Les itinéraires mystiques nous fascinent et ne laissent pas notre curiosité en repos. Mais qu'en faire pour notre vie de croyants ? La lecture spirituelle est réputée nous servir d'aide pour approfondir notre relation à Dieu. Nous choisissons alors une « vie de saints » ou, dans un genre plus courant aujourd'hui, un « témoignage », récit dont nous attendons, au moins secrètement, que nous puissions progresser dans notre attachement à Dieu. Nous lisons alors dans l'espoir de recevoir un encouragement. Mais en quoi consiste précisément cet effet espéré de la lecture spirituelle ? En quel sens nous inspirer du témoignage des croyants qui nous ont précédés ? La question se pose avec acuité pour ces itinéraires dont la singularité paraît hors de portée de notre existence ordinaire et d'une foi peut-être encore trop tiède. Une lettre de Jean-Joseph Surin, écrivain mystique du XVII’ siècle, au sujet de sainte Thérèse d'Avila pourra éclairer le rapport que nous entretenons aux textes mystiques.
« A Monsieur Du Sault, conseiller au siège présidial de Guyenne.
Monsieur,
Il ne faut pas passer la fête de sainte Thérèse et son octave sans faire réflexion sur la grâce que le ciel nous présente dans l'exemple et dans les mérites d'une si grande sainte, pour qui j'estime que tous ceux qui se veulent donner à l'amour de notre Seigneur ne peuvent se dispenser d'avoir une dévotion particulière. Non, monsieur, il ne faut point souffrir que les foudres de la grâce et de l'amour divin dont cette âme séraphique fut consumée, passent devant nos yeux sans que nous en recevions quelque atteinte, chacun selon sa portée.
Quand une âme en est frappée, il se fait en elle un parfait embrasement après qu'elle a été détruite et anéantie en sa première forme. Cette grâce puissante qui ne porte avec soi que feu et qu'amour brûle et consume tout ce qu'elle trouve d'humain et d'imparfait, tout ce qui s'oppose à cet amour qu'elle mène avec elle, comme un conquérant, pour triompher des coeurs. Elle force les barrières et enfonce les portes de notre obstination qui sont nos habitudes et nos manières d'agir qu'on appelle propres parce qu'elles viennent de nous-mêmes et non pas de Dieu. Elle renverse les maximes contraires à la simplicité de l'Esprit de Dieu, les déterminations qui ont été formées par notre propre volonté et qui sont fondées en l'ancien usage que notre nature a de se satisfaire et d'agir à sa mode, à quoi nous sommes extrêmement attachés parce que c'est notre coutume et notre manière d'agir.
Cela étant renversé, le feu se prend à la dernière palissade dressée par notre amour propre. C’est cette activité qui nous est si naturelle et que nous faisons paraître en toutes choses. Quand la grâce l'a une fois arrachée et qu'elle est réduite en cendres, alors ce feu céleste est le maître et règne absolument dans l'âme. Il va de chambre en chambre, parcourant toutes les facultés. Il y consume tout ce qui leur reste de propres sentiments, de vues, d'affections, d'inclinations et d'instincts propres ; il abat toutes les résistances occultes et il change tout en l'uniformité de l'amour divin.
L'âme possédée de ce feu, pénétrée de cet amour, sent une tendresse et une ardeur extrême pour Dieu, avec une familiarité surprenante, et Dieu, de son côté, ne trouvant plus rien en elle qui la rende désagréable à ses yeux, il se plaît à demeurer chez elle et la gagne entièrement par ses largesses et par sa douceur. Il se donne lui-même à elle, n'ayant rien de meilleur à lui donner, et vient en qualité d'époux la réjouir et la caresser par ses consolations divines et par une intime application de sa bonté que l'âme sent en soi et qu'elle goûte pleinement, en vertu de ce feu sacré qui la brûle.
De plus, à la faveur de cette même flamme, elle voit toutes les créatures et tous les effets de la puissance divine d'un autre air qu'elle ne les voyait auparavant. Elle y découvre ce qu'elle n'y avait jamais aperçu, c'est-à-dire les rayons du premier Eue, des vestiges sensibles des perfections de Dieu, de sa bonté, de sa majesté, de sa force, de sa justice ; et tous les objets qui se présentent à elle de toutes parts lui donnent de nouvelles lumières pour connaître Dieu et une nouvelle ardeur pour l'aimer.
Il n'y a personne qui ne doive souhaiter cette amoureuse communication que Dieu désire avoir avec les âmes, puisqu'elle est un si excellent moyen pour le connaître et pour le servir purement et parfaitement.
