Dans les diverses approches des Exercices, celle de la connaissance intérieure demeure encore un champ à explorer, qui peut se révéler fécond 1. Elle permet de rapprocher deux univers qui, traditionnellement, sont restés trop éloignés l'un de l'autre, et se sont mutuellement regardés avec soupçon. D'une part, l'univers de l'action et de la décision, propre à une spiritualité de la « volonté », de caractère éthique et réaliste, et de l'autre, l'univers de la contemplation et de la « gnosis » dans les marges d'une mystique beaucoup moins précise. Ce qu'on pourrait appeler le « resurgissement gnostique » de notre temps (après une période « agnostique ») nous offre l'opportunité de relire les Exercices à partir d'une perspective gnoséologique, dans l'espoir que sa lumière nous aide à discerner les excès du gnosticisme.
Nous prendrons comme fil rouge l'expression « connaissance intérieure » qui apparaît trois fois tout au long des Exercices : 1. Dans le colloque des répétitions de première semaine : « Que je sente une connaissance intérieure de mes péchés et que je les aie en horreur » (63,2) ; 2. Dans la prière caractéristique de deuxième semaine : « Demander une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s'est fait homme, afin que je l'aime et le suive davantage » ( 104) ; 3. Dans le préambule de la Contemplation pour parvenir à l'amour : « Demander une connaissance intérieure de tout le bien reçu » (233).
Ces trois récurrences correspondent à trois grands stades du parcours des Exercices, qui sont aussi les trois grandes étapes classiques de la vie spirituelle : la voie purgative, la voie illuminative et la voie unitive, dont Ignace fait une certaine mention dans la dixième annotation. Autrement dit, la première connaissance intérieure est centrée sur la connaissance du moi, la deuxième sur la connaissance de l'Autre et la troisième sur la connaissance du Tout, là où le moi et le Toi de Dieu deviennent Un dans un don mutuel.
De plus, cette connaissance, parce qu'intérieure, se déploie dans une autre direction : dans la profondeur de la personne elle-même. Il y a toujours un « lieu » plus intérieur, plus intime, d'où jaillit la connaissance. Ce lieu intérieur est idendfié par toute la tradition spirituelle comme le « lieu du coeur », même si Ignace n'utilise jamais cette expression. Cependant, il parle très souvent de « sentir » 2. Ce « sentir » est l'unificateur de la « connaissance » et de l'« affection », et son « organe » est le « coeur » (kardia), siège de cette connaissance intérieure qui devient de plus en plus profonde et unitive. Précisons que ce sentir dans le coeur dépasse l'espace de l'affectivité (le thymôs grec), zone encore trop instable et périphérique de la personne.
La connaissance intérieure est un sentir intime proche du yadar (verbe hébreu qui désigne la connaissance de Dieu) qui est de l'ordre de l'union et de la communion 3. Cette union se produit dans l'« esprit » (pneuma) siégeant au centre de la personne, donc dans son coeur qui en serait en quelque sorte le « coffre ». L'esprit gardé par le coeur se situe dans un royaume plus vaste et plus profond que le psychisme. Pour y parvenir, il faut parcourir les étapes initiatiques proposées par Ignace.
On trouve donc dans les Exercices une dynamique ascendante (les « trois voies ») et une anthropologie descendante en cercles concentriques (« vers l'esprit caché dans le coeur »). Ainsi, le mouvement de l'expérience spirituelle proposée là est double : le sommet de l'union avec Dieu — qui devient pleine présence et transparence au monde — s'atteint par un « voyage » toujours plus profond vers l'intériorité. Le nom ignatien de la rencontre de ce double mouvement est l'élection, la manière dont je me donne — m'unis — à Dieu dans le monde. Cette élection est aussi une question de dévoilement, de connaissance intérieure, où Ignace distingue, comme nous allons le voir, trois « degrés » ou « manières » (175-188). Nous présenterons ici une compréhension globale de la transformation qu'opèrent les Exercices à partir de l'éveil de cette connaissance intérieure, où toute la personne s'ouvre à Dieu dans le monde par le don de soi, en devenant un vrai gnostique au sens le plus johannique et patristique du terme, amour et connaissance ne faisant qu'un 4.
