Tu commenceras par le respect, nous est-il dit. Non par la générosité, la vertu ou les bons sentiments, de peur que tu ne croies qu'ils sont ton œuvre, mais par le respect, pour que tu évites de te mettre au centre. Et tu finiras aussi par le respect, de peur que le don de Dieu n'élève ton cœur, afin que tu te souviennes que tout est grâce. Car le respect demeure au cœur de l'amour, au long d'un chemin qui a son commencement, son milieu et sa fin. Il est un regard qui, maintenant la distance, enveloppe progressivement toute réalité : respect de la création, respect de la dignité de la personne humaine et respect de Dieu sont liés. Nous tenterons ici de baliser le chemin de cette expérience religieuse.

Une intériorisation


Cette expérience est d'abord le sentiment que je suis invité dans un univers qui me précède, qui a un sens et des lois. C'est vrai du sentiment religieux du savant : « Il réside, disait Einstein, dans l'étonnement extatique en face de l'harmonie des lois de la nature, dans laquelle se révèle une raison si supérieure que toutes les pensées ingénieuses des hommes ne sont en comparaison qu'un reflet tout à fait futile. » C'est aussi vrai de la rencontre d'autrui, qui me révèle une loi morale commune à l'autre et à moi-même, et qui s'impose à ma conscience comme à la sienne. Ainsi, après le ciel étoile au-dessus de nos têtes, la seconde chose qui ne cesse d'étonner, c'est la loi morale inscrite dans les cœurs : « Fais ceci, ne fais pas cela ! » Ici, le respect s'intériorise : la raison, le logos perçu dans l'harmonie du cosmos s'exprime dans la conscience. Celle-ci est l'écho d'une voix que j'entends, et cette voix procède d'un être indépendant de ma personne. Comme l'a noté Newman avec finesse :

« Cette voix porte en elle-même la preuve de sa divine origine Mon coeur s'y attache et l'aime comme si c'était une personne pleine d'amabilité. En lui obéissant je suis tout joyeux ; si je lui suis rebelle, je me sens triste. Il me semble que je contriste ou réjouis tour à tour un ami vénéré... et cet être, cette voix secrète, je les aime et je les crains
tout à la fois. »

Combien plus alors cette expérience religieuse se vérifie-t-elle dans la foi ! C'est l'attitude de Moïse au buisson, qui se voile la face de crainte que son regard ne se fixât sur Dieu, celle de Marie à l'Annonciation, des disciples à la Transfiguration... et finalement de toute prière authentique Attitude faite à la fois d'humilité, de vénération, d'obéissance En commençant l'oraison, dit Ignace considérer comment Dieu Notre Seigneur me regarde, et faire un acte d'humilité ou de respect. Et de même en finissant par le colloque. Car, fait-il remarquer, « dans l'exercice spirituel, nous nous servons de l'intelligence pour penser et de la volonté pour aimer. Ainsi, l'activité de la volonté, lorsque nous nous entretenons avec Dieu, exige de notre part un plus grand respect que lorsque nous nous servons de l'intelligence pour comprendre ». Ainsi, tout commence par le respect, et tout s'achève aussi dans le respect. Mais de l'un à l'autre, il y a mouvement et croissance.

