Si célèbre fût-elle, la résistance d'Henri de Lubac au nazisme et à l'antisémitisme, au cours des années tragiques de la Seconde Guerre mondiale, ne fut qu'un moment du combat spirituel dont témoigne une œuvre théologique d'une ampleur qui déborde notre siècle. Elle témoigne cependant de façon significative des exigences et des incidences sociopolitiques du discernement des esprits à l'échelle de l'histoire du monde, quand une conscience chrétienne ne renonce pas à opposer au totalitarisme de l'État la lumière du Christ et de la Bible vécue dans l'Église1.
Avec le recul du temps, l'histoire se stylise en images d'Épinal. La complexité des faits, la diversité des positions dans leurs multiples nuances s'estompent au point de donner l'illusion que le présent du passé d'alors contenait des évidences dont notre présent est tout à fait dépourvu. Les vrais historiens eux-mêmes ne sont jamais complètement prémunis contre cette illusion rétrospective, surtout quand les idéologies et les questions de doctrine sont en même temps l'objet et le sujet de leurs propos.
Vue de loin par des générations qui ne l'ont pas connue d'expérience, la situation de la France vaincue par l'Allemagne pourrait constituer un tout uniforme. En réalité, il n'en était rien. Toute autre était la France de la fin juin 1940, où se posait la question de la continuation ou de la cessation de la lutte contre un occupant dont la maîtrise n'était que partielle, et celle de novembre 1942, où se posait clairement la question de la « collaboration » ou de la « résistance ». On sait qu'un Emmanuel Mounier, par exemple, ne choisit pas tout de suite la résistance, à la différence d'un Raymond Aron ou d'un Gaston Fessard. De novembre 1942 à la Libération de Paris (août 1944), par ailleurs, bien des problèmes, de nature à chaque fois différente, se posèrent à la conscience française et, de manière plus particulière, aux catholiques et aux chrétiens en général : après le débarquement des alliés en Afrique du Nord (8 novembre 1942), la question de la collaboration active ou de la résistance active ; le problème du Service du travail obligatoire (STO) et de la « déportation » ; le problème du (il vaudrait mieux dire : des) maquis ; enfin, le problème du terrorisme.
Tous ces problèmes divisaient les Français, quelles que fussent par ailleurs leurs opinions et leur pratique religieuse. Le contexte de la défaite de 1940, les difficultés de plus en plus grandes à vivre et simplement à ne pas mourir de faim (en ville surtout), l'installation d'un régime de plus en plus policier et, par-dessus tout, à côté d'une censure jugulant l'information au point de la rendre presque impossible, une propagande extrêmement habile et intelligente rendaient plus difficile encore le discernement de ce que chacun avait à faire. À la situation française proprement dite, il fallait joindre non seulement celle des minorités persécutées par les nazis (à commencer par les Juifs), mais également celle des autres pays occupés, sans parler des alliés et de toutes les forces en présence, y compris spirituelles, tel le Saint-Siège, engagées dans un conflit aux dimensions véritablement mondiales.
L'action du Père de Lubac fut, dans ce contexte, celle d'un théologien catholique, rappelant, à temps et à contretemps, les positions les plus nettes, les plus fermes et les plus traditionnelles de l'Église hiérarchique concernant Israël, le Christ, la Bible, l'eucharistie, les limites du pouvoir temporel en matière de conscience, de morale et de foi. Il le fit constamment, dès les premiers mois suivant l'armistice de 1940, et surtout de manière multiple, intervenant, selon qu'il le pouvait, d'abord au grand jour dans le cadre de l'Institut catholique de Lyon et d'institutions tolérées un moment par l'occupant – tel le groupe d'Uriage, animé par Hubert Beuve-Méry (1902-1989), futur fondateur du journal Le Monde, ou les Chantiers de jeunesse, dirigés par le général Joseph de La Porte du Theil (1884-1976) – ou dans le cadre de publications encore autorisées, quoique censurées ; puis, à partir de novembre 1941 (premier numéro des Cahiers du témoignage chrétien2), de façon clandestine.
Là encore, il faudrait distinguer ce qui fut de l'ordre des publications et ce que l'on pourrait appeler celui des missions. Au premier rang de ces dernières, mentionnons la relation établie en août 1942 avec l'archevêque de Toulouse, Mgr Jules Saliège (1870-1956), pour protester publiquement contre les rafles de Juifs de l'été 1942. Quant aux publications, il s'agit au premier chef des Cahiers du témoignage catholique, appelés au dernier moment chrétien pour y inclure le témoignage concordant des Églises et des croyants de la Réforme.
La résistance spirituelle au nazisme d'Henri de Lubac, comme celle de ses confrères jésuites du Témoignage chrétien clandestin, ne fut inspirée, dans ses principes comme dans ses moyens, que par la foi et la vie chrétienne, même si elle eut des incidences temporelles (telle la sauvegarde de la vie des citoyens juifs en notre pays) et « politiques » (telle la dénonciation des lois françaises concernant les Juifs3). On ne saurait trop souligner leur volonté d'indépendance à l'égard de toute instance politique4. C'est pourquoi le surtitre du livre de Renée Bédarida retraçant l'histoire du Témoignage chrétien clandestin, Les armes de l'Esprit, dont la résonance paulinienne est indéniable, rend exactement compte de ce que furent les Cahiers fondés par Pierre Chaillet et soigneusement revus de bout en bout par Henri de Lubac. La dénonciation du nazisme et de l'antisémitisme à proprement parler démoniaque, qui faisait l'essence de celui-ci, était, aux yeux des principaux fondateurs et animateurs, un strict devoir inhérent à la foi chrétienne elle-même5.
