Dans l'ouvrage lumineux qu'elle a consacré à la poésie d'Anne Perrier, Jeanne-Marie Baude précise sa façon d'interpréter la poésie contemporaine. Il s'agit de partir de la « sensation de bonheur offerte par le poème » et de « la garder dans la paume assez longtemps pour s'en imprégner » à la manière d'une imprévisible rosée. C'est une question de « fidélité à l'impression première (1) pour une lecture qui ne prétend pas « détenir la clé » des textes qu'elle commente.
Que signifie cette « fidélité à l'impression première », n'y aurait-il pas là quelque naïveté, un désir complaisant à ne suivre qu'une vague intuition sentimentale au détriment d'une foi solide et d'une raison bien gouvernée ? Cette question reflète l'habituelle ironie que s'attire le goût de la poésie.
Elle constituerait un monde utopique, une évasion dans un intérieur qui fuit la confrontation au réel et une présence responsable au fil rouge de la vie quotidienne. Or, « l'impression première » qui donne naissance au poème en s'offrant en partage au lecteur pour la lui prolonger, cette impression première est inséparable de la simplicité.
Il n'y a pas d'attention à la vérité du présent sans le consentement à une constante simplicité. Cette dernière est le synonyme d'une veille perpétuelle, d'une garde du cœur familière « des grandes profondeurs » (2). Elle appelle à se dépouiller de tout esprit de possession et à voir l'extraordinaire richesse d'expression du moindre fragment de réel. Une telle attitude permet de discerner en chaque être et en chaque instant la surabondance de sens à laquelle Dieu les destine ; si elle renonce à vouloir tout dire, l'écriture poétique peut laisser émerger la noblesse et l'humilité de chaque chose et les réunir gracieusement en un seul acte de vie et de parole :

«Toute la vie quotidienne est là/Un visage sous les persiennes/ Qui se rabat/ Le doux soleil/S'en va mourir la tête en bas/Et le jour se débat/Comme une fine abeille/entre deux doigts. » (3)
 
Chaque chose affirme d'une façon chaque fois particulière son droit inaliénable à l'existence et l'écrivain peut recevoir le don de la patience pour faire place à la liberté de ce nécessaire avènement.
Cela ne signifie pas un retrait du monde, un quiétisme qui vivrait dans la perpétuelle dénégation du tragique. Dans Le livre d'Ophélie, Anne Perrier sait faire éprouver La mortelle contradiction/D'être et de n'être pas/Au monde (4) et la tentation de s'abandonner aux eaux de la mort et à une virginité fusionnelle avec le cosmos. Cependant, comme l'affirme Jeanne-Marie Baude, la profondeur du mythe d'Ophélie met en lumière la vérité de l'instant poétique qui sait « mourir en douce/sans avoir dit un mot de trop » (5). C'est ce creusement de la pauvreté qui ouvre à l'unification de soi.
Consentant pleinement au passage par le désert et la croix, l'écrivain remplit son « fichu d'étoiles » et la barbarie des temps historiques, aussi sombre soient-ils, ne peut plus occuper en lui la première place. La joie d'être miette (6) - la miette écrasée, réduite en poudre n'a plus besoin de crier -devient ainsi une affirmation de la vie jusque dans la mort ; le consentement à sa propre disparition appelle au dépassement heureux de son propre moi ; il fait entrer dans un lieu libre et authentique où on peut « lire l'heure/à l'horloge immobile/de la perpétuelle enfance (7) »
 
  
C'est un lieu qui laisse entrer en soi tous les paysages de la Création et du récit des hommes ; c'est pourquoi nous pouvons nous émerveiller du dialogue que la poésie a pu instaurer entre Anne Perrier et Jeanne-Marie Baude. Toutes deux nous invitent à célébrer dès maintenant à la lumière du Christ la beauté et la profondeur d'une présence salutaire et neuve :
« Maintenant je le sais/Ce sont les mille pluies/les vents errants les brumes/Ce sont les bourrasques de larmes/Le feu le froid/Toute la houle des saisons/Qui font sur l'herbe du soleil/ La rose. » (8)
 
 
Claude Tuduri, sj
 


Jeanne-Marie BAUDE

Anne Perrier, Seghers, 2004
NB: Cet ouvrage contient, outre la critique de Jeanne-Marie Baude, une petite anthologie
de la poésie d'Anne Perrier.

Nous signalons aussi les ouvrages suivants écrits par Jeanne-Marie Baude :

Georges-Emmanuel Clancier. De la terre natale aux terres d'écriture, PUL, 2001
L'oeil de l'âme. Plaidoyer pour l'imagination. Bayard culture, 2009
Notes intimes de Marie Noël, Le Cerf, Paris, 2012
 
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(1)
In Anne Perrier par Jeanne-Marie Baude, Seghers, Paris, 2004, p.142
(2) Ibid, p.143
(3) Ibid p.101
(4) Ibid, p.62
(5) Ibid p.59
(6) Ibid p.112
(7) Ibid, p.123
(8) Ibid p.85