Deux voies commandent les réflexions que nous proposons. L'une nous fut inspirée par Maurice Blanchot méditant sur la question littéraire et prenant le texte biblique à témoin. Plaidant pour le « retour à la lettre », à l'instar du philosophe qui plaide pour le « retour aux choses mêmes », Blanchot avertit le ledeur d'une tentation trop fréquente : interposer entre la parole biblique et celle du lecteur les transpositions symboliques qui tempèrent la rudesse et la nudité de la lettre : « Chaque fois que nous sommes gênés par une parole Uop forte, nous disons : c'est un symbole. Ce mur qu'est la Bible est ainsi devenu une tendre transparence où se colorent de mélancolie les petites fatigues de l'âme » 1.
L'enjeu est clair, et c'est l'objet de la seconde voie. Le rapport de Dieu à l'homme s'instaure à partir du moment où Dieu parle, révélant non pas tant un message qu'un soud : « Vais-je cacher à Abraham ce que je vais faire ?» — souci exprimé à l'aube du geste créateur sous la forme d'une interrogation pathétique adressée à l'homme : « Où estu ?» La création iconique rédame tout autant une image de l'homme qu'une image de Dieu, et c'est faute d'identifier ce « besoin » divin que la notion de création se fige dans l'image-objet, trace sensible d'un divin diffus ou diffusé comme secrète vitalité des phénomènes. Or Dieu parle, et, lorsqu'il parle, il « a besoin d'entendre sa propre parole — devenue ainsi réponse — répétée en l'homme où elle peut seulement s'affirmer et qui en devient responsable » 2. Si, du côté de Dieu, l'image ou la ressemblance valent comme révélation du mystère divin, c'est la temporalité du Christ obéissant qui nous en décèle le sens.
La création iconique : voilà bien une expression redoutable parce que facile, « esthétisante » à souhait, à moins qu'elle ne se recueille christologiquement, et ne définisse l'espace d'une liberté filiale à construire, sous la grâce d'adoption.
 

Le mystère du Verbe


Spontanément, on pense la création en terme de « fondation du monde ». Dieu est alors un principe transcendant qui pose autre chose face à lui. Une théologie de la création, pourtant, ne se fonde pas sur cette expérience cosmologique. Si le regard de l'homme est nativement instruit par l'ordre des choses, la notion de création n'advient à la pensée que dans une expérience seconde. Etroitement associée à la révélation du Nom divin, elle en épouse l'indicible figuration, et c'est d'abord ainsi qu'elle dédine son « origine » divine.
Révélation du Nom et création sont les deux faces d'un même mystère, dont la littérature néotestamentaire ne cesse de signifier le paradoxe. Ainsi, en Ep 1,3-4, l'adoption filiale fait droit au geste créateur tout en le libérant de son intelligence trop immédiatement cosmique. La « fondation du monde » est subordonnée à un mystérieux colloque divin où le « Père de notre Seigneur Jésus Christ » dévoile une intention créatrice, lisible pour nous sur le « visage » de son Christ : « Son énergie, sa force qui contient tout, il les a mises en oeuvre dans le Christ, lorsqu'il l'a réveillé des morts et fait asseoir à sa droite dans les deux» (1,19-20).
Une telle démonstration ne doit pourtant pas céder au confort interprétatif que suggère le concept si pauvre de « puissance ». Il faut lever l'équivoque métaphysique, sortir d'une conception qui situerait le « monde » ou la création face à Dieu. Plus la gloire divine (Kabôd YHWH) tend à l'épure dans un écart entre manifestation sensible et transcendance de la manifestation, plus son enfouissement dans la chair mortelle doit révéler, du côté de Dieu, les ressources qui lèvent l'apparente contradiction. Le voile n'est levé que dans le paradoxe de la manifestation trinitaire, le Je divin ne se posant plus face à l'homme mais esquissant sa propre figure dans une dramatique de l'image et de la ressemblance intérieure à l'acte d'exister divin, et définissant son essence. Le Fils, éternellement engendré, venant du Père, fait retour vers le Père, et instruit les hommes de leur origine filiale. Une création promise à la filialité, voilà ce qu'il faut penser, sans que l'on puisse se contenter de faire dériver le monde d'un principe qui lui est purement et simplement Uanscendant.
 

