Faire le mal ou du mal, c'est déjà « mal ». Mais trouver du plaisir à faire le mal, c'est « encore plus mal ». Et faire du mal seulement pour le plaisir de faire du mal, c'est « encore encore plus mal ». Mais pourquoi donc ? Pourquoi le plaisir aggrave-t-il le mal qu'il y a à faire le mal ? Pourquoi le fait d'éprouver du plaisir en « rajoute-t-il une couche » ? Serait-ce parce que le plaisir aurait déjà en lui-même quelque chose de mal ?

Dans ce dossier sur « le plaisir », cette question mérite d'être posée. Nous commencerons donc par là avant d'en venir à notre sujet proprement dit.

Le plaisir, est-ce mal ?

Faudrait-il dire que le plaisir, c'est déjà mal ? De fait, dans la morale traditionnelle, le plaisir a quelque chose de suspect. Si on a le choix entre une activité qui procure du plaisir (aller danser, par exemple) et une autre que l'on accomplira par devoir (aller voir une vieille tante grincheuse), il faut incontestablement choisir la seconde. Ainsi, ce qui est jugé comme mal, ce serait justement ce que l'on fait par plaisir et uniquement par plaisir. Si la gourmandise, la paresse et la luxure sont considérées comme des péchés capitaux, c'est parce qu'on s'y adonne par plaisir et uniquement par plaisir. D'ailleurs, ce qui montre clairement le lien entre le plaisir et le péché est l'expression populaire : « C'est si bon que c'est presque un péché. » Ainsi, faire les choses uniquement par plaisir, ce serait déjà un petit peu mal. Et bien sûr, faire le mal uniquement par plaisir, c'est incontestablement le comble du mal.

Faire le mal pour faire le bien

Lorsque l'on fait volontairement du mal à quelqu'un, en revanche, on ne pensera jamais que c'est « pour le plaisir ». Bien au contraire, on invoquera de « bons motifs ». On fait le mal mais, en fait, c'est pour faire le bien.

Ainsi, si on donne une fessée à un enfant, c'est pour son bien, c'est pour le remettre dans le bon chemin. Si on envoie un malfaiteur à l'échafaud, ce n'est peut-être pas pour son bien (!), mais c'est cependant au nom du bien, de la justice et de la sauvegarde de la société. Si, pendant la guerre d'Algérie, on torture des fellaghas1, ce n'est pas vraiment mal puisque c'est pour obtenir des dénonciations qui seront bien utiles. Ainsi on fait le mal au nom du bien, du juste, de l'utile, du nécessaire, de la défense de la civilisation occidentale et des valeurs chrétiennes.

Mais y prend-on du plaisir ? Bien sûr, ce n'est pas évident. Mais, qui sait ? Pour beaucoup, par exemple pour ceux qui, en 1792, assistaient à une exécution capitale, il y avait sans doute une certaine jouissance à voir la lame de l'échafaud trancher la tête des aristocrates. De même, quand on a demandé au bon peuple de Jérusalem s'il souhaitait que Jésus soit crucifié, c'est sans vergogne et avec plaisir qu'il a crié : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! », puisque, à ses yeux, ce châtiment était juste, salutaire et mérité. Autre exemple tiré de l'évangile de Jean (Jn 8) : si Jésus ne les avait pas empêchés, c'est sans doute avec un réel plaisir que ces messieurs les bien-pensants (je parle des scribes et des pharisiens) auraient lapidé la femme adultère.

Il apparaît alors clairement que, lorsqu'on estime être dans son bon droit, on pense volontiers qu'il n'y a pas de mal à éprouver du plaisir à faire du mal. À la question « Peut-il y avoir un plaisir à faire le mal ? », on peut donc répondre par l'affirmative, surtout si le mal commis est considéré comme un bien.

