C’e s t à Hugo Rahner et à quelques autres que l'on doit d'avoir mis en lumière les vraies dimensions de la dévotion au Coeur de Jésus. Ils tenaient compte, évidemment, du fait que la parole, au sein de laquelle « couleront des fleuves d'eau vive » et présentée chez Jn 7,38 comme une citation de l'Ecriture, renvoie aux prophètes de l'Ancien Testament. Mais lesquels ? Il ne s'agit pas, en effet, d'une citation littérale mais d'une sorte de raccourci où convergent des passages entiers. Elle se réfère, nous le savons aujourd'hui, d'une part à diverses promesses eschatologiques qui parlent d'une source jaillissant du Temple et, d'autre part, aux récits de la pérégrination au désert narrant que l'eau avait coulé du rocher. Se fier à un tel condensé biblique et théologique, qui peut être démontré dans des textes des Targums, n'était pas encore possible à l'exégèse d'alors.
Un exemple le montre : la Zeitschrift fur Aszese und Mystik publiait en 1943, à côté de deux articles de Hugo Rahner, celui d'un exégète de l'Ancien Testament sur les premiers fondements de la dévotion au coeur de Jésus. L'auteur en était le père Gustav Closen, un de mes prédécesseurs à l'Ecole supérieure Saint-Georges de Francfort. Ayant interrogé l'Ancien Testament, il y avait repéré trois petits textes (contenus en Jr 30, Ps 16 et 22) qu'il interprétait comme des prophéties messianiques. On ne peut se défendre de l'impression que les trois versets ont été tirés par les cheveux, en désespoir de cause. Mais si le mystère qui a tant fasciné la mystique médiévale et la piété moderne provient déjà de la révélation vétérotestamentaire, il ne peut être caché dans des prophéties messianiques douteuses. Il doit relever de textes qui appartiennent au centte de la théologie vétérotestamentaire
Interroger là-dessus l'Ecriture à nouveaux frais m'a toujours semblé souhaitable. Aujourd'hui encore davantage. Les catholiques, en effet, sont parvenus à un rapport bien plus immédiat avec la Bible, et l'exégèse récente a ouvert de nouvelles voies à sa lecture ; enfin, vis-à-vis des juifs contemporains, nous devons justifier notre parcours chrétien tout autrement que par le passé. Au cours des ans, en lisant l'Ancien Testament, quelque chose m'est apparu qui pourrait, me semble-t-il, conduire d'une toute nouvelle manière à la grande tradition du coeur de Jésus, même s'il s'avérait impossible d'en repérer la continuité à travers le Nouveau Testament, l'époque patristique et le Moyen Age. En outre, par ce biais, la dévotion au coeur de Jésus pourrait être mise en rapport avec des interrogations qui nous ttavaillent aujourd'hui.
Quand Hugo Rahner faisait appel à un passage scripturaire dans ses articles sur le coeur de Jésus, il se sentait sur un terrain solide du fait surtout que l'Eglise avait introduit depuis longtemps, et abondamment, dans sa liturgie de la fête du Sacré Coeur, le thème des fleuves d'eau vive jaillissant du sein du Sauveur. De mon côté, je signale également que le passage vétérotestamentaire sur lequel est centré mon exposé est lu à la fête du Sacré Coeur dans l'office des laudes du Livre d'heures romain. Il s'agit du grand texte de Jérémie sur la nouvelle alliance (31,31-34). Je voudrais d'abord le présenter quelque peu, puis le situer dans son contexte biblique et théologique, et enfin montrer comment il conduit, même si ce n'est pas évident à première vue, au centte de la dévotion au coeur de Jésus, lui conférant des dimensions qui n'ont guère été aperçues jusqu'à présent.

