Il est très difficile de définir la « mystique » en général, ce mot ayant eu tellement de sens différents au cours des siècles. Evoquer la « mystique affective » du Moyen Age, en outre, n'est pas sans danger, car aussitôt de nombreux lecteurs se remémorent les visions et aberrations de certaines femmes névrosées et hystériques. Pourtant, les témoignages d'une mystique affective abondent chez les cisterciennes et les béguines du XIHC siècle. Leurs textes sont d'une telle qualité psychologique, littéraire et religieuse, qu'il ne serait pas honnête de les reléguer dans les oubliettes de l'histoire
 

La mystique de Béatrice de Nazareth


La mystique affective du Moyen Age est-elle féminine ? Pendant de longues années, j'ai pensé pouvoir donner à cette question une réponse affirmative. J'étais fasciné par les textes en moyen-néerlandais de Béatrice de Nazareth (1200-1268) et d'Hadewijch d'Anvers (1200- 1260). Qu'on me permette de présenter quelques textes-témoins. Je commence par un texte de Béatrice, prieure cistercienne de Nazareth près de Lierre dans la province d'Anvers. Je le traduis et le subdivise d'une nouvelle manière :
 
« Parfois, il arrive que l'amour s'éveille doucement dans l'âme et se lève joyeusement, et qu'il se fasse sentir dans le coeur sans aucun concours d'une activité humaine. Le coeur est alors si tendrement touché par l'amour, si instamment attiré, si passionnément saisi, si fortement envahi et si aimablement embrassé que l'âme est tout entière vaincue par l'amour.
Elle sent alors que Dieu est très proche. Elle éprouve une nette clarté, une merveilleuse béatitude, une noble liberté, une ravissante douceur, un parfait enlacement par un amour puissant, une plénitude surabondante d'ineffables délices. Elle ressent alors que tous ses sens sont unifiés dans l'amour, que sa volonté est devenue amour, qu'elle est très profondément enfoncée et engloutie dans l'abîme de l'amour et qu'elle est tout entière devenue amour.
La beauté de l'amour l'a mangée ; la puissance de l'amour l'a dévorée ; la douceur de l'amour l'a fait défaillir ; la grandeur de l'amour l'a engloutie, la noblesse de l'amour l'a embrassée, la pureté de l'amour l'a ornée, la hauteur de l'amour l'a exaltée et l'a tellement unie à lui qu'elle lui appartient tout entière et qu'elle ne peut s'occuper que de lui.
Lorsqu'elle ressent cette béatitude surabondante et son coeur tellement rempli, son esprit s'abîme tout entier dans l'amour. Elle ne maîtrise plus son corps ; son coeur se liquéfie et toutes ses forces l'abandonnent. Elle est tellement vaincue par l'amour qu'elle peut à peine se tenir et que souvent elle perd le contrôle de ses membres et de ses sens » 1.

Dans les premier et troisième paragraphes, c'est l'amour qui est le sujet de quelques longues phrases, c'est lui qui mène le jeu sans concours d'une quelconque activité humaine. Le coeur humain est assujetti et vaincu par une force qui le dépasse infiniment. A ces moments-là, l'âme devient prière, plus qu'elle ne prie elle-même. L'activité inattendue et imprévue de l'amour la rend passive. D'où les nombreux verbes passifs, qui expriment précisément le caractère passif de l'expérience. Le rôle dirigeant et actif de l'amour est décrit de manière grandiose dans le troisième paragraphe. Notons que l'amour ne touche pas initialement l'intelligence ni la volonté, mais les sens plus obscurs du goût et du sentiment : « La beauté de l'amour l'a mangée ; la puissance de l'amour l'a dévorée ; la douceur de l'amour l'a fait défaillir. »
Demandons-nous maintenant pourquoi les premier et troisième paragraphes sont accompagnés des deuxième et quatrième textes. Signalons en premier lieu que ces textes ont un autre sujet, à savoir l'âme humaine. Le psychisme humain ne disparaît nullement sous la violence du conquérant divin. Mais il subit une transformation profonde. Ruusbroec l'Admirable parlera à cet égard de transformation ou plutôt de « super-formation » (overvorming). D'abord, toutes les facultés humaines, corporelles aussi bien que spirituelles, sont unifiées et ramenées à une nouvelle activité. L'aspiration fondamentale de l'âme ne recherche plus ni la possession du monde, ni la domination de ses proches, car l'âme se laisse totalement accaparer par l'amour divin. Même la volonté est devenue amour. Cet amour va maîtriser aussi les cinq sens corporels. Ils ne seront plus simplement des instruments de la force vitale ; ils seront spiritualisés comme antennes de l'esprit et éclaireurs de la charité effective. Les facultés ne cherchent plus à conquérir le monde, mais elles désirent servir autant que possible.
 