Une telle résistance était justifiée par une connaissance exacte et approfondie de l'idéologie nazie et de celle de ses suppôts plus ou moins immédiats, ainsi que par ses conséquences pratiques dans toute l'Europe d'alors. Elle était fondée sur la connaissance de la doctrine chrétienne orthodoxe et de l'histoire de l'Église. Ce n'est pas un hasard si les théologiens du Témoignage chrétien clandestin n'étaient pas de tout jeunes hommes : Chaillet comme Montcheuil avaient entre 41 ans et 45 ans ; Lubac et Fessard, qui avaient fait au front la guerre de 1914-1918, entre 45 ans et 48 ans. Ils étaient, de plus, des intellectuels chevronnés, philosophes ou théologiens, ayant derrière eux une longue formation. Quand il publie son premier livre, Catholicisme, Henri de Lubac a déjà 42 ans passés. On est en 1938, à quelques mois de la déclaration de guerre. Le sous-titre de l'ouvrage vaut qu'on le souligne : Les aspects sociaux du dogme, autrement dit, non seulement de la théologie, mais de la foi chrétienne elle-même6. Ajoutons que l'un de ses premiers articles magistraux, paru en 1932, avait pour objet, fort débattu : « Le pouvoir de l'Église en matière temporelle ».
Il faut aller plus loin : jésuites, c'est dans les Exercices spirituels que leur conscience de croyants et de théologiens puisait le critère principal de leur témoignage chrétien. L'Église hiérarchique avait parlé haut et clair. Cela suffisait au simple regard du croyant, à plus forte raison du théologien et du prêtre de la Compagnie de Jésus qu'était chacun d'eux. Loin de se trouver cantonnée dans les règles dites quelquefois d'« orthodoxie » (« pour avoir le sens vrai que doit être le nôtre dans l'Église militante »), c'est au cœur même du dispositif le plus intime de l'élection ignatienne, qui constitue le centre des Exercices, que figure comme une condition sine qua non du discernement spirituel la dimension à la fois ecclésiale et sociale de celui-ci – cette dimension devant assurer, à la liberté personnelle s'exprimant publiquement, son orthodoxie autant que son orthopraxie. Dans le premier des quatre points concernant « les matières sur lesquelles on doit faire élection », « il faut, écrit saint Ignace, que toutes les matières sur lesquelles nous voulons faire élection soient en elles-mêmes indifférentes ou bonnes et qu'elles appartiennent au combat que mène notre sainte Mère l'Église hiérarchique, n'étant ni mauvaises, ni en opposition avec elle » (n° 170).
Sur le nazisme et l'antisémitisme, l'Église hiérarchique avait clairement et publiquement pris position, pour tous ceux en tout cas qui avaient bien voulu lire les textes du magistère de l'Église, en tenir compte et crier leur message, fût-ce dans le désert d'une opinion plus prompte à écouter d'autres voix. Un décret du Saint-Office du 21 mars 1928 était d'une netteté sans équivoque : « Le Siège apostolique, pouvait-on y lire, condamne de la façon la plus nette la haine contre le peuple qui était autrefois le peuple élu de Dieu, cette haine qu'on désigne aujourd'hui en général sous le nom d'antisémitisme. » Quant au nazisme, il avait été solennellement condamné par Pie XI le 14 mars 1937 dans l'encyclique, exceptionnellement rédigée d'abord en allemand, Mit brennender Sorge7, cinq jours avant l'encyclique Divini Redemptoris sur le communisme, sans oublier, moins de quinze jours plus tard, la lettre apostolique Nos es muy, « dans laquelle sont définis les principes moraux d'une juste subversion politique ».
Ce sont quelques-uns de ces textes du magistère de l'Église qu'Henri de Lubac cite déjà expressément dans une longue lettre à ses supérieurs jésuites, les Pères Joseph Dubouchet, Auguste Décisier et Norbert de Boynes, le vendredi 25 avril 1941, lettre dont le courage et la lucidité résument à elles seules, de manière prémonitoire, tout ce que furent le contenu et les enjeux du discernement chrétien des esprits dans l'actualité historique des années 1940-19448. Dans Le choix de Dieu, le cardinal Jean-Marie Lustiger a très précisément mis le doigt sur la pointe du discernement spirituel du Père de Lubac et de ceux qui animèrent le Témoignage chrétien clandestin : « En quelques mots, pour eux, la victoire du nazisme n'était pas seulement la victoire militaire des Allemands, c'était la victoire d'une idéologie perverse, d'une perversion fondamentale. » Cela voulait dire, par conséquent, « éliminer toute complicité dans la pensée, dans les jugements et dans la conduite avec le système de valeurs » qui pervertissait les chrétiens de France en leur enlevant leur âme9.
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Il est aisé aujourd'hui de dire qui, à cette époque particulièrement trouble de l'histoire, faisait réellement preuve d'un discernement vraiment spirituel. Ce serait cependant faire fi de ce qu'écrivait le Père de Lubac au terme du récit qu'il a donné de ces années tragiques que d'omettre la réalité des circonstances dans lesquelles s'exerça ce discernement :