Il faut concevoir ce désir à la vue de l'admirable Thérèse et nous efforcer à son imitation de parvenir à cet heureux état où nous rendions à Dieu un service parfait dans la pureté de son amour. Faisons pour cela toutes nos diligences. Purgeons notre coeur de tout ce qui est opposé à cette sainte flamme, de tout ce que nous trouvons en nous de sensuel et de terrestre, tenant pour certain que la moindre attache aux créatures, une simple oeillade d'estime que nous jetterons sur elles, le moindre goût que nous y prendrons comme en passant est capable d'empêcher la possession de ce bonheur.
Commençons donc par les choses les plus grossières. Etouffons en nous tous les mouvements qui refroidissent le coeur et le rendent moins capable de goûter Dieu. Travaillons ensuite à retrancher les empêchements les plus subtils et, sans nous amuser à les discerner, bannissons généralement de notre intérieur tout ce qui ne sert pas à nous unir plus étroitement à Dieu. Pour en venir à bout demandons-lui sans cesse la lumière et le secours de sa grâce. Ce que je vous écris ici, monsieur, c'est à tous ceux de votre famille que je le dis. Vous les en assurerez, s'il vous plaît » 1.
LIRE : ÊTRE INSTRUIT D'UNE EXPÉRIENCE
La lettre de Surin, adressée à Monsieur du Sault, parlementaire bordelais, ainsi qu'à toute sa famille, offre d'abord quelques points de doctrine spirituelle à considérer. La fête de sainte Thérèse fournit l'occasion de rappeler les moments fondamentaux de la vie de celui qui désire progresser dans la perfection chrétienne qu'incarne particulièrement « l'admirable Thérèse » 2. Surin invite son lecteur à « faire réflexion » sur les effets de la grâce dans l'âme de celui qui cherche à « connaître et servir » Dieu « purement et parfaitement ».
Raconter les étapes de la grâce divine
Surin présente la matière à considérer dans un récit à la chronologie rigoureuse. L'âme est d'abord « détruite et anéantie en sa première forme ». Puis un « parfait embrasement » brûle tout ce qui s'oppose à l'amour de Dieu, la volonté propre, puis l'amour propre, au point que s'établit en l'âme le règne absolu de Dieu. L'étape suivante est possession de l'âme par Dieu. Ces trois temps rythment le récit et ordonnent le déploiement des images : feu destructeur, feu céleste de l'union, feu illuminant d'amour. Véritable incendie allumé par « les foudres de la grâce et de l'amour divin », le texte s'embrase littéralement au jeu sur les sens du verbe « consumer ». Au sens premier correspond la première étape de destruction. Les images appellent alors une invasion de termes militaires : s'opposer, conquérant, triompher, forcer les barrières, enfoncer les portes, renverser, prendre la dernière palissade, résistances occultes. Suggérant la violence de l'amour divin, ces images dessinent également le lieu du combat. L'âme et le coeur sont un lieu clos, entouré de palissades et de barrières, métaphores de l'obstination, des habitudes et des manières propres. Le texte quitte ici son registre imagé pour énoncer sans détour les obstacles à l'Esprit de Dieu. Ce qui est « fondé en l'ancien usage que notre nature a de se satisfaire et d'agir à sa mode » n'appelle pas de métaphore, comme si le sens propre disait au mieux « les inclinations et les instincts propres », c'est-à-dire ce qui vient « de nous-mêmes et non pas de Dieu ».
Le jeu métaphorique sur le sens figuré de la puissance du feu apparaît à la seconde étape. Le feu est « ardeur extrême » pour Dieu, « feu sacré qui brûle » l'âme. Cette fois, les métaphores du combat cèdent la place à celles de l'amour. Familiarité de l'âme avec Dieu, demeure de Dieu dans l'âme, cet entrelacement au plus intime que connotent les verbes « réjouir », « caresser », fait comprendre la nature de l'étape précédente. Les palissades renversées, l'âme libre se réjouit. Pas de recherche de l'anéantissement pour lui-même ; l'âme existe en qualité d'épouse. Dans un ultime jeu sur le sens des mots, la « flamme » est alors retenue pour son pouvoir éclairant. L'illumination de l'âme est renouvellement de la vision. La troisième transformation est de l'ordre de la perception : « ... tous les objets qui se présentent à elle de toutes parts lui donnent de nouvelles lumières pour connaître Dieu et une nouvelle ardeur pour l'aimer. » L'union amoureuse instaure une nouveauté qui affecte la vision du monde. Pour Surin, l'ardeur mystique ne suspend pas son cours dans les délices de l'union. Elle renouvelle le rapport au monde parce que l'homme y découvre Dieu en toutes choses.