Hadewijch d'Anvers


Quant à Hadewijch, le choix d'un texte témoin est plus difficile, vu le nombre élevé de ses écrits. Surtout, les quarante-cinq poèmes spirituels sont d'une richesse affective sans pareille. Je me restreins à quelques strophes du poème 17 :
 
« Lorsque l'an se renouvelle,
tandis que montagne et vallée
demeurent obscures et sans grâce,
fleurit déjà le noisetier :
ainsi l'amour parmi les peines
ne cesse point de croître en vérité.

Que font au coeur la joie et le printemps,
qui volontiers se plût à l'amour,
s'il ne voit rien au monde
en quoi se fier et se reposer,
l'âme dont le Bien-Aimé n'entend point les paroles,
qui garde au fond de l'être sa faim inapaisée ?

Et quel bonheur eût-elle ici-bas,
celle qu'Amour tient emprisonnée,
alors qu'elle veut librement jouir
et libre courir en son immensité ?
Il est plus de chagrins, sachez-le, en amour
que de feux dans le ciel étoile.

Je tairai donc le nombre de mes peines
et mes fardeaux cruels ne seront point pesés :
il n'est chose qui les compense,
le vain souci de les compter !
Mais si faible que soit ma part d'épreuve,
je frémis d'exister.

(...)

Ah ! ce que je veux dire et que dès longtemps j'ai pensé,
Dieu l'a bien fait paraître aux nobles âmes,
auxquelles il a donné les tourments de l'amour
pour qu'elles puissent enfin savourer sa nature :
avant que le Tout s'unisse au Tout,
mainte amertume doit être goûtée.

L'amour vient et console, il s'en va et nous attene,
c'est noue douloureuse aventure
Mais comme on saisit le Tout avec le Tout,
ne le sauront jamais les étrangers » 2.

Dans ses poèmes, Hadewijch a transposé la poésie courtoise des troubadours et des trouvères en registres d'un amour parfaitement spirituel. Elle le fait avec tant de vigueur et de rigueur que sa psychologie affective et féminine prend le harnais des preux chevaliers qui ont choisi de tout sacrifier à la quête amoureuse.
Dans les strophes que nous venons de citer, on trouve de brusques passages de la tristesse à la joie, de la résignation à de nouvelles plaintes, de l'absence à la présence du Bien-aimé, des peines de l'amour à son immense liberté. En vérité, c'est la passion juvénile qui se comporte et s'exprime ainsi, jusqu'à ce que l'âme ait trouvé un nouvel équilibre jusqu'à ce que son ébriété soit devenue plus sobre. Les étrangers, dont il est question dans le dernier verset, sont les profanes qui n'ont pas part à la vie profonde et secrète de l'amour. Dans les écrits d'Hadewijch, le mot « étranger » est devenu un terme technique s'appliquant aux « bourgeois », aux âmes repues et rustres, qui refusent l'aventure de la quête amoureuse
Longtemps, j'ai pensé que Béatrice la cistercienne et Hadewijch la béguine ont été les premières interprètes dans l'Eglise occidentale de l'union affective avec Dieu. Vérité à première vue probable et normale Il semble évident que l'expérience de fortes affections est réservée aux femmes et que ce sont des femmes qui ont senti le besoin d'exprimer et de décrire leur profonde vie affective. Des recherches ultérieures m'ont obligé à revoir cet a priori juvénile. Je ne veux nullement dénier ni minimaliser la force expressive et le caractère personnel des écrits de Béatrice et d'Hadewijch. Leurs témoignages sont des sommets de la littérature mystique au Moyen Age Mais elles n'ont pas été les premières à découvrir l'importance de l'affectivité humaine pour la vie spirituelle. En d'autres mots, elles ne sont pas apparues comme des météores inattendus dans le ciel serein du XIII* siècle. Il y eut des précurseurs, et ces précurseurs étaient tous du genre masculin.
 