Justifier le plaisir que l'on a à faire du mal

De fait, on est souvent tenté de faire le mal pour faire le bien. Donnons quelques exemples, qui ne relèvent évidemment pas du même niveau de violence, mais qui tous illustrent cette même tentation. Il arrive, par exemple dans la vie professionnelle, que l'on soit amené à faire du « sale boulot ». Faire le « sale boulot » pour un directeur des ressources humaines, c'est licencier quelques quinquagénaires en se disant que c'est nécessaire pour l'entreprise. Pour Paul Touvier, chef de la milice à Lyon pendant l'Occupation, c'était accepter d'envoyer quelques Juifs au four crématoire puisqu'il fallait satisfaire l'autorité allemande. Et, pour Abraham, le « sale boulot », c'était d'accepter de sacrifier son fils Isaac puisque Dieu, pensait-il, le lui demandait.

Mais peut-on dire que l'on prend du plaisir à faire ce « sale boulot » ? Ce n'est pas certain, mais c'est possible. Abraham était sans doute en droit de se sentir fier d'avoir accepté de faire « son devoir ». Il y a toujours un certain plaisir à avoir un comportement considéré comme héroïque. De fait, accepter de faire du « sale boulot », c'est témoigner d'une forme de virilité, de courage, voire d'esprit de sacrifice. Il peut y avoir un réel plaisir et une vraie jouissance à pouvoir se dire : « Eh bien, moi, j'en suis cap' parce que, moi, j'ai des couilles. » Il faudrait d'ailleurs creuser ce lien entre la sexualité et le plaisir de faire du mal.

Donnons un autre exemple. Aujourd'hui encore, il y a chez beaucoup un réel plaisir à voir châtier par la Justice ceux qui ont commis des forfaits. Il faut que ces derniers paient, et on crie : « Victoire ! », lorsque le verdict tombe. La vengeance est un plat qui se déguste avec plaisir.

Un dernier exemple. Le plaisir de faire le mal pourrait-il se loger au cœur même du religieux ? Il suffit de voir la place que les religions accordent aux sacrifices (sacrifice de nouveau-nés, d'adultes et d'animaux) et à la violence sous toutes ses formes (autodafés, pogroms, croisades ou massacres comme celui de la Saint-Barthélemy). D'où vient cette idée qu'il faut satisfaire les dieux, ou Dieu, en faisant couler le sang ? Je n'ai pas de réponse à cette question. Je note seulement que la religion a été et est encore souvent une forme d'exutoire pour le plaisir de faire le mal. Et pour justifier ce plaisir, on se réclame de Dieu. La religion a pour fonction, entre autres, de sacraliser notre goût pour la violence.

Ainsi, on ne m'ôtera pas de l'idée que ce qui se présente comme le plaisir de faire le bien (sauver l'entreprise, la Révolution ou l'honneur de Dieu) est aussi, tout simplement, le plaisir de faire le mal.

Le plaisir de faire le mal pour le mal

Nous en venons maintenant au cœur de notre propos. Certes, le plaisir de faire le mal ou de faire du mal peut se sublimer ou se camoufler en plaisir de faire son devoir, de tenir sa réputation ou de faire honneur à son Dieu. Il n'en reste pas moins que le plaisir de faire du mal est aussi le plaisir de faire du mal pour rien, sans raison, sans aucune justification, sans aucun prétexte. Autrement dit pour le seul plaisir de faire le mal pour rien.

Je prends trois exemples. Le premier est celui des enfants qui prennent plaisir à arracher leurs ailes aux mouches2, par pure et simple cruauté.

Le deuxième est le plaisir que l'on a à se moquer et à ridiculiser les croyances religieuses des autres. On caricature le Prophète de l'islam, par exemple. Pourquoi ? Pour rien, pour le simple plaisir de scandaliser, de provoquer et d'atteindre l'autre sur un point qui relève pour lui du sacré.