 

La connaissance intérieure de l'opacité du soi


Dans la première semaine (ou voie purgative), le retraitant est appelé à la prise de conscience de son état de séparation et d'opacité par rapport à Dieu, au monde et à lui-même. Cette conscience commence à être activée par l'application des trois puissances psychiques de l'anthropologie de l'époque (« mémoire, entendement, volonté ») sur l'« erreur » (signification étymologique de « péché ») primordiale : le péché en tant que « pulsion d'appropriation » brisant toute forme de communion. D'où la référence à l'orgueil des anges, à l'usurpation archétypique d'Adam et Eve et aux formes mesquines d'autocentrement de tout homme (50-52).
Ce premier exercice, qui évoque les deux moments méta-historiques et post-historiques déchirant la communion avec Dieu et le Tout, vise à provoquer « honte et confusion de moi-même » (48,4) devant « le Christ mis en crobc pour moi » (53). La présence au Christ crucifié n'a pas pour but de susciter la culpabilité, mais, bien au contraire, l'étonnement et la gratitude devant Celui qui s'offre dans une plus grande désappropriation de soi. Mais ici, la honte et la confusion sont encore à l'extérieur de moi : elles se produisent par rapport à l'image que j'offre à l'autre. Il ne s'agit pas encore d'une entrée en soi-même. Une telle entrée commence à se produire dans le deuxième exercice, où la méditation ne se centre plus sur les péchés des autres mais sur les siens propres (56-57). Ici, honte et confusion se transforment en « une profonde et intense douleur et larmes » (55,4). Il s'agit d'éprouver l'angoisse de l'exil du moi enfermé en soi, écarté du Tout par l'erreur de l'autocentrement.
Jusque-là, pourrait-on dire, on n'a pas commencé les Exercices « spirituels » mais seulement, si j'ose dire, les Exercices « psychiques », car on ne travaille encore qu'avec les trois puissances de l'âme, donc en plein domaine psychique. Il faut attendre le troisième exercice de répétition pour voir apparaître l'expression « sentir une connaissance intérieure de mes péchés » (63,2), afin de les avoir « en horreur ». La connaissance intérieure est donc liée au sentir, puisqu'elle n'est pas un savoir mais une expérience faite en toute conscience, laquelle, à travers la « honte », la « douleur » et les « larmes corporelles », ouvre un nouvel espace d'intériorité, inaccessible jusqu'alors à cause de notre endurcissement. Plus le « lieu » de cette connaissance est profond, plus la totalité de la personne est affectée et transformée par elle.
Cet appel à la connaissance intérieure, à la connaissance du coeur, ne pouvait apparaître avant. C'est dans les colloques de répétition, là où le moi commence à laisser tomber ses mécanismes de défense et à s'ouvrir de plus en plus à l'amour infini de l'Autre, que cette connaissance apparaît pour la première fois. Elle va au-delà des hontes et confusions premières et se transforme en libération. Une libération qui se déploie de l'intériorité vers l'extériorité : tout d'abord, par la compréhension intime de la force destructrice et autodestructrice de toute forme d'appropriation (57 et 63,2) ; puis par le sentiment de désordre de mes opérations (63,3), c'est-à-dire par la compréhension des vagues noires de cette appropriation ; enfin, par la connaissance du monde (63,4), c'est-à-dire par la détection des cristallisations historiques et sociales de l'absolutisation du moi, ce que la théologie contemporaine a appelé le « péché structurel ». Ces « trois connaissances intérieures » aboutissent à la gratitude, après avoir mis en contraste « la laideur et la malice que contient en soi chaque péché » avec la sagesse, force et bonté de Dieu manifestées en Christ mis en croix (57-61). Une fois libéré, le regard centré sur soi se tourne vers le regard sur l'Autre, avec un cri de remerciement (60 et 71,3-4).