La promesse de la nouvelle alliance


Ce texte, très bref, est le seul de l'Ancien Testament qui parle d'une « nouvelle alliance ». Ailleurs, il y a certes des annonces analogues, mais aucune ne contient cette expression. Il a donc une importance extrême pour nous chrétiens qui sommes persuadés de vivre dans l'« alliance nouvelle ». Il est aussi un sommet du Livre de Jérémie, et même de toute la prophétie de l'Ancien Testament. Et un sommet de la théologie vétérotestamentaire de l'Alliance, qui s'enracine dans le Pentateuque. D'où l'intérêt hors pair de ce qu'il dit au sujet de la nouvelle alliance. Lisons-le d'abord :

 
31,31 Voici venir des jours — oracle du Seigneur,
où je conclurai avec la maison d'Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle ;
32 Non pas comme l'alliance que j'avais conclue avec leurs pères,
quand je les pris par la main pour les faire sortir du pays d'Egypte,
celle qu'ils ont rompue — mon alliance,
bien que je fusse leur Maître — oracle du Seigneur.
33 Voici quelle sera l'alliance
que je conclurai avec la maison d'Israël après ces jours-là —
oracle du Seigneur :
Je mettrai ma Torah au-dedans d'eux, et je l'écrirai sur leur coeur.
Je serai leur Dieu
et ils seront mon peuple.
34 Ils n'auront plus à s'instruire l'un l'autre,
celui-ci son voisin, celui-là son frère,
en disant : « Connaissez le Seigneur ! »
Car tous me connaîtront,
des plus petits jusqu'aux plus grands — oracle du Seigneur
Car je pardonnerai leur faute
et je ne me souviendrai plus de leur péché.

Le premier élément de ce texte qui doit surprendre le lecteur chrétien est la désignation du partenaire humain de l'alliance, tant ancienne que nouvelle. Ce n'est pas l'humanité, comme nous nous y serions attendus, du moins pour l'alliance nouvelle. Ni l'individu singulier livré à sa liberté, comme le souhaiterait peut-être notre mentalité post-moderne. Le partenaire de Dieu dans l'« alliance » est le peuple Israël et lui seul, Israël entendu vraiment comme peuple. Quand nous lisons au début du texte que Dieu conclura une nouvelle alliance « avec la maison d'Israël et la maison de Juda », cette tournure nous paraît même particulariste. Mais, au temps de l'exil babylonien où ce texte fut rédigé, la chute des deux royaumes séparés (« maison » ici équivaut presque à « Etat ») était encore récente, et des écrits antérieurs avaient annoncé le rapatriement des deux groupes d'exilés. L'expression binaire « Israël et Juda » vient préciser que c'est avec la totalité du peuple élu que Dieu scellera l'alliance nouvelle. De fait, plus loin, n'est repris que le terme « Israël » au sens englobant : « Voici quelle sera l'alliance que je conclurai avec la maison d'Israël » (v. 33). Notons-le, car cela compte pour nous : cette promesse importante concerne uniquement Israël, le peuple de Dieu.
La suite du texte se construit sur des oppositions. D'un côté, l'alliance ancienne, celle du temps de la sortie d'Egypte, donc celle du Sinaï. De l'autre, l'alliance nouvelle « après ces jours-là ». Les prophéties antécédentes avaient déjà annoncé le retour des exilés et l'existence nouvelle qu'ils auraient dans leur ancien pays. Ici, le regard s'étend par-delà « ces jours », il atteint l'avenir le plus lointain, la fin des temps que les chrétiens diront advenue avec Jésus de Nazareth. Le contraste se poursuit. L'alliance ancienne a été brisée. Cela ne signifie pas qu'elle ne soit plus. Si quelqu'un a commis un adultère, son mariage n'est pas annulé pour autant. Il continue d'exister. Mais il est en crise, et l'issue dépend de ce que feront les deux partenaires. Celui qui a été lésé décide-t-il de reprendre sa parole ? Ou bien est-il prêt à recommencer avec son conjoint, à poursuivre la relation ? Autrement dit et en premier lieu, pardonne-t-il le tort qu'il a reçu ? Comment le Très-Haut, dont nous ne pouvons pénétrer le mystère, réagit-il à l'infidélité de son peuple ? Dit-il à Israël : « C'est fini »? Il le pourrait, lui qui est appelé ici même le « Seigneur ». A la fin du texte, nous ne l'entendons pas dire cela. Il pardonne la faute et ne pense plus au péché.  Face à la trahison de l'Alliance, il y a le pardon ; face à l'alliance rompue, l'alliance renouée. Est-ce bien cela ? Non, car un autre contraste apparaît.