Trois degrés


• Le premier réside dans le respect de la loi de Dieu. La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse dit l'Ecriture. Ici encore la remarque des Exercices est éclairante : la première forme du respect ou de l'humilité « consiste à m'abaisser autant qu'il est possible pour obéir en tout à la loi de Dieu Notre Seigneur ». M'abaisser pour obéir, c'est l'exact opposé du péché des anges qui, par orgueil, se considèrent juges de la loi. On parle beaucoup d'humilité aujourd'hui. Le mot est devenu à la mode, en sport comme en politique, pour désigner la modestie. Mais l'humble respect n'est pas la modestie, encore moins la frilosité. Il est, pour la foi, la subordination de la volonté humaine à la volonté divine. Il est un acte de décentration, par lequel je cède la place à plus grand que moi, dans la reconnaissance que je ne suis pas mon origine : un déplacement par lequel je sors de moi-même, de mon vouloir et de mon jugement propres, pour laisser place à un autre. Mouvement volontaire et affectif qui fait trouver bon et juste le commandement divin : « J'aime ta loi, je la médite jour et nuit, elle est la lampe de mes pas. »
Renonçant alors à justifier sa propre conduite par des raisonnements obliques — par lesquels on voudrait conduire Dieu à trouver bon ce que l'on juge bon par soi-même —, le croyant choisit de s'en remettre au jugement de Dieu qui lui parle dans sa conscience, éclairée par l'enseignement de l'Eglise qui interprète cette parole, quitte à se reconnaître pécheur, plutôt que de se faire juge et de Dieu et de son Eglise. Ces choses sont dures à entendre à une époque qui a promu la liberté de conscience et le libre examen. Elles n'excluent pas la recherche, le dialogue en Eglise, et le désir de certaines évolutions dans ses pratiques et son droit. Mais ce légitime dialogue, le chrétien le nouera toujours dans le respect d'une vérité qui ne lui appartient pas, et qu'il veut chercher dans la communion et sous l'autorité d'un magistère dont l'Eglise elle-même est redevable au Christ, son Seigneur.
Tel est le respect en ses commencements : une distance, une considération, une attitude de vérité de la créature devant son Créateur, qui porte à une première décision : la volonté arrêtée de n'enfreindre à aucun prix un commandement de Dieu clairement connu, par crainte de perdre son amitié.

• Le deuxième degré concerne la vie de l'Esprit Saint dans le coeur des croyants. Il consiste à respecter non seulement la volonté universelle de Dieu, mais sa volonté particulière, l'invitation personnelle qu'il adresse à chacun, et à s'y rendre disponible en ordonnant sa vie selon cet appel. C'est le respect de l'Esprit Saint et de sa conduite, selon le mot de saint Paul : « Ne contristez pas l'Esprit ! » Il s'agit là d'un seuil, d'un passage de la vie morale à la vie spirituelle, où la règle de la conduite n'est plus seulement l'observation des commandements, mais l'attention fervente aux lumières et aux motions que l'Esprit de Dieu accorde à ceux qui lui obéissent : « Ceux-là sont fils de Dieu qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu » (Rm 8,14). Ici, le respect prend la forme d'une distance vécue au cœur de l'action, cette sorte de retenue par laquelle on s'interdit d'empiéter sur les prévenances du Saint Esprit pour le consulter et le suivre dans les décisions et entreprises de quelque importance. Le grand maître en ce domaine est Surin. S'adressant aux chrétiens de son temps, il les avertit de cet empêchement fréquent et inaperçu, qui consiste à agir par activité naturelle en tenant pour peu la motion de l'Esprit :

« Ce qui est à l'âme un plus grand mal qu'elle ne saurait croire parce que cela met un milieu entre Dieu et elle et la fait opérer en ténèbres souvent, empêchant qu'elle ne voie la lumière de Dieu parce qu'elle agit seulement par soi-même et non par le Saint Esprit qui, sans cela, c'est-à-dire sans la précipitation et la détermination propre, agirait et ferait son action ; mais à cause qu'elle s'introduit elle-même, il se retire et la laisse faire avec moins de perfection, sans comparaison. »

Respect de l'action de Dieu, qui porte à suspendre son action propre, à se laisser conduire plutôt qu'à conduire, à suivre son Esprit plutôt qu'à précéder, et qui se traduit dans la vie par des attitudes toutes pratiques : retenir son impulsivité, maîtriser le mouvement naturel qui nous emporte, consulter Dieu quand il est question de quelque chose de tant soit peu notable, et enfin, dans l'exécution de semblables choses, attendre la lumière d'en haut et le mouvement de la grâce.