 

La connaissance intérieure de Jésus Christ


La deuxième semaine s'ouvre sur la contemplation de la divino-humanité du Christ, cet Autre du moi qui m'a sauvé de mon enfermement. Les passages de l'Evangile à contempler se présentent comme des « mystères », c'est-à-dire sur un fond toujours plus vaste à dévoiler. Or la révélation progressive du mystère de Jésus Christ se fait à mesure qu'on se donne, avant que la connaissance ne jaillisse de l'amour et que l'amour ne jaillisse de la connaissance. Telle est la circularité dans laquelle le retraitant est introduit : « demander une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s'est fait homme, afin que je l'aime et le suive davantage » (104).
La connaissance du Seigneur qui se donne (en se faisant homme) devient chez le retraitant une force d'amour et d'extase qui porte à le suivre. Et inversement cette oblation de soi au Roi éternel ouvre à la connaissance intérieure du Christ. C'est cette offrande qui ouvre les portes de la connaissance et transforme les « méditations » de première semaine en « contemplations » dans les semaines suivantes, c'est-à-dire en exercices appelés à de plus grandes révélations. « Méditation » procède du grec mederi qui signifie « prendre des mesures », « mettre en ordre », tandis que « contemplation » procède de cum-templus qui signifie l'état de pleine réceptivité où les prêtres païens se mettaient à l'écoute des Oracles. Le Christ, Oracle du Père, se révèle au retraitant dans les « mystères évangéliques », à mesure qu'il entre dans un état de plus grande réceptivité et d'abandon. Ce qu'il faut « connaître intérieurement », c'est l'Amour incarné, l'Amour tout offert, tout répandu. Ce n'est que par la participation au même mouvement d'amour et de perte de soi que l'on parvient à cette connaissance.
Avec la deuxième semaine s'inaugure une nouvelle manière de contemplation ou de connaissance : l'« application des sens » (121- 126) proposée en cinquième exercice de la journée. Les sens sont les organes originaires de la connaissance, seuil entre le monde extérieur et la vie intérieure. Les Exercices visent à transformer ces organes de perception afin qu'ils véhiculent la connaissance intérieure. Par la finesse de la proximité sensorielle, les formes révèlent leur Présence cachée, surtout si l'« objet » de cette perception est le rayonnement de la divino- humanité de Jésus Christ.
Dans la tradition mystique, on distingue trois degrés des sens : le niveau imaginaire, le niveau analogique (ou symbolique) et le niveau proprement mystique. Les Exercices s'ouvrent à la possibilité de parcourir ces trois degrés 5 : de la « vue de l'imagination » (122) jusqu'à « sentir par l'odorat et goûter par le goût l'infinie suavité et douceur de la divinité de l'âme et de ses vertus » ( 124). Etant donné la progressive marginalisation de l'expérience mystique à partir de la deuxième génération jésuite, le troisième degré des sens fut ignoré des directeurs des Exercices 6. Il semble qu'aujourd'hui l'on soit plus réceptif à cette dimension, en ne mettant pas trop de limites à l'expérience offerte. Or, j'y insiste, sentir le Christ en profondeur à partir des sens se rattache toujours au don de soi dans l'acte de contemplation. Car l'application des sens n'est pas une technique de prière, mais une manière de s'ouvrir et de s'offrir à Celui qu'on approche.
La contemplation soutenue de la personne du Christ dans les passages évangéliques (ses gestes, ses paroles, ses réactions...) régit la christification qui prépare l'élection, c'est-à-dire la manière concrète par laquelle le retraitant est appelé à se livrer au Christ et à devenir un alter Christus dans le monde. Nous allons voir comment Ignace prépare cette élection qui contient trois degrés de dévoilement, et donc de connaissance.
 

La disposition pour l'élection


Ignace ne parle pas de « trois degrés d'élection » mais de « trois temps pour faire en chacun d'eux une sainte et bonne élection » (175). Nous en proposons l'interprétation suivante : chaque temps de l'élection correspond à un certain état de réceptivité à la révélation que Dieu veut faire au retraitant. La suprême réceptivité de Jésus au Jourdain lui permet de recevoir la pleine révélation de son identité et de sa mission 7. Là où il y a réceptivité par le don de soi, il y a révélation de Dieu. C'est la raison pour laquelle le « temps » de l'élection est soigneusement précédé des méditations des « deux Etendards », des « trois hommes » et des « trois sortes d'humilité », afin que la totalité de la personne puisse s'ouvrir à une telle manifestation :
• Les deux Etendards visent l'illumination de l'intelligence, en montrant au retraitant deux dynamiques opposées, celle de l'auto-centrement (richesses-honneur-orgueil) et celle du dépouillement (pauvreté- opprobres-humilité). A la fin, le retraitant se propose de faire une offrande pour être reçu par le Christ en toute pauvreté et humiliations, c'est-à-dire libre des « moi » matériels et des « moi » sociaux qui lui font écran.