Vers la révélation trinitaire


Le monde n'est pas un pur vis-à-vis de Dieu. Lorsqu'il se décline en terme de « création », il définit sa place en Dieu surgissant d'un dialogue, d'un colloque intérieur à l'être de Dieu. Lorsque le théologien Irénée de Lyon, au nc siècle, nous dit que « Dieu a créé le monde avec ses deux mains, le Fils et l'Esprit » 3, il dit lumineusement, dans un langage tout anthropomorphique, que la création nous est donnée comme le « prolongement » spatial-figuratif, et personnel-filial de l'être divin. On pourrait croire alors que le monde est tout investi de divin, au point de s'identifier à lui. La tentation panthéiste fait précisément erreur sur le sens que l'on peut accorder à une création qui n'est pas dissociable d'une délibération intérieure à l'eue de Dieu. Le monde créé est posé dans une altérité homologue à celle qui revient aux deux mains qu'évoque Irénée et que sont, vis-à-vis du Père, le Fils et l'Esprit.
Origène, théologien du 111e siède, apporte des lumières supplémentaires : « Il semble qu'il n'y a pas eu de moment où Dieu n'ait pas été créateur, bienfaisant et provident (...) Dieu le Père a toujours été, il a toujours eu un Fils unique qui est appelé en même temps Sagesse (. ) Cette Sagesse est celle qui faisait toujours la joie de Dieu quand il eut achevé le monde, pour que nous comprenions par là que Dieu toujours se réjouit. Dans cette Sagesse donc, qui était toujours avec le Père, la création était toujours présente en tant que décrite et formée, et il n'y a jamais eu de moment où la préfiguration de ce qui allait être ne se trouvait pas dans la Sagesse » 4.
Si la création peut être qualifiée d'« iconique », ce n'est pas d'abord parce qu'elle porte sensiblement les traces « empiriques » du divin, même si cette tradition est largement attestée dans la littérature biblique, puis sera amplement reprise dans la tradition théologique, mais parce que l'activité humaine de déchiffrement par la parole ne pourra pas être séparée de l'histoire de la promesse, qu'on aurait tort d'identifier sans plus au don de la terre. Dès la révélation du Nom, en Ex 3,14, le don de la terre et la parole qui l'accompagne sont au service de l'invocation du Nom de Dieu. Le théologien Hans Urs von Balthasar parlera d'une « dialectique des indices sensibles » 5 qui empêche la figuration ; nous préférons dire : qui la tient en réserve, précisément parce qu'elle ne se départira jamais de l'ordre du monde sensible, non pas comme cosmos épiphanique, mais comme espace dans lequel la Parole puisse être entendue et crue. Ainsi, dans la littérature de Sagesse, l'« extériorité de Dieu » oscille entre les images les plus épurées et l'habitation la plus intime. La Sagesse, ouvrière des oeuvres de Dieu, est dite « souffle » de la puissance divine, « effusion » toute pure de sa gloire, « reflet » de la lumière éternelle, « miroir », « icône » de son excellence (Sg 7,25). C'est aussi la Tôrah qui se lie à la Sagesse et devient figure de l'inhabitation divine. Le texte du prophète Baruch ne laisse de susciter l'admiration : « Après cela, elle se fit voir sur la terre et elle vécut parmi les hommes. La Sagesse, c'est le Livre des commandements de Dieu, c'est la Loi qui existe pour toujours » (3,38).
L'avantage de ces procédés, c'est que la transcendance, non susceptible d'une définitive figuration, s'explicite tout de même, au point de parvenir à une certaine radicalisation du degré d'intimité, tout en demeurant infigurable. Pourquoi la persistance d'un tel paradoxe ?
 

