit dans un centre spirituel voisin, soit dans la vie, ce qui permet à de nombreuses personnes de « goûter » aux Exercices et d'entrer progressivement dans leur démarche. Cela permet aussi à des jésuites et des religieuses de toutes générations, ainsi qu'à quelques laïcs, de participer et de se former à l'accompagnement des Exercices sous la houlette de personnes plus expérimentées. On invite le père Giuliani, ou un membre de son équipe, à passer régulièrement une ou deux journées avec un groupe pour reprendre et travailler un point ou un aspect des Exercices spirituels. Ce fut le cas en Isère avec ce qui est devenu « Le chemin ignatien », à Angers et à Rezé, puis à Nantes avec les sœurs de la Retraite et de la Pommeraye, à Lyon, à Lille dans les premières années de la communauté de Montebello…
Pratiquement jusqu'à sa mort en 2003, Maurice Giuliani et l'association de la rue de la Bienfaisance ont joué ce rôle de laboratoire, en quelque sorte, pour les EVC.
Les EVC ne sont ni un programme, ni une méthode à appliquer pour discerner la volonté de Dieu dans la vie ordinaire. Si la 19e annotation les « autorise », « ils s'éclairent de toute la profondeur de la 20e ». Ignace recommande ici la séparation d'avec les occupations à cause des avantages qu'elle procure. C'est le chemin d'une solitude heureuse, attentive à chercher avec soin ce que le Seigneur désire servir et créer avec elle. Sur ce chemin, rien n'est à hâter et on ne peut déterminer d'avance la fin de la retraite. Tout dépend du rythme propre de la personne : le temps quotidien dont elle dispose, la manière dont elle vit les mouvements intérieurs qui la traversent, mais aussi ce qui vient de Dieu lui-même. La durée a donc été et est encore assez variable : de deux à quatre ans dans l'association de Maurice Giuliani ; de six mois à deux ans dans certains « chemins ignatiens » ; mais, pour beaucoup aujourd'hui, deux années comportant trois ou quatre journées entières.
Pas de pression non plus du côté de l'accompagnement. C'est le rôle de l'accompagnateur, et de lui seul, de veiller à la croissance de cette relation unique et fondatrice avec Dieu, et d'en garder la totale discrétion. Nous sommes là devant la terre sacrée de l'autre que Dieu seul partage avec lui. C'est la raison pour laquelle Maurice Giuliani demeurait très prudent à l'égard des EVC donnés en groupe, ou à l'égard des groupes de covision (dont il percevait parfaitement l'intérêt), y voyant des possibilités de distractions, d'indiscrétions ou d'intrusions là où seule l'intimité dans l'échange intérieur peut faire mûrir une vraie décision qui affermit la liberté.
Le travail théorique et pratique réalisé par le père Maurice Giuliani pour lancer et promouvoir les EVC est fondamental. Nombre de religieux et d'ignatiens s'y réfèrent pour accompagner les EVC dans leur parcours intégral.
La formule la plus connue et répandue aujourd'hui dans la Province jésuite d'Europe occidentale francophone (EOF) est certainement celle des cinq jours étendus sur cinq semaines, souvent au moment de l'Avent ou du Carême. Elle est connue et souhaitée par beaucoup de paroisses. Elle permet surtout de découvrir ou de mieux sentir comment notre intériorité est affectée par les événements de la vie, et comment la parole de Dieu permet de reconnaître et d'identifier ces mouvements intérieurs dans la continuité des oraisons et des répétitions. Cette ouverture au discernement est heureuse et nécessaire en dévoilant un Dieu vivant qui touche et désire notre joie et notre paix intérieures. Mais la brièveté de l'expérience appelle à être poursuivie par un accompagnement régulier ou, mieux encore, par un parcours intégral des Exercices spirituels.
En 1976, le père Gilles Cusson crée à Québec le Centre spirituel Manrèse (CSM) destiné à donner les EVC. Mais la visée est d'emblée sociale. Ce « moi », à qui le Seigneur désire se donner autant qu'il le peut, est toute personne, quel que soit son état de vie ou son statut social, désireuse de croître humainement et spirituellement au sein de nos sociétés sécularisées.
La dernière méditation des Exercices, l'Ad amorem, invite à cheminer vers l'amour dans le monde, au-delà des appartenances religieuses. Pour Gilles Cusson, et plus encore peut-être pour Christian Grondin, laïc, théologien et directeur actuel du CSM, le désir spirituel propre à chacun prend sens dans le contexte singulier d'une société sécularisée où il convient de le resituer. Discerner comment Dieu conduit celui ou celle qui le cherche dans sa vie familiale et professionnelle, dans ses engagements sociaux, économiques ou politiques, c'est discerner le travail de Dieu en toutes choses et y collaborer. Cela conduit à accueillir positivement la société sécularisée comme un signe des temps, où la préférence divine œuvre et se laisse reconnaître dans l'amour de ce qui est fragile et vulnérable, et qui demande de l'accueil, du soin, de la parole, de la douceur… Un groupe de retraitants acquiert là une dimension spirituelle et théologique, comme réalité sociale qui construit concrètement le lien communautaire du Corps du Christ en faisant retraite. « La lecture en commun des textes bibliques, la reconnaissance faite au peuple de Dieu de pouvoir interpréter les Écritures pour y discerner le Verbe enfoui dans la chair du monde1 », mais aussi le silence et la prière partagés. Chacun est membre du « corps social » du Ressuscité et forme le « nous » d'une humanité toujours à faire dans la filiation du Corps du Christ.