Dieu, le Tout Autre, ne se limite pas à restaurer le pacte ancien. Il parle d'une alliance « nouvelle » — plus grande, autre, meilleure, car elle ne pourra jamais être rompue. Ce contraste est le plus décisif et le plus profond que présente le texte. Inclus d'emblée dans le qualificatif « nouvelle » donné à l'alliance, il est explicité non par des blocs d'énoncés qui s'opposent, mais dans une description d'où ressort clairement, pour qui connaît la Bible juive, ce qui, dans l'alliance à venir, est neuf et différent par-delà la permanence de l'ancien.
L'alliance nouvelle n'est pas, en effet, quelque chose de totalement autre que l'alliance scellée au Sinaï. Comment d'ailleurs pourrait-elle l'être, puisque Dieu s'est engagé dès le début et une fois pour toutes à l'égard de son peuple ? De fait, une partie de ce que le texte dit de la nouvelle alliance vaut tout autant de l'alliance conclue avec les pères au désert. Dieu avait alors déjà donné à Israël une Torah, une « Loi », je dirais plutôt : un projet de société, équitable et source de joie tant pour l'homme que pour Dieu. Israël était tenu à vivre selon cette Torah ; Dieu, de son côté, se liait pour toujours à ce peuple unique entre les peuples. Il devenait le Dieu d'Israël, et Israël, son peuple à lui. Cette relation mutuelle caractérisait la première alliance et constitue aussi la nouvelle. C'est l'aspect de continuité. Ce n'est pas encore la nouveauté. La nouveauté est, pour ainsi dire, enveloppée dans le texte. Dieu ne dit pas simplement qu'il donnera encore une fois la Torah à Israël. Il l'avait donnée au Sinai sur les tables de l'alliance. Moïse l'avait déployée en lois, et les prophètes n'avaient cessé de le faire après lui, prolongeant, dans une certaine mesure, son oeuvre. Le texte dit en revanche que Dieu donnera la Torah d'une manière tout autre. Il la donnera à Israël au-dedans de lui, c'est-à-dire au fond des coeurs. Au Sinaï, le Décalogue avait été écrit sur les tables de pierre, et les Israélites pouvaient apprendre les dix commandements en les comptant sur les doigts. Maintenant, Dieu écrit la Torah sur les tables de leur coeur. C'est cela qui est nouveau.
Les conséquences de cette nouveauté sont inouïes pour Israël, toujours soucieux d'apprendre la Loi. Israël a été et demeure jusqu'à présent un peuple qui étudie la Torah. Il lui faut l'étudier pour saisir comment il doit vivre. Davantage, il lui faut étudier la Torah afin de connaître Dieu. Comment, en effet, pourrait-on le connaître, sinon en apprenant quel est son projet pour le monde, ce qu'il désire pour nous et ce qu'il attend de nous ? Avez-vous remarqué que je viens de décrire une relation d'amour ? L'amour est, pour une grande part, connaissance. Mais une connaissance singulière. Je connais l'autre en vérité quand je parviens peu à peu à comprendre la manière dont lui me voit. L'alliance doit donc être transmise d'une génération à l'autre par l'enseignement. Chaque nouvelle génération (et chaque Israélite tout au long de sa vie) doit chercher à connaître Dieu toujours à nouveau et toujours plus profondément. Cela se réalise en s'instruisant mutuellement de la Torah et en s'assurant mutuellement de son contenu. Sans cela, Israël ne pourrait pas demeurer dans la relation privilégiée d'alliance avec Celui qui l'a fait sortir d'Egypte.