Vaincre l'idole


Le pouvoir des signes révèle, dès l'aurore expressive de l'indicible Nom de Dieu, une impossible proportion, comme si Dieu ne pouvait se résoudre à l'idole, lieu de la présence pleine, sans dehors ni distance, sans le temps, si bien ajusté à l'essence de la révélation. Nous sommes certes déjà dans l'interprétation conceptuelle. L'essentiel est d'aboutir à cette affirmation capitale : « Jésus se tient sur le lieu même d'Adam (...) Il se trouve aux prises avec le réel, exposé à la mort et à l'échec, et il apparaît là suprêmement tenté (...) La dramatique que manifeste centralement le "nouvel Adam" est bien celle de l'Adam originaire que nous sommes » 6. En d'autres termes, la reconnaissance d'un monde comme don et création ne se décrète pas sur la base d'une connaissance ordonnée du réel, et, pour importante et légitime que soit cette voie, elle n'est pas, et c'est presque trivialité que de le rappeler, la source de la confession de foi qui lie le Nom du Père à son agir créateur. Il faudra passer par une médiation filiale qui pose un mystère d'engendrement se confondant avec un rapport de liberté entre Dieu et Dieu « précédant » toute création possible : « Il est l'icône du Dieu invisible (...) et il est lui, par-devant tout ; tout est maintenu en lui » (Col 1,15.17). Le vocabulaire de l'image signe ainsi sa subordination à la liberté spirituelle et personnelle plus qu'aux traces que laisserait l'empreinte divine de la Sagesse créatrice. Pourtant, cette tradition ne doit pas être méconnue, d'autant plus qu'en théologie chrétienne elle est d'inspiration trinitaire. L'empreinte divine est aussi bibliquement d'une autre nature.
On ne saurait méconnaître que, dans la littérature prophétique, les « jours des Baals » sont ces jours de la fixation idolâtre dans les éléments d'une création méconnue. La création ne se conçoit pas d'abord en termes d'espace, de cosmos, mais de parole et d'histoire ; cependant, jamais une parole nue, dépourvue d'images, dépourvue de chair : « Je lui ferai rendre compte des jours des Baals auxquels elle brûlait des offrandes (...) Eh bien, c'est moi qui vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son coeur. Et, de là-bas, je lui rendrai ses vignobles et je ferai de la vallée d'Akor une porte d'espérance, et là elle répondra comme au temps de sa jeunesse, au jour où elle monta du pays d'Egypte » (Os 2,15-25). Blanchot commente : « De même que les Hébreux n'avaient été en Egypte que des séjournants, refusant la tentation d'un monde fermé où ils auraient eu l'illusion de se libérer sur place, par un statut d'esclaves, de même qu'ils n'ont commencé d'exister qu'au désert, affranchis pour s'être mis en marche, dans une solitude où ils n'étaient plus seuls, de même il était nécessaire que, devenus possesseurs et demeurants, maures d'un riche espace, il y eût toujours parmi eux un reste qui ne possédât rien, qui fût le désert même, ce lieu sans lieu où seule l'Alliance peut être condue et où il faut toujours revenir comme à ce moment de nudité et d'arrachement qui est à l'origine de l'existence juste » 7.
 

Tout tient dans le Christ


Si l'expérience de la création dans les traditions probablement les plus anciennes de la mémoire d'Israël, c'est d'abord l'arrivée dans une terre (Dt 26,9), alors ce que le philosophe Martin Heidegger appelle l'expérience de l'Unheimlichkeit, de YUnzuhause (non-domidliation, « étrangéité »), pourrait trouver une lecture théologique des plus fécondes. Elle ne définit la création ni comme une portion du monde détachée d'un chaos environnant par une imitation rituelle de l'oeuvre primordiale des dieux, à l'instar des antiques cosmogonies, ni comme le milieu neutre et muet dans lequel s'échangeraient des paroles de reconnaissance mutuelle sans conflit. « La première limite de l'homme est d'être né après le monde » 8. La création définit d'abord l'ordre de la chair, l'ordre des corps, où dimension spirituelle et dimension sensible accèdent de manière concomitante à l'émergence d'une identité, que le concept nomme finitude et contingence. Or la terre donnée n'est pas une fin en soi ; l'assignation prophétique au déplacement, au passage, demeurera constante, polarisée par le thème apocalyptique de la nouvelle Création. Ni l'homme ni les éléments du monde ne jouissent d'une identité dose, comme si, dans la représentation biblique, la liberté devait décliner son essence dans des affirmations plus négatives que positives, toujours traversées par l'établissement de limites. Paradoxalement, leur fonction n'est pas de dôture mais d'ouverture.
La littérature paulinienne en porte la trace lorsqu'elle tresse dans une hymne complexe l'intrinsèque relation qui s'instaure entre création et salut (Col 1,15-20). Le Christ y est confessé « Premier-né de toute créature », et dans une redondance littéraire qui fonctionne telle une inclusion explicative, des versets 18b à 20, la question du commencement s'instaure à partir de la condition pascale de glorification du Fils. Il est « Premier-né d'entre les morts », et, à ce titre, il est le tout trouve en lui sa consistance Tout tient en lui. Ne peut-on pas discerner ici un prolongement néotestamentaire de l'affirmation d'Isaïe selon laquelle YHWH est le créateur de tout (kol) ? L'expression paulinienne, « en auto » (« en lui »), veut probablement signifier que le Fils est le principe caché de vie de toute la création, sans que l'affirmation ne s'affaisse dans une interprétation cosmologique de la médiation. Christ n'est point l'instrument que le Dieu transcendant s'adjoint, révélant ainsi qu'il répugne à tout contact avec une réalité qu'il crée cependant. Sa médiation s'exerce au gré d'une obéissance qui fut traduite dans l'histoire des hommes, et que la mémoire naissante de la communauté chrétienne s'autorisa à lire comme intérieure ou contemporaine aux oeuvres initiales de Dieu. Cette lecture bénéficiait d'appuis vétérotestamentaires solides.
Christ est « le commencement » comme « Premier-né d'entte les morts ». Le commencement, c'est l'affaire du Fils obéissant jusqu'à la mort, pôle de la rétention figurative. Quant à la propension inclusive, c'est ce que produit l'obéissance filiale, sa dilatation cosmique e't spirituelle. Elle atteint toutes choses, tous les êtres. Le fondement de la filiation est en Dieu même, il se confond avec l'engendrement paternel, et fructifie dans une liberté personnelle de consentement et de réception, le propre du Fils Icône du Père. C'est en Dieu qu'est fondé le temps des hommes.
 