Bernard et Guillaume


Il faut donc nous intéresser aux grands auteurs cisterciens du xif siècle Restreignons-nous à Bernard de Clairvaux (1090-1153) et à son biographe Guillaume de Saint-Thierry (1075-1148). L'amour affectif ou la « minne », en effet, n'a pas été inventé par des femmes religieuses du xiii' siècle, mais à l'infirmerie de Clairvaux vers l'année 1128. Comment osons-nous affirmer cela avec une telle précision ? Grâce à quelques phrases de la Vie du bienheureux Bernard, écrite par Guillaume de Saint-Thierry au moment où Bernard était encore en vie. A son insu, bien entendu. On y trouve décrite une rencontre mémorable de deux abbés malades : Bernard, abbé de Clairvaux, et Guillaume, abbé de Saint-Thierry.
 
« Nous étions alités tous les deux, et nous avons parlé à longueur de journées de la vie spirituelle Ce fut à cette occasion que Bernard m'expliqua le Cantique, pour autant que ma maladie le permettait... Il expliquait tout, aimablement et sans retenue II me communiqua ses vues et ses expériences. A moi, tellement inexpérimenté, il essayait d'apprendre beaucoup de choses que seule en fait l'expérience peut nous apprendre » 3.

Cet entretien est un moment important dans l'histoire de la spiritualité occidentale On peut affirmer que Bernard et Guillaume ont été les premiers moines et les premiers chrétiens à s'être confié leurs expériences intérieures, à s'être avoué à quel degré toute leur vie était accaparée par l'amour de Dieu. Cet amour existait sans doute depuis le début de l'ère chrétienne, mais il ne s'exprimait pas en mots. Et si quelques grands auteurs l'ont évoqué à de rares occasions (par exemple, la vision d'Ostie dans les Confessions d'Augustin), c'était pour en décrire la nature dans des catégories abstraites et plutôt philosophiques. La note subjective et personnelle est absente dans les écrits patristiques. C'est la foi de l'Eglise qui est décrite et précisée, plutôt que l'expérience directe et personnelle
D'ailleurs, le livre préféré de tout le haut Moyen Age fut l'Apocalypse. Qu'on pense à la statuaire de l'art roman et de l'art gothique. Le dernier jugement y tient une place de choix. Par suite, tous les empereurs carolingiens se sont considérés comme des précurseurs du Christ-Pantocrator, des juges préfigurant le Christ qui viendra à la fin des temps juger les vivants et les morts. Or Bernard et Guillaume ont choisi un autre livre biblique pour y trouver les mots et les symboles de leur rencontre amoureuse avec Dieu : le Cantique des cantiques. Choix étonnant si l'on considère l'austérité de leur existence et leur conception rigoureuse de la vie monastique. On ne peut que s'étonner du fait que l'expérience personnelle de la présence divine se soit exprimée pour la première fois dans un ordre qui prêchait la stricte observance de la règle de saint Benoît, et surtout dans une infirmerie, grâce à la maladie de deux abbés liés par une amitié qui avait commencé vers 1118. La maladie leur a donné des loisirs et elle a adouci la rigueur de la règle Cette situation exceptionnelle n'est pas sans rappeler la rencontre de saint Benoît avec sa soeur Scholastique