Selon l'annonce de Jérémie, il en ira tout autrement lors de l'alliance nouvelle : la Torah divine sera gravée dans le coeur de chacun. Chacun la connaîtra pleinement de l'intérieur de lui-même. Le système de l'apprentissage de la Torah, infiniment laborieux et jamais totalement efficace, deviendra alors superflu. C'est en cela que réside la nouveauté de l'alliance promise chez Jérémie par rapport à celle du Sinaï. Il ne s'agit pas d'une autre Torah ni de mettre en question l'élection d'Israël. Mais bien de quelque chose qui se lit seulement entre les lignes : cette alliance s'avère infrangible. La Loi est gravée au lieu où réside la liberté des hommes, dans leur coeur. Et là est gravée, du fait même, l'image infiniment aimable du Donateur. Il ne peut y avoir là que l'attrait du lien réciproque, car toute volonté de s'y soustraire a disparu. Il y a là enfin un mariage indissoluble et sa félicité. La nouvelle alliance ne devra jamais être renouée, la Torah divine ayant pénétré la liberté humaine. Dieu opérera cela à la fin des temps en faveur d'Israël, dit la promesse.
Vous saisissez maintenant quelle incroyable utopie contient ce texte. Par la transformation universelle des coeurs, il esquisse une société nouvelle où deviennent superflues les institutions qui régissent jusqu'à présent nos cités. Une vie sociale juste et fraternelle existera d'emblée. La société qui se profile ainsi résulte des libertés individuelles spontanément bien orientées. La pièce d'or pour l'obtenir est le coeur doué d'une liberté qui n'est plus tâtonnante ni sujette à l'erreur. Son avènement est donc suspendu au miracle d'un coeur transformé. Ce miracle, Dieu seul peut le faire. L'a-t-il fait ? Laissons cette interrogation en suspens. Je voudrais auparavant rappeler à quelle détresse fondamentale d'Israël, et aussi de l'humanité, répond la prophétie de Jr 31.
 

Le contexte théologique vétérotestamentaire


Un mot d'abord sur le prophète Jérémie. On ignore si le passage sur la nouvelle alliance est de sa main. Il est dû probablement à des disciples qui méditaient ses paroles et les ont consignées par écrit. Jérémie lui-même était profondément marqué par le malheur d'Israël. Sa personnalité est l'une des plus tourmentées de l'Ancien Testament, comme l'a montré Michel-Ange dans sa fresque de la Chapelle Sixtine. Il avait pour mission d'annoncer la chute de Juda et de Jérusalem, à savoir la fin d'une histoire du salut qui avait duré un demi-millénaire. On ne l'écouta pas. Il fut persécuté, torturé, et faillit mourir à cause de ce qu'il disait. Il fut ensuite témoin du désastre qu'il avait annoncé, puis emmené en Egypte par un groupe de fugitifs. Là, on perd sa trace. Qu'avait-il vu ? D'après son texte, il avait vu qu'Israël s'obstinait dans la désobéissance à la Torah divine et que tout espoir était perdu, les coeurs refusant de se convertir. Le prophète, dès lors, ne-pouvait prophétiser que la ruine.
Une question l'obsédait : pourquoi l'histoire d'amour entre Dieu et son peuple devait-elle se terminer ainsi ? La réponse s'est cristallisée pour lui dans le concept d'une liberté préférant le mal ou, selon l'image qu'il a employée, dans l'endurcissement du coeur. Le coeur humain est pour Jérémie un mystère presque aussi insondable que Dieu même. « Le coeur est tordu plus que tout, inguérissable ; qui pourrait le comprendre ?» (17,9). « Liberté » veut dire que l'on peut consentir à la Torah de Dieu. Mais quand l'homme s'y refuse, il altère son coeur. Et ce coeur, un jour ou l'autre, devient incapable de changer. Il ne peut plus se dégager du péché ni reconnaîtte Dieu : « Le péché de Juda est écrit avec un burin de feu ; avec une pointe de diamant, il est gravé sur la table de leur coeur » (17,1) 1. Pourquoi les hommes sont-ils si différents des animaux ? « La cigogne dans le ciel connaît sa saison ; la tourterelle, l'hirondelle et la grive observent le temps de leur retour. Mais mon peuple ne connaît pas l'ordre établi par le Seigneur » (8,7). Pourquoi la liberté humaine, supérieure à tout instinct animal, doitelle conduire le peuple à l'infidélité et à l'abîme ?
