Le rapport de l'homme à la nature a toujours fait partie intégrante de  la vie chrétienne. Les sacrements se célèbrent avec de la matière et par les symboles premiers de la vie ; la liturgie s'accorde au passage du temps selon le rythme des jours et des saisons Ainsi, la dimension symbolique des actes religieux doit être comprise dans son enracinement matériel Plus largement encore, la situation de l'homme dans l'univers fait partie de sa vie spirituelle, dans la mesure où elle ne saurait être séparée de la compréhension de soi, et donc de la place que l'humanité occupe dans l'univers. Que les modifications des connaissances scientifiques portant sur l'univers aient un retentissement sur sa manière de vivre, et donc sur sa foi, n'a nen d'étonnant.
 

Qu'est-ce que l'homme dans l'infini ?


Le psalmiste interroge Dieu « A voir le ciel, la lune et les étoiles, qu'est-ce que l'homme que tu en gardes mémoire ? » (8,4-5) Il nourrit la question de son expérience du monde qui, dans sa naïveté, correspond à l'expérience première que tout enfant a vécu. Le volume de son corps humain est insignifiant en comparaison avec les asttes, mais il est en situation de maître par rapport aux autres vivants • d'abord ceux qu'il a domestiqué « brebis et boeufs », ensuite les « bêtes sauvages » qui le craignent (v. 8-9) Le psaume témoigne d'un sentiment contrasté de précarité et de pouvoir, proche du récit de la Genèse disant que l'homme a été créé « à l'image de Dieu, comme sa ressemblance » (1,26), c'est-à-dire en position de « seigneur » tout en étant serviteur du seul Seigneur de l'univers, dont l'immensité de l'oeuvre atteste l'infinie grandeur et la toute-puissance.
La naissance de la science classique a porté le sentiment du contraste à des formes plus radicales. Dès le xvii' siècle, les instruments d'observation et de calcul ont déchiré l'image d'un monde clos pour placer la terre dans un monde infini. L'infiniment grand devint encore plus vaste grâce au télescope et l'infiniment petit par le microscope. Le sentiment qui en a résulté fut tout à la fois d'effroi et d'admiration, comme en témoigne le texte bien connu de Pascal, invitant l'homme à revenir à soi pour considérer « ce qu'il est au prix de ce qui est » et posant la question : « Qu'est-ce que l'homme dans l'infini ? » La question du psalmiste était ici reprise avec une acuité nouvelle, puisque le regard de l'homme allait bien plus loin dans l'infiniment grand et l'infiniment petit. Il ne se contentait pas du plaisir esthétique ressenti dans le vertige suscité par la perception de l'infini . il entendait faire revenir l'homme à sa propre intériorité.
Les progrès de la science, depuis, n'ont fait que confirmer ce sentiment pascalien. Se limiter à ce seul point de vue manquerait cependant un élément essentiel que le renouvellement des connaissances scientifiques permet aujourd'hui de développer. Ce que l'on peut appeler sans risque d'erreur la « révolution scientifique » du xx* siècle ne consiste pas seulement en un changement d'échelle, mais en une autre manière de voir l'univers grâce aux découvertes de l'astrophysique.
 

L'univers en expansion


Tout le monde sait que les observations effectuées grâce à une nouvelle génération de très grands télescopes ont permis de voir que l'univers n'est pas stable mais en expansion, puisque toutes les galaxies s'éloignent les unes des autres, et ce d'autant plus vite qu'elles sont plus éloignées. Un tel phénomène ne s'explique pas dans le cadre de la mécanique classique ; il ne peut être compris que dans celui de la théorie de la relativité générale construite par Einstein avant même que les observations n'en montrent la validité. Ceci a donné naissance à une vision de l'univers que l'on appelle « modèle standard » (ou, par dérision, « big-bang »), parce qu'il est la base des travaux scientifiques qui le perfectionnent.
La découverte que l'univers est en expansion mène à une explication de sa constitution physique. Il est d'expérience commune que, lorsque nous comprimons un gaz, il s'échauffe, comme le savent tous ceux qui ont utilisé une pompe pour gonfler les pneus de leur vélo ' Aussi, grâce aux connaissances de physique fondamentale portant sur l'intime de la matière et les hautes énergies, on sait que l'état physique antérieur de l'univers n'était pas l'état actuel. Inversement, le processus d'expansion de l'univers — que l'on peut se représenter comme une dilatation de l'espace — est corrélatif d'une transformation physique des éléments qui constituent l'univers matériel. Aux états primitifs de l'univers — très haute température et très forte densité — correspond un état de l'énergie qui s'est peu à peu transformé. Ainsi, l'état de l'univers est passé d'un état d'instabilité (vide quantique) à des éléments plus déterminés (quarks) qui ont eux-mêmes donné naissance à des particules (électrons, pro- ' tons . ), et celles-ci à des atomes de plus en plus riches, en commençant par l'hydrogène, à partir duquel se sont constitués tous les autres éléments (carbone, silicium, fer, etc.). Ces dernières transformations ont eu lieu dans le cours de la vie des étoiles que l'on peut comparer à des transformateurs — par fusion nucléaire — d'hydrogène en hélium, puis par réaction nucléaire dans les autres atomes. Leur connaissance en laboratoire permet de retracer avec certitude les processus selon lesquels les étoiles transforment l'énergie en matière de plus en plus élaborée ou complexe, au cours du passage d'une génération d'étoiles à une autre.
Selon la cosmologie actuelle, l'univers est compris quand on le situe dans une histoire, celle des transformations de l'énergie. Or cette histoire ne s'arrête pas aux éléments de la physique fondamentale, elle se poursuit. Les systèmes planétaires accompagnent les étoiles, et, sur le planète Terre qui jouit de conditions exceptionnelles, les atomes ont pu se regrouper en molécules encore plus complexes, qui ont pu constituer à leur tour des êtres plus riches pour atteindre le seuil de la vie. De cette vision de l'histoire universelle (cosmogénèse et biogénèse) résulte une nouvelle vision sur la place de l'homme dans l'univers, qui a des incidences pour sa vie spirituelle
 