La théologie contemporaine de la création


Dans un livre vigoureux et bref 9, le théologien Jean-Baptiste Metz énonça les principes d'une compréhension du monde dans la foi. Dans une approche qui s'apparente à la dialectique, le théologien livrait à la pensée un texte extrême, surdéterminant les tensions et les crises, à tel point que son argumentation était sans cesse prête à se rompre. Penseur d'une autonomie croissante du monde, Metz usa des ressources d'une théologie de l'enfouissement de Dieu en faisant jouer le paradoxe divin d'un effacement et d'un ensemencement de la réalité mondaine, à la fois libérée de Dieu et soutenue dans ses principes de croissance les plus intérieurs. Il s'agissait ainsi de penser le monde comme histoire, en lui accordant une autonomie dérivée, non pas tant d'un Premier Principe assumant la raison formelle de causalité, mais d'un Dieu dont l'activité créatrice ne pouvait être saisie qu'à partir d'une action continuellement recréatrice, comme si l'instant de la création était prédsément le point insaisissable, pour que nulle arrogance humaine ne puisse se prévaloir de l'origine : « Où étais-tu lorsque je fondais la terre ? » (Jb 38,4). Radicalisant le principe biblique de l'interdit figuratif, Metz pensa une dodrine de l'adoption du monde par une grâce intérieure n'exigeant nul déchiffrement, n'étant pas tant theôria que praxis, sans que le théologien lui-même ne renonce à l'explicitation christologique de ce principe de compréhension. Il devait, pour ce faire, réhabiliter les ressources de la tradition chrétienne dogmatique, et montrer avec vigueur que cette tradition dogmatique était bien plus que ce qu'en disaient et faisaient les partisans des christologies dites « libérales » et « romantiques ». Jésus n'est pas l'idéal de l'homme parfait, il incarne la gloire divine dans la singularité d'une existence et lie Dieu à l'histoire. Les propositions de la foi ne sont pas l'expression d'une consdence de soi métaphysique et immémoriale, qui n'a finalement rîen à attendre. Elles révèlent positivement un ade trinitaire de délibération et d'adoption, engageant la destinée présente et eschatologique de l'histoire.
Metz ouvrait, avec d'auties, la voie d'une théologie dite « narrative », réhabilitant la fonction critique et conceptuelle du récit. Mais le récit n'était pas tant une histoire sainte racontée du point de vue de Dieu que l'histoire des hommes faisant office de récit pour Dieu. Cette voie permit de lever le soupçon de mythologie qui pesait sur les textes, tout en montrant que la manifestation divine de Salut contrariait et réorientait la quête humaine de salut. Penser la création, c'est alors penser l'histoire en son dénouement, et accorder du même coup à cette histoire une lisibilité eschatologique.
 