Instruire avec la tradition spirituelle
Le récit passe pour le genre le plus apte à communiquer une expérience. Cependant, n'emprunte-t-il pas trop ici aux étapes classiques des doctrines spirituelles ? En effet, les images s'organisent nettement selon les trois temps distincts que sont la purgation, l'illumination et l'union. L'exemple de Thérèse ne serait qu'illustration d'un enseignement si la lettre ne divergeait pas légèrement de cet ordre. L'union n'est plus posée comme terme de l'expérience spirituelle. Dès lors, la contemplation, selon Surin, reconduit à un ordinaire renouvelé par une capacité de la vision toujours appelée au mouvement. « Nouvelles lumières », « nouvelle ardeur pour l'aimer ». Surin sait dire l'essentiel : l'histoire d'une âme dans son union à Dieu reste inachevée. Le récit est maintenu ouvert : l'âme est saisie dans son chemin vers Dieu.
Surin peut alors confier à son lecteur le fruit de ce renouvellement en forme d'itinéraire : « découvrir » « des vestiges sensibles des perfections de Dieu ». Le texte de Y Ad amorem d'Ignace de Loyola se condense dans la lettre. Les « vestiges sensibles » indiquent la présence de Dieu dans sa création en « toutes les créatures ». La présence de Dieu est universelle L'union donne de voir Dieu dans toute la création. Parce que Dieu est présent en toutes les créatures, tout croyant — Monsieur Du Sault, sa famille — peut donc espérer le rencontrer intérieurement. Surin recompose les étapes de la vie spirituelle à cette fin.
Dans le jeu de leur nouvel agencement, elles disent le fondement théologique de l'expérience à laquelle il entend rendre sensible son lecteur : la présence de Dieu est universelle : en tous et pour tous. Sainte Thérèse tient alors un rôle de la plus grande importance. En lui empruntant le terme de « demeure », Surin inverse la géographie de l'âme qu'il a mise en scène dans la première étape du récit. De lieu clos et assiégé, l'âme se fait « demeure », accueillant en elle l'époux divin. D'extérieur, Dieu devient intérieur. « Amoureuse communication » de Dieu dans laquelle « il se donne lui-même à elle, n'ayant rien de meilleur à lui donner ». Dieu établit l'homme dans son commerce d'amour : la demeure intérieure évoque désormais, sous le mode poétique, l'immédiateté de l'expérience de Dieu.
Le récit dessine finalement en creux le travail du directeur spirituel formé à l'école d'Ignace. Sa tâche est de faire découvrir la présence de Dieu dans les « vestiges sensibles » qui atteignent l'âme arrachée à l'amour propre. La contemplation est le lieu depuis lequel s'éclaire le discernement en même temps qu'elle transforme le rapport du chrétien au sensible en le détachant de « vues, d'affections, d'inclinations et d'instincts propres ». Il revient alors au directeur d'exhorter son lecteur.
ECRIRE : COURIR LE RISQUE D'ÊTRE REÇU
La lettre invite la famille Du Sault à imiter l'exemple de sainte Thérèse, lettre-récit mais aussi lettre-discours. Maître dans l'art d'écrire, Surin met en oeuvre les moyens rhétoriques d'usage pour persuader son lecteur, pour lui prodiguer le meilleur conseil quant à la fin de la vie chrétienne. Dès lors, tout en instruisant Monsieur Du Sault des étapes de la vie spirituelle, l'exemple de la sainte frappe son imagination. Par le recours aux images et à leur charge affective, elle s'adresse à sa « volonté », entendue comme la faculté de se laisser affecter d'une part et de décider d'autre part.
Pour « faire réflexion », Surin compte sur la passion. Les images et les métaphores sont là pour éveiller la volonté à se décider. « L'admirable Thérèse » est un exemple à imiter. Le combat fait-il naître la crainte et haïr la volonté propre ? L'union, le désir amoureux ? L'exhortation en appelle alors au courage, à l'aptitude au combat, vertus de l'homme d'honneur. Comment ne pas penser à l'Appel du roi temporel des Exercices ? Après la crainte et le courage, l'émulation.
Faire naître l'émulation et non l'envie
La lettre ne courrait-elle pas alors le risque de faire naître l'envie en décrétant l'exemple de Thérèse hors de portée ? Non, si l'on reçoit la leçon théologique du récit : Dieu se donne lui-même à tous au plus intime dans une histoire toujours nouvelle. Nul doute que Surin se souvienne des meilleures leçons de la rhétorique aristotélicienne alors en usage. L'émulation est définie par Aristote comme un état où l'homme recherche un bien qu'il n'a pas mais dont l'obtention lui est possible :
« En effet si l'émulation est la peine que nous fait éprouver l'existence constatée de biens honorables dont l'acquisition pour nous est admissible, et obtenus par des gens dont la condition naturelle est semblable à la nôtre, peine causée non parce qu'un autre les obtient mais parce que nous ne les obtenons pas nous-mêmes (aussi l'émulation est-elle un sentiment honnête et se rencontre-t-elle chez des gens honnêtes, tandis que celui de l'envie est vil et particulier aux âmes viles ; car le premier s'applique, par émulation, à obtenir les biens qu'il recherche, et l'autre, par envie, à empêcher le prochain de les avoir), il résulte nécessairement de là que les personnes portées par l'émulation sont celles qui se jugent dignes de biens qu'elles n'ont pas » 3.