La vision surgit alors d'une Torah qui, par un acte divin incompréhensible et créateur, s'inscrit dans les coeurs à la place du péché de Juda. Elle ne doit plus être enseignée de l'extérieur et n'est donc plus exposée à un rejet. Quelle merveille serait-ce si Dieu, comme aux animaux, donnait aux hommes, au plus intime d'eux-mêmes (dans la liberté s'entend), de connaître et de vouloir ce qui est juste ! La création d'un coeur humain libre, et cependant marqué en profondeur par la Torah divine, mettrait fin à l'histoire désastreuse d'Israël, à la rupture continuelle de l'alliance par Juda. N'y a-t-il pas ici une contradiction interne ? Pourtant, c'est précisément cette nouveauté que le texte promet à Israël, en présentant l'alliance à venir comme une création nouvelle par Dieu à la fin des temps en faveur de son peuple. Seule une telle alliance, par nature, ne pourra sans cesse être rompue.
Cette vision de l'histoire, si pessimiste dans son analyse de la réalité humaine et si optimiste par son espérance du don eschatologique de Dieu, est l'une des formes que prend dans l'Ancien Testament la doctrine de la justification. Celle-ci est, en réalité, au centre de toute théologie. Elle a longtemps divisé les Eglises chrétiennes et a encore été fort débattue ces derniers temps : une déclaration commune avec l'Eglise catholique vient d'être acceptée par la Fédération luthérienne mondiale. Que l'homme soit incapable par ses seules forces de se présenter comme juste devant Dieu, que, livré à lui-même, il échoue malgré ses efforts et que Dieu, par son pardon et sa grâce, ait le pouvoir de susciter en lui un amour nouveau, tout cela est exprimé dans la prophétie de la nouvelle alliance, qui se réalisera lorsque la Torah aura été inscrite dans les coeurs.
L'Ancien Testament est marqué de bout en bout par la certitude de la justification divine — je le dis à l'encontre de tout ce qu'on affirme si souvent au sujet du prétendu légalisme de la pensée juive. Le noyau des écrits vétérotestamentaires, le Pentateuque, dont le contenu principal est la grande loi du Sinaï, se présente, à y regarder de près, comme une doctrine de la justification. Dieu conclut au Sinaï l'alliance avec Israël. Moïse est encore sur la montagne, et déjà le peuple se détourne de son Dieu, il danse autour d'un veau d'or. Moïse intercède, Dieu pardonne et renoue l'alliance (Ex 32 à 34). Dès la descente de la montagne, le peuple infidèle à l'alliance en est partenaire par pure grâce.
La pérégrination au désert est une histoire remplie de murmures et de révoltes, et à la fois de secours et de prodiges venant de Dieu. Quand Israël atteint enfin le bord du Jourdain et se trouve au seuil de la Terre promise, Moïse lui dit : « Ce n'est point en raison de ta justice ou de la droiture de ton coeur que tu entreras dans le pays et en prendras possession. Mais (...) c'est parce que le Seigneur veut tenir la parole qu'il a jurée à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob » (Dt 9,5). Comme le montre le contexte, ces paroles visent l'indocilité invétérée d'Israël à l'égard de la loi divine. Seule la fidélité de Dieu, expérimentée déjà par les patriarches, donne à cette histoire de continuer.
Il faut noter ceci : l'histoire qui va se poursuivre est vue comme une totalité par les écrivains de l'Ancien Testament. Le Livre de Jérémie, avec sa perspective, fait partie d'un grand choeur. Le Livre de Josué, qui suit immédiatement le Pentateuque et raconte l'entrée d'Israël en Canaan, ne fait qu'inaugurer une série d'écrits qui vont jusqu'au désastre de l'exil, au contexte duquel appartient aussi le Livre de Jérémie. Si l'on tient compte de cela, une donnée devient très significative : Moïse, la grande figure de la conclusion de l'alliance, n'a pasconduit Israël jusqu'à l'intérieur de la Terre promise.