• Les trois hommes visent le dévoilement des pièges de l'affectivité, qui, bien qu'elle se croie libre, ne l'est guère — ce qui crée une distorsion dans la perception du réel.
• Mais ce sont les trois sortes d'humilité qui donnent le plus clairement la clé pour comprendre la corrélation entre les degrés de l'illumination de la connaissance et la disposition du coeur. Ignace présente trois démarches d'offrande, trois manières d'effacer chaque fois plus radicalement le moi pour que le Toi de Dieu puisse se révéler en toute clarté : on commence par l'obéissance à la « Loi » de Dieu (première sorte d'humilité), puis on en vient à la totale disponibilité face à la richesse ou à la pauvreté, à l'honneur ou au déshonneur, à une vie longue ou courte (deuxième sorte d'humilité), pour finalement désirer la folie avec le Christ, tenu pour insensé et fou (troisième sorte d'humilité).
Cet « amour fou » (« eros manikôs », selon l'expression de Nicolas Cabasilas) est la porte de l'union, donc de la pleine connaissance. « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l'ignorance de ce qui fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu auprès de mon Père, je vous l'ai fait connaître » (Jn 15,15). Le rapport de pleine union entre le Père et le Fils est maintenant celui qui existe entre le Christ et le retraitant. Dans l'Evangile comme dans les Exercices, il y a donc une relation entre « servitude-peur-ignorance » et « amitié-liberté-connaissance ». C'est la pleine identification avec l'Ami qui accorde sa pleine connaissance. Comme dit Origène, « seul le semblable connaît le Semblable ».
Dès lors, le « temps » pour faire élection (mieux : pour recevoir l'élection) est propice. Chez Ignace, « l'oeil de notre intention » est devenu « simple » (169). Cette expression pourrait provenir de la tradition mystique rhénane. Dans la Theologia mystica 8 d'Henri Herp (t 1477), on trouve l'expression « l'oeil simple de l'intention ». Chez cet auteur, l'intention simple correspond à la vie contemplative, qui suppose qu'on soit parvenu à un haut degré d'unification. Ignace, quant à lui, conçoit le moment de l'élection comme l'aboutissement d'un processus de simplification et d'unification, où l'intention se concentre dans une unique direction. Cette intention a — ou est — un « oeil », l'oeil du coeur, qui s'ouvre à l'espace de l'intériorité. Une telle simplification est le résultat du dépouillement de l'humilité. Plus on parcourt les degrés de l'humilité, plus on parvient à la simplicité du coeur. Et plus on parvient à cette simplicité, plus l'oeil du coeur s'ouvre pour que se produise la connaissance intérieure de la volonté de Dieu qui se révèle.
Ignace présente trois manières (« temps ») d'obtenir cette connaissance. Dans la tradition mystique d'Orient comme d'Occident, elles correspondent aux trois « yeux » : l'oeil de la chair, l'oeil de l'esprit et l'oeil de Dieu, qui se rattachent respectivement à penser, méditer et contempler 9.
 

Les trois degrés de dévoilement


Ces trois temps — interprétés comme degrés — sont ici présentés selon l'ordre inverse de celui des Exercices, pour rejoindre la dynamique de cette étude qui entend la vie spirituelle comme un dévoilement intégral allant de l'opacité à la transparence :
• Le premier degré — celui qu'Ignace appelle le « troisième temps d'élection », avec deux sous-groupes, l'un plus logique (178-183) et l'autre plus intuitif (184-187) — se franchit par le travail de la raison. Il s'agit d'un temps laborieux, parce qu'il ne se fait pas dans l'« espace du coeur » (lieu de la révélation) mais dans la « tête » : l'exercice de la raison, encore dans la séparation et à la périphérie de l'être, se développe dans le royaume de la nécessité raisonnante. D'une certaine manière, on peut le rapprocher du « climat » de la « première sorte d'humilité », qui vit encore sous la « loi » (165). Dans la tradition mystique, il correspond au premier oeil, celui de la chair (« oculus carnis ») qui voit seulement les choses de l'extérieur.