Mais ne sommes-nous pas en train de gonfler un fait divers à des proportions inadmissibles ? Donnons des preuves irréfutables qu'il ne s'agit pas d'un petit fait, mais d'un tournant décisif dans la vie des deux abbés (et dans l'histoire de la spiritualité). Les années 1130 et 1131 ont jeté Bernard sur le devant de la scène européenne. Lors de la double élection papale, il est intervenu en faveur d'Innocent II au synode d'Etampes. Ensuite, il a dû accompagner ce pape à Rouen, à Liège, et finalement à Rome. Entre 1132 et 1133, Bernard écrit son traité programmatique qui porte le titre De l'amour de Dieu. A partir de 1135, il commence les Sermons sur le Cantique, série qu'il continue jusqu'à sa mort.
A juste titre, ces sermons sont considérés comme son chefd'oeuvre Le langage affectif de Bernard était si nouveau et si inattendu qu'il suscitait beaucoup de réserves dans sa communauté. Nous le savons grâce à la lecture attentive du sermon 50. De nombreux moines digéraient mal ce nouveau langage affectif qui se référait constamment aux images erotiques du Cantique. Comme dans beaucoup de communautés religieuses, il y avait à Clairvaux une grande méfiance à l'égard de la sensibilité humaine. Les compagnons robustes et réalistes de Bernard avaient choisi la vie cistercienne pour son ascèse et nullement pour y cultiver de beaux sentiments intimes. Ils attendaient de leur abbé un exposé clair sur le commandement de l'amour actif, et non des effusions poétiques sur l'amour affectif.
Bernard commence le sermon 50 par une déclaration apaisante : « La loi évangélique de l'amour concerne de fait l'amour effectif. Car qui peut aimer son prochain assez affectivement ? L'amour effectif nous est demandé pour acquérir des mérites. L'amour affectif nous sera donné plus tard comme récompense » 4. En d'autres mots : pendant cette vie, nous devons bien travailler et le bel amour affectif suivra au ciel. Pourtant, le saint abbé ne se contente pas d'une telle attitude active, d'un tel activisme. Il ne désire point que nos mains travaillent sans inspiration et que notre coeur demeure froid et insensible. C'est pourquoi il distingue trois espèces de sentiments : les sentiments naturels ou corporels, les sentiments raisonnables et les sentiments spirituels. Les sentiments naturels sont doux mais terrestres, terre-à-terre. Les sentiments rationnels sont forts mais froids et durs. Les sentiments spirituels trouvent leur origine dans l'expérience de la présence divine. Ces trois formes de vie affective se trouvent d'une certaine manière en chaque être humain. Mais seul l'Epoux de l'âme peut les ordonner.
Bernard discernait clairement deux tendances opposées dans sa communauté : les réalistes qui pratiquaient surtout la charité fraternelle aussi bien envers leurs frères qu'envers les pauvres, et les contemplatifs qui cherchaient surtout la présence divine et étaient plus attentifs à l'action de l'Esprit dans les âmes. Bernard comprenait fort bien les deux vocations. Il aspirait lui-même au repos contemplatif, mais était constamment mêlé aux problèmes séculiers hors de son monastère. C'est pourquoi il se considérait comme un homme partagé à multiples faces : « la chimère de son temps ».
Les quatre-vingt-six Sermons sur le Cantique sont autant de leçons sur la vie spirituelle. Bernard s'y manifeste comme un grand moraliste et un fin psychologue. Par contre, Guillaume a conçu son Commentaire sur le Cantique comme un journal spirituel. Bernard prêche l'amour ordonné ; Guillaume a écrit la première hymne à l'amour désordonné, un chant de l'amour ivre et extatique :
 