L'homme et son histoire


L'homme est absent au moment de la création. L'origine insaisissable n'est pas sa négation, mais l'avenir qu'elle se donne, le temps qu'elle engendre pour que son secret puisse s'énoncer sans que l'homme s'y projette trop vite et en fasse le fondement d'une appartenance qui absolutiserait sa position dans l'être. La théologie contemporaine de la création voulait aussi briser le schème homogène d'un cosmos sorti des mains de Dieu, habitade ou réceptacle d'une créature admise dans un domaine où la présence de Dieu se signifiait dans les éléments du monde. « Il est donc impossible de dissocier le fait de création en le concevant comme "fait muet", et la parole d'alliance qui en dit le sens, et cela implique que la distance puisse être radicalement la condition d'une proximité » 10.
Lieu d'une mise à l'épreuve, la création est indissociable de la parole qui, trivialement, énonce les règles du jeu de l'habitation divine : « Tu n'auras pas d'auttes dieux face à moi. Tu ne te feras pas d'idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre » (Ex 20,4). L'homme est comme libéré, à l'aurore de la relation d'Alliance, du poids de construire luimême la médiation, de se hausser au-delà de lui-même en synthétisant laborieusement la somme des indices sensibles dont il dispose. En Ex 4,1-17, dans une scène admirable, Moïse se bat avec les signes que lui propose YHWH, aucun d'eux ne s'égalant à la mesure de la parole échangée entre lui et le Dieu des Pères. Pourquoi YHWH instaure-t-il la distance entre ce qu'il veut dire et les figures disponibles pour que se fasse entendre la « voix des signes » ? Nous avons déjà esquissé une réponse, mais il faut encore l'affiner.
L'homme n'est pas en reste dans la littérature biblique. Il ne se contente pas d'habiter l'espace et de le consacrer en réitérant les gestes archétypiques de la cosmogonie antique. Un autre texte mérite de retenir et de captiver notre attention en Gn 28. Lorsque Jacob délimite l'espace sacré en utilisant la pierre qui lui servit de chevet pour se reposer, s'adonnant ainsi au geste rituel de l'antique cosmogonie, il émet aussitôt une condition, qu'il adresse à YHWH son Dieu, condition qui validera et authentifiera la fiabilité de l'espace à consacrer. Jacob ne reproduit pas une scène primitive divine qui fonderait selon l'art de la répétition mimétique la sacralité du monde. Ce qu'il fait est bien plus subtil et subversif : « Si Dieu est avec moi et me garde dans le voyage que je poursuis, s'il me donne du pain à manger et des habits à revêtir, si je reviens sain et sauf à la maison de mon père — YHWH deviendra mon Dieu —, cette pierre que j'ai érigée en stèle sera une maison de Dieu et, de tout ce que tu me donneras, je te compterai la dîme » (28,20-22). Jacob diffère l'ade de consécration, en suspend les bénéfices immédiats, pour en éprouver les conditions d'effeduation. Elles tiennent à son errance, à sa marche, à sa subsistance concrète, tous traits qui ne sont autres que l'histoire qui reste à parcourir. Texte admirable s'il en est, où le divin est soumis à l'épreuve de l'histoire.
 

