Pendant qu'il étudiait à Paris, le Père Ignace avait fort grand désir de gagner à notre Seigneur un certain docteur théologien des plus fameux de la Sorbonne ; et de fait il y avait déjà beaucoup et longuement travaillé, mais avec peu ou point de fruit, jusqu'à ce qu'il plut à Dieu de lui en donner le moyen que je m'en vais dire. Le Père, étant allé un jour avec un sien compagnon (lequel me l'a raconté depuis) pour le visiter en sa maison, le trouva dans sa salle jouant au billard, et le salua d'entrée fort humblement à sa façon. Le docteur lui rendant le salut : « Soyez le bienvenu, Maître Ignace, dit-il, c'est ce que j'attendais, vous ne pouviez arriver plus à propos pour jouer une partie avec moi, vous voici tout à point, sus, sus, jouons. » « Je n'entends rien à ce jeu. Monsieur, dit le Père Ignace, aussi ne suis-je pas venu ici pour cela. » « N'importe, répliqua le Théologien, nous ne jouerons que pour passe-temps, ni vous ni moi n'en serons plus pauvres, il n'y ira ni or, ni argent, ne doutez point, jouons seulement. » Le Père persiste en ses excuses, disant qu'il ne connaît rien du tout à ce jeu-là, et que jour de sa vie il n'y joua. « Vous l'apprendrez en jouant, fit le Docteur, toute chose a son commencement. Au reste, dites tout ce que vous voudrez, mais puisque je vous tiens ici, vous jouerez. » Comme le Père se vit pressé de si près, craignant d'entrer en disgrâce s'il contestait davantage, et perdre par conséquent l'occasion de faire ce qu'il prétendait : « Bien, Monsieur, fit-il, puisqu'il vous plaît que je joue avec vous, j'en suis content pour vous complaire, mais je veux que ce soit donc à bon escient, et à telle condition que celui qui perdra de nous deux fera entièrement la volonté de son compagnon et lui obéira en toute chose borine et honnête l'espace de trente jours. » « Je le veux bien, répond le Docteur, la convention me plaît. »
Cette condition ainsi accordée, ils se mettent à jouer : chose étrange ! Le Père Ignace qui n'avait jamais manié ni bille, ni billard, et n'entendait pas plus ce jeu que le haut allemand, réussit néanmoins toujours si bien qu'il ne fit jamais un mauvais coup, et au contraire, quelque industrie dont usât sa partie pour gagner, ne lui fut-il jamais possible de repartir une seule fois, si mal le jeu lui disait. Le compagnon du Père voyant ce Docteur tout étonné, lui dit en riant : « Savez-vous ce que c'est, Monsieur noue Maître, Dieu voyait bien que Maître Ignace n'était pas pour vous, c'est pourquoi il s'est mis de son côté pour lui faire gagner le jeu. » « Gagner, mais de quelle façon ! répliqua le Docteur, je vous jure, foi d'homme de bien, que je n'ai jamais trouvé main si assurée au jeu que la sienne. » Puis, se tournant vers le Père : « C'est fait, Maître Ignace, il n'y a que tenir, je suis à vous pour trente jours, faites de moi tout ce qu'il vous plaira. »
Le Père, les voyant si heureusement arrivé à ce que tant il désirait, commença à le disposer peu à peu si dextrement qu'en fin il lui persuada de donner congé pour quelque temps aux affaires de sa maison, afin de mieux entrer en soi-même, et se recueillir plus aisément par le moyen des exercices spirituels, en lesquels il l'entretint un mois entier ou environ, avec tant de fruit pour son âme que tous ceux qui l'avaient connu auparavant, le voyant depuis, ne le reconnaissaient plus et demeuraient tous ravis de voir en lui un si heureux changement de vie, et une si sainte et salutaire réformation de moeurs.


Tiré de La vie du Père Ignace de Loyola (traduction de 1599)