« L'épouse est introduite dans la maison du vin, dans la joie de son Epoux. Elle ne supporte ni mesure ni raison. Par l'abus du vin, elle perd tout sens d'ordre et elle vit l'ivresse d'une ferveur excessive (...) On propose à cette âme défaillante un remède adapté, mais elle n'écoute pas. On lit à son chevet les lois de l'amour, mais elle ne les saisit pas. A cette âme désordonnée, on montre l'ordre juste, mais elle ne s'en aperçoit pas. On lui impose d'aimer son Seigneur de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, et son prochain comme soi-même. Mais l'impétuosité de l'amour la domine entièrement » 5.

Guillaume ne connaît-il que les feux du premier amour ? Nullement. Mais l'ordonnance de l'amour n'est pas affaire de volonté ni d'ascèse. Cette ordonnance se réalisera par l'influence progressive du Bien-aimé, du divin Epoux de l'âme :
 
« Défaillante, elle manque à l'amour jusqu'à ce que le Roi ordonne en elle la charité et qu'elle se mette à vouloir ce que Dieu veut. Ivre d'abord, elle devient sobre. Languissante, elle devient pleine de santé ; fougueuse, elle devient ordonnée. Ivre elle court au sommeil. Languissante, elle cherche le lit fleuri ; fougueuse, elle court à l'étreinte. Et ainsi s'accomplit l'enivrante union de l'Epoux et de l'épouse » 6.

Guillaume réussit mieux à évoquer la jouissance de l'expérience directe. Il n'écrit pas un guide spirituel, mais témoigne d'une expérience directe. Ce qui ne signifie nullement qu'il se perd dans les méandres d'une certaine sentimentalité religieuse. Il est par contre très lucide quant au sens théologique d'une telle rencontre humano-divine Je cite encore le Commentaire sur le Cantique :
 
« Le petit lit, c'est la conscience au charme prenant (...) C'est qu'il est le théâtre d'une conjonction merveilleuse, d'une mutuelle fruition très suave, d'une joie incompréhensible, inimaginable pour ceux-là même en qui elle s'accomplit, entre Dieu et l'homme en marche vers Dieu, entre l'esprit créé tendu vers l'Incréé et l'Esprit incréé lui-même. Cette union n'est autre que l'unité du Père et du Fils, que leur baiser, leur étreinte, leur bonté et tout ce qui leur est commun à tous deux. Tout cela, c'est l'Esprit Saint, Dieu, Charité, à la fois donateur et don » 7.

Ruusbroec reprendra cette description à sa façon. « Là où l'entendement ne peut entrer, l'amour dit : "Moi, j'entre" »
 