« Il est vrai, conclut Surin, qu'au commencement l'homme aura de la peine à connaître et apercevoir cette lumière parce que c'est une chose très déliée et nous, fort grossiers ; mais à la fin, elle se rendra tout à fait manifeste en sorte que l'homme se trouvera content et heureux d'être ainsi mû et conduit de Dieu en toutes choses » 1.

• Le troisième degré du respect, qui ne succède pas nécessairement au deuxième, regarde directement la personne de Jésus Christ, connue et aimée. Car l'Esprit des fils attire à lui et incline à mener une vie conforme à la sienne selon ce qu'Ignace écrit dans ses Constitutions : « Ceux qui suivent vraiment le Christ, pour l'amour et le respect qui lui sont dus, aiment et désirent intensément ce qu'il a lui-même choisi, à l'opposé des mondains. » Ici, le respect devient une question d'amour, une dette d'amour et de reconnaissance, en quelque sorte, envers celui « qui m'a aimé et qui s'est livré pour moi ». Impossible, devant la croix, de s'en tenir à une position purement intellectuelle. Impossible, en méditant ce qu'il a supporté « pour moi », les humiliations et les outrages, de s'en tenir à une morale confortable. Folie de la croix ! Le monde a sa folie, et les mondains s'usent à poursuivre ses vanités. Le Christ a la sienne, tout opposée, et les saints renouvellent leur force en l'imitant.
« Ils respecteront mon fils », dit le maître de la vigne (Mt 21,37). Mais quant il vient, le Fils fait apparaître les pensées secrètes des cœurs : le faux amour de soi allant jusqu'au mépris de Dieu, et le véritable respect de Dieu allant jusqu'au désir de passer pour fou à cause du Christ. L'amour abolit ainsi la distance d'un respect encore trop humain : un besoin impérieux de conformité, de ressemblance, de partage de toutes les peines, en vient à réduire l'écart, à la manière d'une protestation envers un style de vie devenu intolérable. Ainsi Charles de Foucauld : « Etre riche, à mon aise, vivre doucement de mes biens, quand vous avez été pauvre, gêné, vivant péniblement d'un dur labeur : pour moi, je ne puis, mon Dieu, je ne puis vous aimer ainsi ! » Celui qui vit de cet esprit au coeur du monde ne peut se contenter de louer, ni même de servir, mais il veut accomplir l'oeuvre de Dieu à la manière du Christ qui a choisi la dernière place et a été tenu pour rien. Entre deux façons contradictoires de vivre, deux principes opposés, deux « étendards », il a choisi, bien que pécheur, celui du Christ et il lui offre toute sa liberté.

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Ainsi, tout commence par le respect, et tout s'accomplit aussi dans le respect, selon le mouvement qui va de la crainte à l'amour. Non pas la crainte servile du jugement, mais la crainte de perdre l'amour de Dieu : crainte « chaste », selon le mot de saint Augustin, et qui, d'abord attentive à écarter tout ce qui pourrait blesser cet amour, se met à son service jusqu'à vouloir lui ressembler. Alors, dans l'amour, il n'y a plus de crainte, sinon celle qui, ayant pris forme de respect, embrasse toutes choses d'un regard purifié. Le monde où nous vivons retrouve ainsi sa dimension de profondeur, ce monde que nous ne savons que trop bien profaner, mais qui est sorti des mains du Créateur. La valeur que Dieu lui attache, c'est la vie et la mort de son Fils unique. Et le respect manifeste la conscience que nous avons de cette réalité, du caractère sacré de chaque personne comme de la sauvegarde de la création qui nous est confiée. Les valeurs de la société elle-même, celles qui nous permettent d'habiter ensemble notre monde, trouvent là leurs racines. Lorsqu'elles ne sont plus enracinées dans une expérience religieuse, elles sont, selon le mot de Paul Ricoeur, comme des fleurs coupées dans un vase.


1. « De l'activité naturelle », Guide spirituel 11,6, Desdée de Brouwer, 1963, p. 120.