L'homme, un être cosmique


Le corps humain est à l'évidence matériel, c'est-à-dire constitué d'atomes. Or ceux-ci ont été élaborés à la naissance, la vie et la mort des étoiles d'une génération antérieure à la naissance du système solaire Ainsi, en considérant le corps de l'homme, selon le nouveau regard que la science porte sur la réalité, on perçoit que l'homme est le fruit d'une histoire cosmique : il ne serait pas si une seule étape de la cosmogénèse avait manqué ou avait été autre.
L'homme n'est donc pas un étranger dans l'univers. Il hérite de son histoire. Tout ce qui le constitue en son corps a été élaboré et construit au cours des milliards d'années qui ont précédé l'humanité Ce processus s'est aussi prolongé lorsque les molécules qui servent de matériaux aux êtres vivants ont étéformées voici quelque trois milliards d'années. On sait mieux aujourd'hui en quel sens l'homme est un être cosmique. Il porte en lui le fruit de toute l'histoire cosmique. Certes, il ne s'agit que du corps humain matériellement pris, mais, selon une conception réaliste, le corps est la racine de la personne. Si l'on met en avant une conception de l'homme qui ne pose pas l'âme et le corps comme entités séparées — voire antagonistes —, alors la vision obtenue au xx* siècle par l'astrophysique donne à l'attitude du chrétien qui prie une dimension qui, pour n'être pas ignorée, n'était pas encore fondée. Quand l'homme se tourne vers son créateur pour le louer, il peut être considéré comme le porte-parole de l'univers. Et le croyant sait que, façonné par l'évolution cosmique, s'émerveillant du cosmos et du succès de la vie, il peut sans artifice leur prêter sa voix pour rendre grâce à leur auteur.
 

Une histoire cosmo-biologique


Un autre point apparaît en lien avec la nouvelle vision scientifique de la place de l'homme dans l'univers. Cette vision ne relève pas du fait objectif mais d'une interprétation. Ce n'est pas une violence faite à la science, car les faits scientifiques n'apparaissent qu'en réponse à une question posée par l'esprit humain qui porte en lui-même une certaine idée de ce qu'il observe et de l'objet de sa recherche. L'interprétation ne se réduit pas à la construction de théories scientifiques : elle peut être plus ambitieuse et porter sur la question de la fin et de l'origine. Un même donné est alors l'objet de regards différents sur la réalité. Là où l'analyse scientifique voit un fait aléatoire, un autre regard y lira une intention, sans que ces regards se contredisent.
Si le croyant ose parler d'une intention, c'est qu'il reconnaît dans l'histoire cosmo-biologique la mise en oeuvre d'un projet intelligent et d'une volonté dont la continuité et le succès attestent la réalité. Il est alors fécond de lire l'histoire universelle — ainsi déchiffrée grâce à l'astrophysique, la physique fondamentale et la biologie — comme la réalisation progressive de ce que l'on peut appeler le « projet créateur ». Dieu n'est plus, comme dans la métaphysique classique, solidaire d'une vision statique du monde, celui qui se serait contenté de donner l'impulsion originaire et aurait veillé à l'application correcte des lois de la nature, mais celui qui accompagne son oeuvre, la guidant continuellement et l'orientant pour que le meilleur advienne progressivement, selon l'enchaînement d'un ordre naturel qui suppose la continuité.
Si, selon l'humanisme, tout se mesure à l'homme, il ressort que cette conviction est fondée dans la nature. La place de l'homme est la clef de l'énigme posée par le passage de seuils irréversibles. Parce que ceux-ci ne sont pas infailliblement inscrits dans les conditions initiales, c'est la tension vers l'homme, et donc vers l'esprit, qui est la raison d'être de l'univers. Une telle conclusion n'entre pas dans le cadre de la science, mais elle en respeae la méthode et les conclusions, puisque toutes les découvertes du siècle, tant en cosmologie que dans les sciences de la terre et de la vie, y trouvent leur place. L'humanisme lié à la foi en Dieu n'est pas étranger à la vision donnée par la meilleure connaissance de la nature
 