Retenons d'Aristote ce qui éclaire la fonction du modèle sur fond de ressemblance. Ou bien le modèle motive la recherche : le récit exemplaire fait voir ce que l'on n'a pas mais que l'on peut obtenir. Ou bien il exhibe un objet inaccessible, l'expérience mystique de Thérèse, voire Dieu lui-même. Surin s'est longtemps cru damné. Ecrire l'expérience mystique serait alors verser dans la logique infernale de l'envie, éveiller le désir d'un amour que l'on veut ne pas pouvoir se communiquer à d'autres.
La mystique, comme expérience et écriture, dévoile alors le combat que les hommes se livrent pour découvrir le fondement de leur ressemblance, Dieu lui-même, ressemblance cachée dans toutes les créatures, mais non soustraite à l'homme. La mystique s'en trouve renversée : l'homme découvre Dieu « de toutes parts », son regard ayant été transformé par l'union et la purgation. Dieu, présent dans toutes ses créatures, se communique à chacun au plus intime dans une histoire jamais achevée. Est mystique celui qui expérimente en lui la ressemblance cachée depuis l'origine.
Chacun selon sa portée
La lettre s'écrit indissociablement comme récit et exhortation, à l'instar d'une fable. A moi de tirer profit de son enseignement. Mais que nous révèle Surin de la manière de parler de la vie spirituelle ? Enseignement à transmettre, doctrine à diffuser ? Il écrivit certes sa Guide spirituelle. Le savoir a-t-il jamais converti ? Sa Correspondance révèle un mode qui honore davantage le défi de la vie du croyant. En bon auteur de son temps, Surin instruit en frappant l'imagination, afin d'éveiller la volonté pour mettre le lecteur dans la disposition de se décider personnellement. Mais que serait une spiritualité qui n'éveillerait que le rêve de délices ou brandirait seulement les renoncements auxquels consentir ? Solliciter l'imaginaire ne suffit pas, pas plus que ressasser des discours, même spirituels.
La lettre de Surin répond elle-même à la question que soulève le recours à l'imagination. Est-il possible d'espérer pareil itinéraire quand on n'est pas une sainte mystique mais « conseiller au siège présidial » ? Oui, car ce que dévoile en son contenu l'expérience mystique la plus singulière n'est rien que le plus universel de la Révélation chrétienne. Mais la correspondance de Surin l'écrit dans la chair du lecteur invité à faire réflexion à partir de l'« atteinte » dans son imaginaire et sa volonté que la rhétorique a précisément mis en mots. Dieu se donne lui-même aux hommes n'ayant rien de meilleur à nous donner. Pour Surin, la vérité de cet énoncé est affaire de réception, « chacun selon sa portée », dans l'itinéraire toujours particulier de nos existences. En cela, la correspondance diffère du traité. Le style de la lettre rejoint l'épaisseur existentielle de la Révélation qui s'éprouve et cherche à se communiquer comme expérience.
1. Lettre 483, 15 octobre 1662, Correspondance (éd. M. de Coteau, Desclée de Brouwer, 1966, pp 1423-1425). Né à Bordeaux le 9 février 1600, Jean-Joseph Surin est issu du monde parlementaire. Il entre au noviciat de la Compagnie de Jésus en 1 616 Dès 1624, des troubles inquiètent sa santé mentale Proche du Père Lallemant sous la conduite duquel il effectue son « troisième an » à Rouen, il devient prêtre et prédicateur des campagnes Envoyé à Loudun, cité protestante très agitée depuis 1 632 par des cas de possession touchant dix religieuses ursulines, Surin avec d'autres jésuites forment une mission d'exorcistes. Quand il quitte Loudun, Surin tombe dans une paralysie qui le tiendra de 1637 à 1654. Pendant les moments d'accalmie, il compose les Cantiques sptritueb, puis divers recueils poétiques, et enfin la Guide spirituelle en 1660. Il reprend peu à peu ses prédications, et une bonne part de son activité est consacrée à la direction spirituelle que ses lettres reflètent
2. Je cite entre guillemets les expressions de Surin chaque fois qu'il m'est possible.
3. Rhétorique (II,XI,1), Flammarion, 1 991 (je souligne).