Dieu se fait histoire


Là encore, la lecture christologique du récit apporte la lumière décisive. En la prolongeant trinitairement, l'on peut affirmer avec Balthasar que « Dieu le Père n'a pas créé le monde comme s'il le jetait "en dehors" de lui, il l'a projeté sur le Fils au sein de la vie divine » 11. Seule la lisibilité pascale du vocabulaire de l'image permet d'accéder à la requête formulée par la théologie contemporaine, parce qu'elle ne craint pas de situer en Dieu le rapport image/ressemblance. Mais ici l'image révèle son inaptitude foncière à s'égaler à la ressemblance avant ou sans que l'histoire, ou une autre médiation, n'ait accompli son oeuvre. Cela vaut en Dieu, puisque, dans le Fils, le Père ne se double pas d'une image qui consoliderait une primauté sans partage. Le Fils-Image jouit d'une liberté dont nous n'avons la représentation et la compréhension qu'à partir du détachement kénotique et libre du Fils dans le mystère de sa Pâque. Le dialogue Père/Fils doit nourrir toute spéculation intratrinitaire, et le vocabulaire de l'image qui suggère l'assimilation ou la reprodudion conforme d'un archétype peut bibliquement se recueillir comme une image terminale. L'« image » est indissociable de l'onction messianique reçue par le Fils, et c'est pourquoi elle est au terme, elle appartient au vocabulaire pascal, sans préjuger de ce qu'elle révèle et autorise pour notre compréhension du commencement : « Il est monté ! Qu'est-ce à dire, sinon qu'il est aussi descendu jusqu'aux régions inférieures de la terre ? (...) C'est le même qui est monté et qui est descendu afin de remplir toutes choses » (Ep 4,9).
Nous parlions des théologies contemporaines de la création. On peut ajouter que Metz entendait donner à la pensée de Karl Barth une dimension « politique » qui tempérait son exdusive théocentrique, tout en conservant son moment de vérité théologique : la création n'est pas tant un espace homogène à l'intérieur duquel l'homme définit sa place comme esprit libre, capable de déchiffrer une phénoménalité offerte pour que s'exercent ses capacités de connaître et d'agir, qu'une parole qui prend corps dans un énoncé de foi, comme si le mot « création » ne pouvait s'insérer que dans la chaîne parlée des confessions de foi primitives sur le Dieu d'Israël libérateur et sauveur. Barth assignait ainsi à la théologie contemporaine la tâche de faire droit à l'histoire, tout en repoussant la vieille image du monde comme cosmos, héritée de la philosophie grecque. En affirmant que « l'Alliance est le fondement interne de la création » et que « la création est le fondement externe de l'Alliance » 12, il ouvrit la voie d'une conception « iconoclaste » de la création, en recueillant la récurrence de l'interdit biblique d'une fixation représentative dans l'image, mais aussi, comme par contrecoup, la voie qui fit vaciller le divin. Dans l'ultime jondion du Verbe à la chair, Dieu se fait histoire, cassant une pure statique de l'image.
La création ainsi remise à sa place constitue une épreuve pour Dieu et pour l'homme. Si créer n'est pas seulement « laisser-être » mais proposer à la relation, la création n'accède à son concept que dans l'ade par lequel l'homme s'y livre et Dieu s'y donne sous la forme existentielle d'une liberté spirituelle. Si, dans l'expérience biblique, Dieu s'excepte de l'image en s'y livrant, il signe en elle la trace de son inadéquation constitutive à le contenir, et, ce faisant, il révèle en elle le support sans lequel aucune présence de Dieu ne saurait dire et signifier son mystère. Dieu préserve et dit sa gloire dans des images soumises à l'impossibilité d'une conciliation supérieure, d'une synthèse capable d'unifier les manifestations sensibles du Kabôd YHWH. Dieu s'excepte, et l'image révèle son essence, en montrant son rapport de pure médiation entre elle et la réalité qui s'offre en son apparaître. Cette salutaire disjonction de l'image pourrait manifester la justesse d'un « iconodasme » qui ne tue pas l'image dès son surgissement, mais lui accorde la part d'indicible sans laquelle elle ne révélerait rien.
 
* * *

Le paradoxe de l'Incarnation nous instruit du mode de visibilité du Verbe divin, en confiant à la chair de l'homme le soin de dire l'invisible, tout comme le Fils de prédilection. Nous avons vu que le vocabulaire de l'Image était indissociable de l'épreuve pascale, et qu'en elle le mystère des origines levait son secret. Nous recueillerons les mots de Bernardin de Sienne pour le dire : « L'éternité vient dans le temps, l'immensité dans la mesure, le Créateur dans la créature (...), l'infigurable dans la figure, l'inénarrable dans le discours, l'inexplicable dans la parole, l'incirconscriptible dans le lieu, l'invisible dans la vision » 13.



1. Le livre à venir, Gallimard, 1959, p 117
2. Ibid,
pp 114-115
3. Advenus haereses, L,4,4
4. Traité des Principes, U,4, Cerf, 1978
5. La Gloire et la croix, IH/2, Aubier, 1975, pp. 235-236.
6. P Gisel, Création et salut. Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1989, p 142
7. Op dt, pp. 110-111
8. J Lévêque, lob et son Dieu. Essai d'exégèse bibuque, II, Gabalda, 1970, p 517
9. Pour une théologie du monde, Cerf, 1971
10.1 -Y Lacoste, Note sur le temps, PUF, 1990, p 88
11. La Dramatique divine, IV, Culture et venté, 1993, p 225
12. Dogmatique, III/l, Labor et fides, 1945-1953, § 40-56
13. Cité par G Didi-Huberman, FraAngelico, Flammarion, 1995, p 57