Les temps changeant, la nécessité et la joie de recourir les uns aux autres évoluent. C'est vrai pour chacun et juste aussi pour les relations intra-ecclésiales. Ce que nous souhaitons ici, par une lecture attentive du Récit du Pèlerin1, est d'exprimer quelques dominantes des collaborations engagées par Ignace, afin de nous faire aussi réfléchir. Comment Ignace, tel qu'il se dit dans le Récit, peut-il être inspirant pour penser ce que nous sommes les uns pour les autres ? Nous allons considérer trois aspects du texte : ce qu'il dit de l'intention, puis de la nature des relations qu'il expose et enfin ce qui se joue dans la façon dont il est transmis.
Le plus marquant, en étudiant le Récit, est le fait que tout concourt à la décision initiale. Il s'agit d'ordonner toute coopération à l'œuvre explicite d'aider les âmes. En réalité, dans ce texte lu sous cet angle, rien n'y échappe.
Aider les âmes commence très tôt puisque, dès la convalescence de sa blessure, à Loyola, sitôt après avoir mentionné la perception des motions intérieures qui l'habitent alors, Ignace échange avec des gens de la maison, appréciant ainsi la fécondité de sa nouvelle disposition par laquelle « il faisait du bien à leurs âmes » (R 11). Et cette attitude, de fait, se poursuit après son rétablissement, devenant une activité qui répond à des demandes quand, à Manrèse, « il s'occupait à aider quelques âmes, qui venaient le chercher, dans les choses spirituelles » (R 26). De ces temps de fondation de la forme de sa vie, le texte relate la fécondité qui est donnée au Pèlerin et la mentionne dans une phrase étonnante : « En la même ville de Manrèse, où il fut presque un an, après qu'il eut commencé à être consolé par Dieu et vu le fruit qu'il faisait dans les âmes en traitant avec elles, il abandonna ces excès qu'il faisait auparavant ; désormais, il se coupait les ongles et les cheveux » (R 29). Quand Ignace prend conscience de sa vocation, la conséquence s'exprime dans ces termes : « Désormais, il se coupait les ongles et les cheveux. » C'est inattendu mais parlant, car l'attention au corps est une articulation du texte et le changement de décision compte ici. En effet, la tension induite par la longueur des cheveux et des ongles, ces éléments du corps qui demeurent vraiment à disposition, prenait semble-t-il plus de place que nécessaire. La consolation donnée par Dieu ordonne le rapport aux éléments et aux attitudes du corps. Ici, la consolation réclame sa place : la préoccupation ascétique dans ses composantes corporelles, qui semblait un temps une bonne chose pour chercher Dieu, devient un obstacle et, désormais, ne vaut pas l'accueil de ce qui advient et qui, véritablement, importe.
Ainsi est expliquée la teneur de ce changement d'attitude mais la composition du Récit permet de considérer la nature de la vocation d'Ignace. Le paragraphe 29 présente alors un intérêt particulier pour nous. Il mentionne donc la conscience, nouvelle pour Ignace, de la fécondité des entretiens spirituels qu'il engage. C'est un premier point et nous venons de voir que cette prise de conscience prend le pas sur tout projet antérieur – militaire, séducteur ou d'exploit ascétique. Mais il y a autre chose que cette façon d'ordonner qui se dit par la place qu'occupe l'assurance de sa vocation propre dans le texte. Ce dernier relate, en cinq points, la façon dont Dieu l'a conduit – le Pèlerin en est assuré intérieurement – et comment il le fit par le passé : « En ce temps-là, Dieu se comportait avec lui de la même manière qu'un maître d'école se comporte avec un enfant : il l'enseignait » (R 27). Ces points mentionnent tout d'abord une intimité illuminatrice à la pensée de la Trinité, très chaleureuse et « avec tant de larmes et tant de sanglots qu'il ne pouvait dominer » (R 28). Puis ces paragraphes font mémoire d'une connaissance intérieure de l'œuvre créatrice de Dieu, connaissance advenue avec « une grande allégresse spirituelle » (R 29) et qui s'imprime dans l'âme du Pèlerin. Et vient alors le troisième point qui mentionne la présence de Dieu dans l'histoire car – le texte l'induit – cette présence de Dieu s'effectue par le fruit porté pour le bien des âmes, tout comme elle s'effectue par la présence du Corpus Domini dans le sacrement, qui est mentionnée dans la phrase suivante. Ainsi, la vocation d'Ignace relève-t-elle de l'avènement du Dieu présent dans l'histoire des personnes qui en sont aidées.
En définitive, la collaboration avec autrui, quand elle prendra forme (et dans toutes ses formes), repose sur le temps initiatique où ses yeux s'ouvrirent, un peu, sur la diversité des esprits, à Loyola (comme le Récit le souligne encore en finale ; R 99). Ce qui est visé – aider les âmes, donc – n'est pas modifiable, c'est une élection stable, pour lui comme pour ses collaborateurs. Il cherche cela, qui a permis qu'il ouvre les yeux : la perception intérieure de la communication immédiate de Dieu. Reconnaître le don de Dieu, il le constate, aide les âmes, c'est-à-dire travaille à ce qui rend réellement humain : chercher le royaume de Dieu dans l'histoire et vivre en y œuvrant. Il se dispose alors à aider ainsi et ordonne tout élément de sa vie à ce but. C'est donc dans ce cadre qu'il collabore et travaille progressivement à entendre la façon dont cette perception de la diversité des esprits permet un discernement régulier qui éclaire et conduit non seulement lui-même, mais aussi certaines des personnes qu'il rencontre.