• Le deuxième degré est plus agité et se franchit dans l'espace psychique : « Quand on reçoit suffisamment de lumière et de connaissance par l'expérience des consolations et des désolations, et par l'expérience du discernement des divers esprits » (176). Consolations et désolations procèdent du combat que le retraitant est encore en train de livrer entre le « don » et la « réserve de soi ». Pendant le combat, la connaissance ne peut être pleine, parce qu'elle est troublée par les agitations du moi empêchant la pleine transparence. D'où l'expression « suffisamment de lumière », car la connaissance n'est pas encore totale — bien que suffisante — avant qu'on ait abouti au plein abandon de soi. Ce degré correspond à l'« oeil de l'esprit » (« oculis mentis ») de la tradition mystique, qui voit l'extérieur et l'intérieur des choses, mais pas encore l'intérieur des coeurs.
• Finalement, le troisième degré « est quand Dieu notre Seigneur meut et attire la volonté de telle façon que, sans douter ni pouvoir douter, l'âme fidèle suit ce qui lui est indiqué » (175). C'est le temps de l'unification, de la plus haute passivité : l'âme se laisse mouvoir et attirer vers l'endroit qu'elle a vu indiqué. Volonté et connaissance sont unifiées dans ce temps de révélation. Il n'y a pas d'interférences, puisqu'on est dans le contact immédiat. Il s'agit de participer à la vision de l'« oeil de Dieu (oculus Dei) qui voit à la fois l'extérieur et l'intérieur des coeurs aussi bien que des corps, devant lequel aucune créature n'est invisible ; tout est nu et à découvert devant lui » 10.
Or le texte ignatien fait mention de Matthieu et Paul (175,3) comme exemples de ce temps d'élection, alors que, semble-t-il, ni Matthieu ni Paul n'étaient dans un état de haute transparence ou de réceptivité au moment de l'appel du Christ. Détail important, car il relativise notre interprétation : le dévoilement de la volonté de Dieu ne se fait pas uniquement de la part du retraitant, mais aussi de la part de Dieu, par la force de son intervention : « Il appartient seul à Dieu notre Seigneur de donner à l'âme une consolation sans cause précédente. » Bien que ce soit le « propre du Créateur d'entrer, de sortir, de produire en elle une motion, l'amenant tout entière à l'amour de sa divine Majesté » (330), il appartient aussi à chacun de se disposer à cette irruption, d'ouvrir la citadelle de son coeur. Telle est la raison d'être des Exercices. Autrement, à quoi bon les pratiquer ?
Cette correspondance entre révélation (connaissance intérieure) et transparence du coeur est délicate, et plusieurs peuvent se sentir mal à l'aise devant elle. Mais il ne s'agit pas de défendre ici une correspondance mécanique ou déterministe entre révélation et disposition du coeur (là serait l'hérésie gnostique), mais bien l'existence d'une certaine adéquation, d'une certaine proportionnalité entre l'ouverture du retraitant et la manière ou « temps » en lequel se produit l'élection. Dans< l'Eglise d'Orient, on appelle cette adéquation « synergie » (synergeia : « action conjointe »).
L'incompréhension de cette synergie est cause de beaucoup de confusions et de fausses expectatives : soit on tombe dans une conception arbitraire de la grâce, soit on pense pouvoir l'apprivoiser. Le juste équilibre entre grâce et liberté se fait par la compréhension que notre effort, alors qu'il est déjà suscité par la motion divine, est seulement le « dépouillement du moi » permettant l'ouverture à la grâce. Dieu veut toujours communiquer avec nous : ce sont les opacités du moi qui empêchent la communion.