L'intuition québécoise franchit l'Atlantique dans les années 1990. Sœur Marie Guillet, ancienne supérieure générale des Xavières, rentre du Canada où elle a pratiqué cette manière de donner les EVC et elle a perçu la transformation intérieure des retraitants. En 1996, avec l'appui du Vicaire général, trois groupes commencent les EVC dans le diocèse de Nanterre et des laïcs se joignent aux Sœurs pour accompagner et donner les Exercices spirituels à Meudon et à Courbevoie, puis depuis 2023, à Vanves. En 2018, un groupe de vingt-cinq personnes voit aussi le jour dans le XVe arrondissement à l'initiative de sœur Geneviève Roux et d'une équipe de six accompagnateurs laïcs. Aujourd'hui, deux groupes d'une trentaine de personnes font les EVC sur deux ans à Paris et à Vanves.
Les rencontres ont lieu tous les quinze jours et commencent par un partage sur le vécu des participants répartis en équipes. Suit un temps de présentation et de soutien pour la quinzaine à venir. Une feuille de route donne quelques repères et des indications pour les temps de prière. Les topos sont ensuite repris et ajustés dans l'accompagnement personnel. Les exigences de prière et de relecture sont les mêmes que dans d'autres formes d'EVC. À cela s'ajoutent, chaque année, un dimanche au premier trimestre et au troisième trimestre, et un week-end au deuxième trimestre.
Les fruits viennent le plus souvent après la retraite et se jouent dans le temps, au sein de la vie familiale, de la vie de travail, des engagements…
Les accompagnateurs sont missionnés par la Xavière et se retrouvent quatre jours par an pour partager une lecture des Exercices spirituels. Ils ont été formés à « Anima mea » (diocèse de Paris) ou au Cénacle de Versailles, ont suivi la formation sur « la dynamique des Exercices spirituels » et une session « spiritualité et psychologie ». Chacun est supervisé. Les expériences sont concluantes et se répètent tous les deux ans.
D'autres initiatives naissent ou se développent dans le même sens, ponctuellement ou régulièrement à Lyon, à Aix et Marseille, à Toulouse, souvent en lien avec une formation d'accompagnateurs spirituels, autour d'une communauté de religieuses ou de jésuites, ou dans le dynamisme de la Communauté de Vie chrétienne (CVX). Mais, en France, ce qui va donner un véritable élan aux EVC en groupes, c'est la reconnaissance partagée et fêtée d'une « famille ignatienne » qui se rassemble très nombreuse à Lourdes en 2006. Les participants y firent l'expérience d'un formidable décloisonnement. Ce qu'apporte la réalité d'un groupe dans une démarche spirituelle comme les « Exercices » devenait pleinement évident dans ce qu'étaient en train de vivre les différents membres de la famille ignatienne. Soutien et encouragement, désirs d'unification et rythmes communs, service d'un lien communautaire et d'Église, échanges et adaptations d'expériences… sont essentiels dans une société fracturée qui ne porte plus le message chrétien.
Toutes ces initiatives favorisent une prise de conscience : « faire les Exercices » n'est plus (ou de moins en moins) une expérience effrayante, une sorte de défi personnel à relever, plus ou moins lié à une vocation ou à des appels qui pourraient contraindre à changer la vie et son équilibre. C'est davantage un chemin de libération et d'école de vie pour qui désire réorganiser la sienne à partir de la foi et d'une rencontre vivante du Christ dans la prière.
En 2017, c'est ce qui encourage et décide les sœurs Ancelles du Sacré Cœur de Jésus, avec d'autres sœurs ignatiennes et quelques jésuites, à lancer les Exercices dans la vie ordinaire (EVO) sur neuf mois à la « Maison Magis ». Destinés à des jeunes professionnels qui ont besoin de mettre en ordre leur semaine, ils visent la découverte d'une journée moins remplie, moins enchaînée, rendue plus signifiante par la rencontre quotidienne du Christ. Vingt à vingt-cinq jeunes se rassemblent un samedi par mois et rencontrent chaque quinzaine leur accompagnateur, avec profit, dans un parcours que quelques-uns abandonnent. Des Exercices courts ont aussi été mis en place pour les temps d'Avent et de Carême, visant une mise en ordre de la vie et du goût à la prière quotidienne. Ces EVO remportent un succès étonnant avec plus d'une centaine de retraitants chaque année.
Au terme des Exercices spirituels, Ignace invite à « regarder comment tous les biens et tous les dons descendent d'en haut ». Dans des sociétés sécularisées comme la nôtre, les EVC sont certainement un chemin précieux pour choisir et affermir une vie de foi qui témoigne de l'amour en vérité. Il permet de trouver sa place de chrétien en trouvant celle de Dieu dans la vie quotidienne de chacun. Un public laïc toujours plus large, varié et nombreux y accède. En outre, la multiplication des EVC contribue à faire croître un « corps » d'accompagnateurs, religieux et surtout laïcs, formés avec soin, bien utile à l'Église. Il arrive d'entendre des critiques émettant un doute sur l'authenticité spirituelle et théologique de l'expérience. L'accompagnateur peut simplement évoquer que les consolations et les désolations éprouvées, les combats âpres et durables du cœur humain, les répétitions d'oraison laissent émerger la figure d'un Christ aimant et proche, attentif à nos fragilités et encourageant, un Christ fraternel qui fortifie le désir de le suivre dans son incarnation aujourd'hui.
1 Annuaire jésuite, 2020.