Autre donnée qui prend sens : le Livre de Josué n'a pas été inclus dans le recueil fondamental des livres saints d'Israël, la Torah. Au fond, Israël a compris peu à peu — en tout cas lors de l'exil — que, malgré sept siècles de sédentarisation en Canaan, il n'était pas encore véritablement entré dans le pays promis. La pleine possession de la Promesse, en effet, ne consiste pas simplement en la possession d'un territoire, mais en l'existence d'une société qui y jouit du bonheur dérivant de la mise en oeuvre effective du projet de Dieu à son égard. Arrivé à la fin des cinq livres, le lecteur du Pentateuque saisit que l'histoire qui commence avec Josué n'est pas encore l'histoire véritable de l'alliance mais n'en est qu'une malfaçon.
Au cours des chapitres 4 et 30, le Deutéronome prévoit l'échec de l'histoire qui se déroulera en Canaan et sa fin dans le drame de l'exil. Mais, dès ici, Moïse contemple le moment, par-delà l'exil, où Israël sera à nouveau rassemblé et conduit à sa Terre, Dieu le disposant à vivre selon la Torah. Nous lisons, en Dt 30,6, la phrase suivante, où, par le tutoiement, Israël est interpellé en tant que peuple : « Le Seigneur ton Dieu te circoncira le coeur, à toi et à ta descendance, de sorte que tu aimes [ajoutons librement : "presque par nécessité de nature"] le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme. » Même si l'expression « nouvelle alliance » n'apparaît pas, cette annonce coïncide en substance avec celle de Jr 31.
L'Israël qui se tient au bord du Jourdain avec Moïse mourant devient tout à coup transparent. Il n'est pas seulement l'Israël de jadis. Il est aussi bien l'Israël de l'exil que, comme le pensent de nombreux juifs, l'Israël actuel. Même s'il y est retourné en partie et par intermittence, jamais Israël n'est réellement et pleinement entré dans son pays. Le système de l'office synagogal le montre à sa manière : seuls les cinq livres de Moïse sont retenus pour la première lecture et quand, en automne, on arrive au récit de la mort de Moïse, on ne continue pas avec le Livre de Josué, mais on recommence avec le récit de la création. Israël est encore au bord du Jourdain. Il n'est pas encore entré vraiment dans la Terre promise. L'alliance que Dieu n'a jamais révoquée à son peuple infidèle n'a pas encore produit la transformation des coeurs qui ferait d'elle une alliance nouvelle. La Torah doit toujours être enseignée, et Israël, année après année, doit encore recourir au Jour de l'Expiation.

Le coeur de Jésus, lieu de la nouvelle alliance


La foi chrétienne affirme que l'alliance nouvelle annoncée dans le Livre de Jérémie est entrée dans le monde avec Jésus. La partie chrétienne de nos Ecritures saintes est en effet appelée « Nouveau Testament », nom qui signifie « nouvelle alliance ». Si ce que j'ai essayé de dire jusqu'ici est vrai, cette formulation de l'identité chrétienne doit nous faire froid dans le dos. Pouvons-nous nous estimer chrétiens seulement si notre coeur a été transformé au point de tendre vers la Torah de Dieu en toute liberté et à la fois comme d'instinct, avec l'infaillibilité de la migration des cigognes ? La volonté de Dieu est-elle réellement inscrite au-dedans de nous ? N'avons-nous plus besoin d'être enseignés ni guidés ? N'y a-t-il rien dont nous devrions nous repentir ? Si quelqu'un pouvait dire que son coeur était transformé, notre société et notre monde le sont-ils ? Avons-nous atteint le bonheur ? Une autre question se pose : sommes-nous vraiment le peuple Israël destinataire de la Promesse ? Celle-ci nous a-t-elle jamais été faite ?
