Composé au XIVe siècle par un auteur anglais inconnu, The Cloud of Unknowing est un des joyaux de la mys­tique chrétienne (dernière traduction en 2004 par Alain Sainte-Marie, Cerf, 2004). En soixante-quinze brefs cha­pitres, il balise, pour les âmes avancées, le chemin de l’union à Dieu. Chemin d’« inconnaissance », dans la nuit des sens et de l’esprit, comme l’avait défini, au VIe siècle, Denys l’Aréopagite. Voie négative, voie apophatique, reconnue aussi par saint Thomas : nous pouvons savoir que Dieu est, mais non ce que Dieu est. Ce n’est donc pas la connais­sance qui porte l’âme vers Dieu, mais l’amour : un « aveugle élan d’amour », un « petit amour secret », une « inten­tion nue de la volonté ». Beaucoup plus qu’Augustin, que les Victorins ou que saint Thomas, mais comme Ruusbroec, son contemporain, comme aussi plus tard Jean de la Croix, l’auteur insiste sur le caractère non conceptuel, su­pra-rationnel, de cette expérience de Dieu. Celle-ci repose sur « la foi eni­vrée d’amour » et a pour objet le Dieu Amour, c’est-à-dire Un et Trine, révélé par « Jesu » ; amour « surnaturel », c’est-à-dire suscité par la grâce.
William Johnston, né en 1925, est un jésuite américain qui a passé une grande partie de sa vie au Japon et s’est beaucoup intéressé au bouddhisme zen. Il n’est donc pas étonnant que ce commentaire du Nuage, qui remonte à 1980, établisse plus d’un rapproche­ment passionnant avec cette forme de « mystique naturelle » qui fascine tant de nos contemporains. Mais l’auteur est aussi soucieux de souligner l’orthodoxie de cette doctrine, à la lumière de saint Thomas, du P. Garrigou-Lagrange et de Jacques Maritain notamment. Selon lui, il ne s’agit pas d’une voie réservée à des êtres d’exception. Il y voit une forme de « mystique ordinaire », efflorescence d’une « foi chrétienne portée à l’incan­descence ». Il arrive, en effet, que « le surnaturel soit ordinaire ». Mystique « naturelle » ? Oui, mais à condition d’être « portée par la grâce ». Dès lors, le Nuage, saint Thomas, Ruusbroec, le zen et Carl G. Jung peuvent s’entendre.
L’irénisme et l’intelligence de ce point de vue, partagés par beaucoup aujourd’hui, laissent cependant entières les questions anthropologiques de fond que soulève l’expérience mystique. Le modèle aristotélicien, mâtiné de néo-platonisme, appelle sans doute plus que des replâtrages.
L’ouvrage de Joan Nuth offre un remarquable aperçu sur les grands auteurs du siècle d’or de la mystique anglaise, en avance sur l’Espagne et la France : outre l’auteur du Nuage, Richard Rolle, Walter Hilton, Julienne de Norwich, Margerie Kempe. Après une mise en situation historique géné­rale, chaque auteur est présenté en une trentaine de pages. La clarté, la justesse et la précision sont au rendez-vous de cette initiation, à la fois pédagogique et théologiquement éclairée, dans la perspective de Karl Rahner. L’anthologie qui clôt l’ouvrage en une quarantaine de pages, est des plus suggestives.