L'acte d'offrande de l'élection marque un avant et un après dans la démarche des Exercices : le retraitant cesse de connaître le Christ de l'extérieur pour commencer à le connaître de l'intérieur, puisque le don de soi l'introduit à la « vie christique ». Quelle que soit la manière dont l'élection a lieu, le retraitant s'offre totalement à Dieu à travers elle, et de là est conduit par la Passion (la mort du moi dans la mort du Christ : troisième semaine) et la Résurrection (la restitution du moi transformé dans le Christ ressuscité : quatrième semaine) à la Contemplation pour parvenir à l'amour, là où se trouve la troisième connaissance intérieure.
 

La troisième connaissance intérieure


« Demander une connaissance intérieure de tout le bien reçu, pour que moi, le reconnaissant pleinement, je puisse en tout aimer et servir sa divine Majesté » (233). Cette prière, placée au seuil de la Contemplation pour parvenir à l'amour, est l'aboutissement de tout le parcours des Exercices. La « contemplation de l'amour » (ou mieux : « dans l'amour ») est celle de l'union, là où « celui qui aime donne et communique à celui qu'il aime ce qu'il a... » (231). Or Dieu ne communique pas ce qu'il a mais ce qu'il est. Cette communication est une connaissance de plus en plus intérieure qui devient une con-naissance de plus en plus totale en Dieu.
On constate encore une fois que la connaissance demandée est en rapport avec la donation de soi. L'offrande du « Prenez, Seigneur, et recevez » est proposée en réponse à chaque point de la contemplation : les biens reçus ; la présence de Dieu dans tous les éléments de la Création ; comment cette Présence est active et laborieuse ; enfin, comment tous les biens et dons ne sont que participation de l'être de Dieu (234-237). Ainsi, le « Prenez et recevez » n'est que le reflux dans l'être de Dieu, qui révèle que sa manière d'être est de se donner en créant les êtres. Aussi bien lui offre-t-on notre propre liberté pour entrer dans une plus grande union et devenir un avec Lui : ma mémoire devient sa mémoire, c'est-à-dire Dieu se remémorant à travers moi ; mon entendement, Dieu comprenant à travers moi ; ma volonté, Dieu désirant en moi et avec moi, etc. Bref, mon être se découvre comme étant Dieu se donnant en moi, se perdant en moi et en toute chose. Cette dernière .contemplation des Exercices, préparée par tout le parcours précédent, devient une immersion en Dieu qui est dans toutes les choses. Elle plonge dans un océan infini de connaissance intérieure et de transparence, où le monde se révèle une diaphanie de Dieu, où le moi ne peut se comprendre qu'à partir de Dieu. Cette transparence du moi en Dieu et de Dieu en toute chose n'est qu'une participation à l'expérience qu'Ignace fit à la fin de son séjour à Manrèse, quand « les yeux de son entendement s'ouvrirent » et qu'il eut une nouvelle compréhension de toute la réalité, « en devenant un homme nouveau avec un nouveau entendement ».
Le retraitant qui fait les Exercices est conduit à faire le même voyage initiatique qu'Ignace pendant son séjour à Manrèse. Ignace « le pèlerin » est aussi Ignace « le gnostique » capable de prononcer une affirmation frisant l'hérésie : « Ces choses qu'il a vues le confirmaient alors et lui donnèrent pour toujours une si grande confirmation de sa foi qu'il a souvent pensé en lui-même : s'il n'y avait pas d'Ecriture qui nous enseigne ces choses de la foi, il serait décidé à mourir pour elles seulement en raison de ce qu'il a vu » 11. La connaissance de Dieu est devenue si intime en lui que son expérience de foi s'est faite chair de sa chair et sang de son sang.