L'effarement nous saisit. On ne peut s'y dérober en disant qu'il ne faut pas prendre la prophétie à la lettre, que son langage imagé viserait seulement la grâce intérieure invisible. Ni en disant que, tels quels, les mots et les images du texte prennent un autre sens pour nous, et que l'on ne devrait pas considérer la continuité avec l'Ancien Testament comme un critère absolu. Tout cela, ce sont des échappatoires. La parole de Jérémie sur la nouvelle alliance et sur la Torah dans le coeur est reliée à beaucoup d'autres promesses de salut dont le Nouveau Testament dit précisément qu'elles sont accomplies. Un exemple seulement : la promesse du don eschatologique de l'Esprit. Lorsque l'Esprit fut effectivement répandu le jour de Pentecôte, comme l'affirment les Actes des Apôtres, l'Eglise prit son départ. Lorsque les dons de l'Esprit ont continué de survenir dans les communautés chrétiennes, elle a continué d'exister au long des temps. Et lorsque l'Esprit est descendu sur des païens, la communauté primitive a découvert son droit de proclamer que les promesses de Dieu à Israël concernaient aussi les autres peuples. La promesse de la nouvelle alliance vaut donc. Selon la foi chrétienne, elle s'est réalisée depuis la venue de Jésus de Nazareth. Il doit par conséquent exister, depuis lors, un coeur où la Torah est si profondément gravée qu'en lui la plus haute liberté s'unit dans la joie à la volonté de Dieu.
Ce coeur existe. En l'homme Jésus, dans sa liberté qui est à la fois liberté divine, le Dieu d'Israël a suscité au milieu de son peuple, au terme d'une attente séculaire, un coeur fidèle à la Torah par nature. Le coeur de Jésus est la première et en même temps la parfaite réalisation de la nouvelle alliance. Pour le prouver, il suffit de lire les évangiles : Jésus n'enseignait pas comme les scribes, mais en homme qui avait autorité (Mt 7,29 ; Me 1,22). Il annonçait avec pleins pouvoirs une doctrine nouvelle. Quand on s'adressait à lui pour l'interroger sur des questions légales ou pour lui tendre un piège, il répondait souverainement. Quand on lui a cité la loi de Moïse autorisant la lettre de divorce, il a répliqué qu'il n'en allait pas ainsi à l'origine : cette loi avait été introduite en raison de la dureté de coeur d'Israël. Dans le Sermon sur la montagne, chez Matthieu, Jésus apparaît comme le nouveau Moïse qui ne supprime pas un seul « iota » de la Torah et, en même temps, interprète celle-ci à neuf, d'une manière radicale et dans une perspective eschatologique.
Et il y a surtout son style de vie. Jésus parcourait le pays, annonçant avec des mots simples ce qu'il expérimentait au fond de lui-même : « Le règne de Dieu est là. » Où ? En tout cas, dans le coeur de cet homme, où il n'y a pas la moindre contradiction avec la volonté de Dieu. A la présence de Jésus, tout devient différent. Les âmes se tournent vers lui, les corps aussi guérissent. Même le vent et les vagues lui sont soumis. La liberté qui s'unit totalement à la volonté de Dieu transforme le monde. Voilà enfin un coeur humain où la Torah divine est si profondément gravée que personne ne doit en instruire celui qui le possède. La parole de la nouvelle alliance s'est accomplie en Jésus. Elle n'est pas, il est vrai, accomplie au même moment dans tous les coeurs d'Israël. La nouvelle alliance qui vient de chez Dieu est présente en Israël par Jésus, mais elle n'est effective qu'en un seul coeur. Celui-ci doit devenir une source à laquelle les enfants d'Abraham et tous les hommes pourront boire librement l'eau vive de l'alliance définitive. Certes, cela n'est pas dit dans l'annonce de Jérémie. Le prophète envisage d'emblée la fin des temps plénière, quand Dieu sera tout en tous. Son texte ne contient aucune réflexion sur la manière dont Dieu procédera pour réaliser la nouvelle alliance. Il n'explicite pas ce qui s'est avéré : Dieu orchestrerait le moment de sa plus immédiate présence à Israël comme une extrême aventure de la liberté humaine.
Dès lors, la réponse n'allait pas être nécessairement un accueil universel. La possibilité subsistait que, provenant des profondeurs démoniaques, un suprême refus fût opposé à l'offre suprême de Dieu. Tous les refus opposés aux offres de Dieu, durant l'histoire de l'humanité, se sont condensés dans un « non » ultime opposé à l'excès de l'amour divin. Le coeur infiniment précieux de Jésus fut transpercé par une lance. C'est ainsi transpercé que Dieu l'a ravi dans sa gloire. Ce coeur bat maintenant pour nous et avec nous, et il nous donne d'avoir part à l'alliance nouvelle.