La place du Christ dans le salut


En se situant maintenant au plan spécifiquement chrétien, il convient de remarquer que la nouvelle vision liée à l'astrophysique amène à mieux comprendre la place du Christ dans le salut. La liturgie chrétienne fait entendre dans la nuit de Noél le texte de la généalogie selon saint Matthieu, qui retrace l'enchaînement des générations depuis Abraham par David jusqu'à Marie et Joseph. Le Messie est présenté comme le fruit de l'arbre de Jessé, qui accomplit la promesse faite aux patriarches. N'est-il pas loisible d'étendre cette généalogie bien en deçà d'Abraham, et, en respectant les ordres des natures, de lire toute l'histoire cosmique comme une préparation de la naissance du Messie, Jésus, en qui la foi reconnaît Dieu fait homme ?
Dans les émergences progressives et successives — qui ont permis le passage de l'énergie quantique à la matière, des particules élémentaires aux atomes, des atomes aux molécules, des molécules aux cellules, des cellules aux organismes complexes, puis, sur l'arbre des mammifères, l'émergence de l'humanité, cet « animal rationnel » parlant et pensant —, la foi permet de voir la préparation de la venue dans la chair du Fils de Dieu, mystère de salut accompli à la résurrection. I.e mystère pascal n'est donc pas un instant fugitif perdu dans l'immensité de l'espace-temps ; il est l'acte qui manifeste que tout a un sens, un sens à la lumière duquel les textes cosmiques de saint Paul peuvent être relus et prendre un sens toujours plus riche — en particulier la confession de foi christologique reconnaissant que le Seigneur ressuscité est « l'image du Dieu invisible, premier-né de toute créature ; c'est en lui qu'ont été créées toutes choses dans les deux et sur la terre (...) ; tout a été créé par lui et pour lui » (Col 1,15-18).
 

La dimension spirituelle


Ainsi, les nouvelles connaissances scientifiques ont un retentissement dans la vie spirituelle du chrétien, qui peut dès lors reprendre avec ampleur l'émerveillement du psalmiste devant la grandeur et la beauté de l'oeuvre de Dieu. Il assume la situation paradoxale de l'homme pris dans les infinis qui le contiennent et l'ignorent, en découvrant sa vocation de porte-parole et de maître de toute la création. Les connaissances scientifiques permettent de mieux comprendre qu'il n'est pas seulement le fruit du hasard, mais qu'il est aimé de Dieu. L'amour de Dieu est prévenant, comme tout amour vrai, et déjà activement présent lors du premier matin du monde quand, selon le récit biblique, « Dieu sépara la lumière des ténèbres ». Ainsi, le commandement d'aimer qui résume la Loi et les prophètes n'est pas seulement une règle particulière à l'humanité et d'ordre moral ; elle est le secret de toute chose II y a en toute chose un désir de donner le meilleur et de porter un fruit qui demeure.
Il résulte de cette perspective universelle une intelligence renouvelée de la manière dont l'homme doit habiter le monde. Il ne saurait se comprendre comme un étranger, placé dans ce lieu comme en un décor qui lui serait indifférent. Il est chez lui sur une terre qui le porte comme le meilleur de son fruit. Sa dimension spirituelle justifie le travail, la peine prise à l'ouvrage, les investissements, les tâtonnements, les essais, les lenteurs comme les succès et les fulgurations dans la beauté et la joie de la création, ou le bonheur dans l'usage des biens que la Bible appelle « bénédiction ». Les deux chantent vraiment la gloire de Dieu, car l'homme qui en est solidaire par tout son être peut lui donner une voix, et ainsi le mener à sa perfection. La liturgie est cosmique La célébrer en toute vérité hâte la venue du Règne de Dieu.

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Pour finir, nous relèverons que cette dimension cosmique du salut est liée non seulement à la glorification du corps de Jésus Christ en qui toutes choses se récapitulent, mais aussi à l'action de l'Esprit Saint Dans la liturgie de Pentecôte, jadis en latin, l'introït portait ce texte qui me fascinait : « Spintus Domim replevtt orbem terrarum et hoc auod continet omnia scientiam habet vocis »que l'on traduisait dans le missel biblique, de façon un peu réductrice, par :
« L'Esprit du Seigneur remplit l'univers, et lui, qui maintient tout dans l'unité, il connaît toute parole. » Il me semble que la vision de l'univers plus riche et plus complexe d'aujourd'hui s'y retrouve. Il est tellement d'autres choses à connaître qui nous échappent encore , il est tant et tant de richesses non encore explidtées dans le réel ; il est tant et tant de nouveautés à venir ! Le rôle de l'Esprit créateur mentionné dès le premier verset de la Bible, Esprit donné en plénitude au Messie, ne cesse de porter maternellement la création tout entière qui, selon le mot de Paul, « gémit en travail d'enfantement » (Rm 8,22).