Les personnages de la Bible sont, à plus d’un titre, de sacrés carac­tères. Ils illustrent, pour le meilleur et pour le pire, les possibles de la liberté humaine lorsqu’elle croise celle de Dieu, et ils le font en s’affirmant de manière têtue dans nos mémoires de lecteurs et de croyants. Qui a croisé, dans une expérience de lecture un peu persévérante, des personnages tels que Rébecca et Jacob, David et Abigaïl, Job, Nicodème, Pierre et Marie-Madeleine, a reçu des compagnons de route, des proches, parfois des « revenants ». Se mesurer à leurs apparitions dans le récit, c’est vérifier le jugement de Robert Alter : « Les écrivains de la Bible ont conféré à leurs per­sonnages une individualité complexe, parfois séduisante, le plus souvent farouchement opiniâtre, parce que c’est dans l’obstination de son humanité et de son individualité que l’homme rencontre Dieu, ou prend parti de l’ignorer, lui répond ou lui résiste » 1. Est-ce dès lors surprenant : dans l’expérience croyante, ces personnages se sont mués en « présences réelles », apparaissant « comme en vis-à-vis » (Gn 2,18) – ainsi qu’ils le font dans les vitraux des églises ou, parfois, des synagogues.
 

Dans tous leurs états

 
Les contrastes ne manquent pas, toutefois, dans la réception, ancienne et moderne, de ces figures. Si l’exégèse critique a mis en lumière leur genèse dans l’histoire rédactionnelle de la Bible, elle ne les a pas non plus ménagées. Les hypothèses historiques ne manquent pas qui dépouillent les personnages bibliques de la « réalité » qu’ils ont sur la scène du récit – et dans l’imagination des croyants. Ainsi, dans son étude Der Gott der Väter (1929), l’exégète allemand Albrecht Alt a vu en Abraham, Isaac et Jacob, non pas les trois générations d’une unique famille aux prises avec le Dieu unique, mais des « fondateurs de culte » propres à trois groupes tribaux distincts, aux territoires distincts et aux divinités distinctes : « le Bouclier d’Abraham » (Gn 15,1), « la Frayeur d’Isaac » (31,42.53) et le « Champion [ou le Puissant] de Jacob » (49,24). L’alliance de ces tribus dans une allégeance au Dieu commun se serait traduite par la construction d’une généalogie commune. Plus récem­ment, Mario Liverani, dans La Bible et l’invention de l’histoire, intitule Une histoire inventée la section de l’ouvrage consacrée aux récits de la Bible ; ces derniers sont nés de « la réécriture immense, bigarrée, de l’histoire [tout court] (qui, elle, avait été parfaitement “normale”) » 2. Dans ce cas, le personnage d’Abraham est une création tardive par les écrivains et les prophètes de l’exil et du retour d’exil, projetant dans sa figure et dans son histoire les défis vécus par le peuple lors du retour d’exil 3. Cette figure de père (Av, en hébreu), ajoute Liverani, aurait mis à profit la persistance, dans les généalogies tribales, du nom d’une tribu