Le coeur de Jésus demeure la réalisation ineffaçable de la nouvelle alliance. Il n'y en a pas d'autre. Jésus est le seul homme que personne ne doive instruire de la Torah ni exhorter en disant : « Connais le Seigneur !» Il le connaît déjà, au sens le plus profond du terme. Certes, l'expression « lui seul » marque une limite, tandis que la promesse de Jérémie s'adressait à toute la maison d'Israël. Deux mille ans après, nous devons pourtant constater que la partie de cette promesse où il est dit : « Tous me connaîtront, des plus petits jusqu'aux plus grands », n'est pas réalisée. En ce sens, la prophétie de la nouvelle alliance n'est pas encore accomplie.
Jadis, on disait tout naturellement que le rapport entre Ancien et Nouveau Testament était celui entre promesse et accomplissement. Mais cette affirmation faisait fi de l'existence, durant notre ère, des croyants de religion juive, qu'il ne faut évidemment pas assimiler aux responsables historiques de la mort de Jésus. Ces croyants vivent dans l'horizon des promesses prophétiques et l'attente de leur accomplissement. Ils estiment que ni Israël ni, a fortiori, le monde n'ont été jusqu'ici transformés au sens eschatologique du terme. Et ils ont raison : la parole de la nouvelle alliance ne s'est, de fait, pas encore accomplie en son.entier. D'autre part, nous, chrétiens, devons maintenir fermement que l'alliance nouvelle est déjà présente, du moins dans un seul coeur, et que nous y avons part par la foi en Jésus, malgré notre propre coeur de pierre : nous sommes, nous aussi, justifiés devant Dieu en Celui qui a été fidèle à la Torah jusqu'à la mort et jusqu'au coup de lance. Notre justification a lieu uniquement par la foi qui adhère au coeur de Jésus.
La divergence entre les deux positions constitue le point critique du dialogue entre juifs et chrétiens. Tout le reste, si important soit-il (en premier lieu, la confession de notre faute historique à l'égard des juifs) est, en comparaison, secondaire. Nous devons être à l'écoute et consentir quand les juifs nous rappellent qu'on ne voit pas encore en ce monde l'accomplissement de la promesse de la nouvelle alliance. De notre côté, nous devons dire aux juifs que, cependant, à un moment donné de l'histoire, a battu au milieu d'eux un coeur où la Torah est gravée et qu'il nous est donné de vivre par lui, même si la lutte entre la lumière et les ténèbres demeure encore dramatique. Ce témoignage réciproque est capital, parce que nous, chrétiens, ne devons jamais oublier que le seul coeur dans lequel s'est réalisée l'alliance nouvelle, et dont nous vivons, est un coeur juif. De même, nous ne devons jamais oublier que la promesse de la ttansformation des coeurs s'adressait à l'origine aux descendants d'Abraham. Nous devons rencontrer les juifs avec le plus grand respect et amour, même s'ils ne peuvent pas croire en leur frère Jésus de Nazareth. Croyants issus des nations, nous ne sommes toujours que les hôtes des premiers appelés à faire partie de la maison de Dieu.

* * *

Encore une brève remarque, en guise de conclusion. Dans la forme qu'a prise chez Marguerite-Marie Alacoque la dévotion au Sacré Coeur, l'idée d'expiation tenait encore une grande place. Le désir d'expier était la réaction de sa foi passionnée au non-accueil par. tant d'hommes de la merveille de la nouvelle alliance qu'est le coeur de Jésus. Mais que faire d'autre si l'on a compris ce que le coeur de Jésus signifie et que, cependant, deux millénaires sont passés sans que soit réellement advenue, selon la promesse, l'heure ultime de l'histoire ? Si l'on admet la perspective que j'ai proposée, la dévotion au coeur de Jésus pourrait recevoir des saintes Ecritures un tout nouvel éclat.


1. A cette parole, comme à d'autres de Jérémie, l'annonce de l'alliance nouvelle opposera un démenti