Au long de ces pages, nous avons vu comment les trois connaissances intérieures marquent les trois grandes étapes des Exercices : la connaissance de l'origine de toute opacité (63), la connaissance du Christ dans sa divino-humanité ( 104) et la connaissance de la présence de Dieu en toute chose, donc à moi-même en tant que participant de l'être de Dieu (233). Ce parcours mène le retraitant de la conscience de la séparation du Tout à l'expérience de la communion avec le Tout, à travers le chemin unique de la vocation personnelle révélée pendant l'élection. L'exercice de cette conscientisation implique une transformation intégrale de la personne — ce qu'on appelle en d'autres traditions le « chemin gnostique » 12. Les Exercices ainsi interprétés évitent de tomber dans l'excès gnostique : d'une part, la connaissance intérieure est donnée par la grâce et non par un seul exercice d'auto-lucidité (d'où les prières préparatoires et immédiates après chaque exercice) ; d'autre part, la connaissance intérieure ne relève pas d'un savoir intellectuel ou abstrait qui serait par lui-même salvifique, mais il est le fruit d'un sentir toujours plus profond dans le coeur, lieu biblique et patristique de l'unification de toute la personne, où connaître et aimer deviennent une seule et même chose. « Qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, puisque Dieu est amour » (1 Jn 4,8).
Le parcours de la connaissance intérieure est donc le parcours de l'amour, c'est-à-dire de l'extase en Dieu par et pour le monde, dans l'appel spécifique de chacun, appel qui dévoile son existence christique, et l'engage à donner suite à l'amour reçu en entrant dans l'histoire du Christ « tout nouvellement incarné » (109).



1. Les articles de Jacques Lewis sont remarquables en la mauère. Cf « La connaissance spirituelle dans les Exeraces » (Cahiers de spiritualité ignatienne, n° 19, 1981, pp 178-195) et « Le théologien qu'était saint Ignace » (CS/, n° 74,1995, pp 77-95)
2. Le verbe « sentir » apparaît trente-trois fois dans les Exercices 2,2 , 2,5 ; 6,1 , 10,1 , 27,3 ,
62,2 , 63,2 ; 63,3 , 78,1 ; 78,2 ; 89,5 , 109,2 , 118,3 ; 130,4 , 157,1 , 179,3 , 184,3 , 213,2 , 217,1 ; 227,3 , 235,3 ; 257,1 , 263,2 , 313,1 , 320,2 , 322,3 ; 334,1 ; 338,3 ; 342,1 , 345,1 , 347,2; 352,1.
3. Cf /s 1,3 , 11,2 9 , Jr 2,8 , 9,2 , Os 4,2 6 , 6,6 ; Ps 9,11 , 36,11, 87,4 ; Jb 18,21 ; Dn 11,32
4. Dans cet article, le mot « gnose » est pns au sens de « vraie gnose », tel que l'utilisaient les premiers Pères pour désigner l'illumination de la foi née de l'amour, en la distinguant de la fausse gnose des gnostiques de l'époque (NDLR).
5. Cf. Joseph Maréchal, « Application des sens » (Dictionnaire de spiritualité I, Beauchesne, 1937, col 810-828) , Karl Rahner, « Le début d'une doctrine des cinq sens spirituels chez Origène » (Revue d'Ascétique et mystique, n° 13, 1932, pp. 113-145) et « La doctrine des "sens spirituels" au Moyen Age » (RAM, n* 14, 1933, pp. 263-299)
6. Voir le Directoire de 1599 (n* 156-157), interprétation officielle des Exercices au temps du généralat d'Acquaviva
7. Cf. Mt 3,13-17, Me 1,9-11 ; Le 3,21-22.
8.1, 3, ch 23. On sait qu'Ignace connaissait cet ouvrage par la référence qu'il en fait dans une lettre à François de Borgia (cf. Ecrits, Desclée de Brouwer, 1991, p 754).
9. En Orient, Isaac le Syrien, OEuvres spirituelles, 62-66 (Desdée de Brouwer, 1993, pp 329- 345) et, en Occident, les mysuques victonns, notamment Hugues et Richard.
10. Cf. Hugues de Saint-Victor, Six opuscules spirituels, Cerf, coll « Sources chrétiennes », 1969, pp. 73-74.

11. Récit du pèlerin, 29-30
12. Dans l'hindouisme, on l'appelle le Jnana Marga, l'un des trois chemins pour s'unir à Dieu Les deux autres sont le Bhakti Marga (le chemin de la dévotion) et le Karma Marga (le chemin de l'action). Ces chemins sont aussi présents dans les Exercices II s'agit de perspectives complémentaires, non exclusives et encore moins contradictoires entre elles.