Alors, et c'est remarquable durant la première moitié du Récit, si Ignace décide du but de toute collaboration, il en prend surtout les moyens : il se fait aider. S'il se fait aider, c'est qu'il a besoin d'aide pour ce qu'il cherche et même simplement pour vivre. Si l'on considère que le travail intérieur est la tâche nécessaire à sa vocation d'aider les âmes, avant toute collaboration à ce même but, on peut alors estimer que les demandes d'aide pour lui-même sont déjà des collaborations. Ignace ne cesse de se rappeler avoir bénéficié et demandé de l'aide à toutes sortes de personnes et l'avoir reçue, et toujours de façon bénéfique. Ignace cherche avec ferveur à qui faire confiance. Et il trouve.
Pourtant, en ce temps, il est surtout seul et le désire. C'est ainsi le cas lorsque, partant pour Barcelone dans l'intention d'embarquer pour Jérusalem, « bien que la possibilité s'offrît à lui de la compagnie de quelques-uns, il ne voulut aller que seul. L'unique chose pour lui était d'avoir Dieu seul pour refuge » (R 35). La même section du texte indique qu'il lui est alors donné de renoncer aussi à chercher anxieusement des personnes spirituelles pour l'aider.
Cette solitude est une étape, qui se poursuit jusqu'à ce que des compagnons aient reçu eux-mêmes, de lui, les Exercices. La présence de ces compagnons n'advient pas, dans le Récit, autrement que par la mention d'une synergie progressive, avec des verbes au pluriel, occasionnellement en alternance avec le singulier : Ignace n'est plus seul. Au demeurant, Ignace se les agrège en faisant pour eux ce qu'ils seront appelés à faire pour les autres, c'est-à-dire aider les âmes. Test immédiat de fécondité. En somme, le Récit raconte la façon dont les obstacles à la collaboration sont levés et toujours de la même façon pour le Pèlerin : en résistant à son manque de confiance devant la vie et en abandonnant la peur quand elle l'habite.
Reste cette collaboration qui produit le texte même du Récit. Cette relecture qu'Ignace fait de sa vie en 1553, après l'avoir longtemps promise et souvent repoussée pour cause de surcharge, prend forme écrite par les soins de Louis Gonçalves da Camara. Loin d'une autobiographie hagiographique, livrer sa perception intérieure des faits revenait, pour Ignace, à laisser écrire la façon dont Dieu l'a conduit et instruit. Non d'abord sa vie, mais surtout qui est Dieu. Mais, alors que le texte mentionne son goût pour l'écriture, y compris au sens graphique, Camara s'interpose. Pourquoi procéder ainsi ?
Il s'agit tout d'abord, bien sûr, de coopérer pour alléger la tâche si souvent reportée. Comme pour tout un chacun, partager la tâche ou la porter à plusieurs permet de la supporter et ainsi de mieux l'accomplir. Cela permet aussi, au besoin, de l'amplifier et de l'étendre.
Il s'agit aussi, très certainement, de collaborer pour se tenir au travail par la volonté d'autrui, ajoutée à la sienne. Sur ce point, d'autres éléments montrent la sensibilité d'Ignace à la collaboration (en particulier lors de ses études à Paris). L'astreinte permet l'encouragement mutuel et la vue cumulée et croisée sur les mêmes éléments.
Surtout, ce travail d'équipe avec Camara qui élabore le texte du récit oral crée un effet de sas. On peut considérer une première surface de contact entre la mémoire que porte Ignace de l'œuvre de Dieu en lui (« Tout ce qui s'était passé dans son âme jusqu'à ce jour ») et la conscience de Camara qui l'écoute. Cette transmission est doublée par une seconde surface de contact, cette fois-ci entre la conscience de Camara qui élabore le texte et le lecteur qui en suit le récit. Cela se réalise de telle sorte qu'il n'y a pas de transmission directe des propos d'Ignace au lecteur.
Camara compose pour le lecteur ce qui lui est dit, faisant interface, ce qui permet de ne pas crisper la lecture dans une relation duelle (entre l'auteur et le lecteur, ici), mais de libérer le lien tout en le tissant. Personne ne peut plus, en effet, avoir un accès direct aux mots exacts qui disent son expérience. Car Ignace veut des collaborateurs qui n'aient pas l'intention de revivre la vie des saints mais des collaborateurs, plus nombreux et plus inventifs, qui nourrissent l'espérance de se recevoir du Père et de le percevoir.
En somme, si cela doit nous aussi nous aider, c'est bien en considérant que le centre tient au fait d'ordonner, qui est non seulement une indication mais une incitation à viser la même chose : aider les âmes à partir de l'expérience intérieure du travail de Dieu, dans le mouvement ecclésial commun du service du monde et du Royaume en lui.