Un tournant de l'histoire de la spiritualité


Nous venons de montrer comment la mystique affective a pris la parole pour la première fois à l'infirmerie de Clairvaux vers l'année 1128. Cette parole exprimait une expérience directe et passive de la présence divine. Elle se servait des mots et des images du Cantique des cantiques. Bernard et Guillaume ne sont pas les seuls témoins de cette nouvelle sensibilité religieuse. On peut citer d'autres auteurs cisterciens du XII* siècle : Guerric d'Igny, Aelred de Rievaulx, Isaac de l'Etoile Gilbert de Hoyland, Baudouin de Ford, sans parler de Hugues et Richard de Saint-Victor. Il s'agit d'une nuée d'auteurs masculins. Hildegarde de Bingen (1098-1179), contemporaine de saint Bernard, n'est pratiquement pas touchée par la nouvelle spiritualité amoureuse : elle est surtout visionnaire, et c'est à bon droit qu'on l'appelle « prophétesse teutonique ».
Au xin' siècle, les grands témoins de la mystique affective sont des femmes. Nous venons de présenter Béatrice de Nazareth et Hadewijch d'Anvers. Cette dernière est sans aucun doute la plus originale et la plus grande du point de vue littéraire (et cela, un demi-siècle avant Dante Alighieri). Il faut nommer aussi la béguine Mechtilde de Magdebourg et les soeurs bénédictines de Helfta (surtout Gertude la Grande), sans parler de Claire d'Assise, Angèle de Foligno et Marguerite Porete II y a là toute une nuée de saintes femmes mystiques qui n'ont pas écrit elles-mêmes, mais que nous connaissons grâce à leur Vita. Je pense notamment à Julienne du Mont-Cornillon, Lutgarde de Tongres ou Marie d'Oignies.
Si l'on considère saint François d'Assise (1182-1226) comme un survivant du XII* siècle, on ne trouve au siècle suivant que des femmes spirituelles, béguines ou moniales. Comment expliquer ce phénomène étonnant de l'histoire de la spiritualité ? Est-ce dû à l'engouement général pour la théologie scolastique qu'ont créé les jeunes universités, et ce uniquement dans l'univers masculin, puisque les femmes étaient exclues de ce type d'enseignement ? En 1250, l'abbé de Clairvaux, Etienne Lexington, fait construire à Paris le Collège Saint- Bernard qui allait héberger les jeunes cisterciens d'Europe capables de suivre les cours de la Sorbonne. Quelle revanche posthume pour Pierre Abélard, victime des attaques de saint Bernard ! C'était vraiment la fin de la spiritualité monastique et la séparation définitive entre la théologie scientifique et la vie spirituelle.
Les grands auteurs mystiques du xiV siècle (Eckhart, Tauler, Suso, Ruusbroec) ont été les directeurs providentiels des béguines et des moniales de leur temps. Leur spiritualité est grandement influencée par les expériences mystiques de leurs confidentes. Il est souvent difficile de discerner l'apport du directeur et celui de l'âme dirigée. Dans ce cas, le Saint-Esprit a bien brouillé les pistes...
 
* * *

La mystique affective est-elle porteuse d'un message pour les chercheurs de Dieu d'aujourd'hui ? Assurément, et ce message pourrait être double. Beaucoup de personnes religieuses considèrent leur rapport avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit comme un jardin secret fermé par plusieurs serrures. Ces gens vivent comme les spirituels du haut Moyen Age. Ils n'ont pas encore eu une expérience semblable à celle des deux abbés malades. Bien sûr, une telle rencontre ne s'improvise pas. Elle n'est pas affaire de volonté mais de grâce. Pourtant, il faut rester sur le qui-vive pour ne pas laisser échapper de tels moments de grâce. La mystique affective nous apprend à apprécier le don de l'amitié et à le cultiver comme un don de l'Esprit.
La mystique affective nous apprend aussi que l'Esprit divin touche l'être humain tout entier. Différentes méthodes de méditation tendent à présenter la recherche de Dieu comme un exercice rationnel et intellectuel. La mystique affective n'est pas anti-intellectuelle, mais elle nous dit que l'Esprit divin touche directement le coeur (le fond ou l'essence) de l'être humain. Tout le monde créé nous touche par l'intermédiaire de nos sens et de nos facultés supérieures. Seul Dieu peut toucher directement le fond de l'âme humaine qu'il illumine et console. Les facultés et les sens participent à la lumière de sa présence : on parle alors d'une intelligence illuminée et des cinq sens spirituels.
De nos jours, on accentue le caractère apophatique du mystère divin. La mystique affective nous dit que Dieu est lumière et qu'en lui il n'y a point de ténèbres (1 Jn 1,5). De fait l'affection mystique est un aspect important de la foi illuminée et non d'une foi enténébrée.



1. Sept manières de l'amour (quatrème manière)
2. Ecrits mystiques des béguines, Seuil, 1954, pp 85-87
3. PL 185, 259.
4. Sermons sur le Cantique (33-50), Cerf, coll « Sources chrétiennes », 2000, p. 349.
5. Exposé sur le Cantique des cantiques, Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 1962, pp. 259 et 263
6. Idem, p 277
7. Idem, pp. 221-223.