Le troisième, je l'emprunte au récit de la Passion. Ce plaisir est celui de ceux qui, dans les heures qui précédèrent la crucifixion de Jésus, se sont moqués de lui, l'affublant d'une couronne d'épines, le revêtant d'un habit de carnaval, s'acharnant ainsi à le ridiculiser et à l'humilier. Pour rien, simplement pour le plaisir.

Comment expliquer de tels comportements ? On peut bien sûr invoquer des mobiles qui relèvent de la pathologie mentale, mais cela ne suffit pas. De fait, le plaisir de faire le mal pour le mal, c'est-à-dire pour rien, se manifeste chez des gens tout à fait « normaux », sains d'esprit. Alors, pourquoi ce plaisir ?

À mon sens, ce plaisir relève d'abord et avant tout de la jouissance qu'il y a à exercer un pouvoir. Ce plaisir n'est rien d'autre que l'une des multiples formes de la volonté de puissance et du plaisir à la mettre en œuvre3. La jouissance de manifester cette puissance est la jouissance de détruire et, si possible, de détruire pour rien, pour le plaisir.

Arracher les ailes à une mouche qui ne peut réagir n'est rien d'autre que le plaisir de la « posséder », de la disloquer, de la crucifier. Mettre volontairement le feu à une forêt en plein été est faire le mal gratuitement, pour le simple plaisir de détruire, de saccager, de brûler. Se moquer des croyances religieuses des autres n'est pas combattre ces croyances au nom de je ne sais quelle vérité que l'on voudrait défendre. C'est seulement le faire pour la jouissance de ridiculiser ceux qui les professent et de détruire ce qui pour eux est sacré.

On peut à juste titre voir là une manifestation de la pulsion de mort, pour reprendre le concept élaboré par Sigmund Freud dans ses derniers ouvrages4. La pulsion de mort est la pulsion de détruire, et de détruire pour rien. Mais il faut ajouter que, pour Freud, cette pulsion est en fait, aussi surprenant que cela puisse paraître, l'une des modalités de la pulsion de vie, de cette pulsion de vie qui, entre autres, pousse à la recherche du plaisir. On comprend ainsi que c'est en fait la recherche du plaisir qui nous induit à faire du mal pour rien. De fait, des expériences de laboratoire ont montré que lorsque l'on fait volontairement du mal à quelqu'un, par exemple en lui faisant subir un choc électrique, la région du cerveau qui est activée est celle qui correspond à des expériences gratifiantes et sources de plaisir.

« Un homme, ça s'empêche »

Comment pourrait-on exorciser ce plaisir à faire le mal qui gît au fond de chacun ? Hélas, je ne vois guère de moyens. Mais il faut quand même rappeler ce mot de Lucien Camus que rapporte son fils, Albert Camus : « Un homme, ça s'empêche5. » Ça s'empêche de laisser surgir la bête qui se niche en lui. Ça s'empêche de faire le mal et surtout d'y trouver du plaisir.

À redécouvrir, dans Christus :
Le hors-série « L'épreuve du mal, Un chemin pour la foi, n° 194HS, mai 2002 (sur www.revue-christus.com/numero/mai-2002).

1 Terme utilisé pour désigner les combattants algériens entrés en lutte pour l'indépendance de leur pays.

2 Citons William Shakespeare à ce sujet : « Des mouches aux mains des enfants espiègles, voici ce que nous sommes pour les dieux. Ils nous tuent pour leur plaisir » (Le roi Lear, IV, 1). Il n'y a pas que les hommes qui font le mal par plaisir ! Cette idée que les dieux nous font souffrir pour leur plaisir est celle que développe le livre de Job puisque Job reproche à Dieu de le faire souffrir pour rien, sans raison. Voir notre ouvrage Job et le problème du mal, Un éloge de l'absurde (Cerf, 2020) et notre article « Job et le problème du mal » (Christus, n° 271, juillet 2021).

3 La jouissance de mettre en œuvre sa volonté de puissance peut être aussi la volonté d'imposer le bien, et là réside l'origine de tous les totalitarismes de l'utopie. Le processus psychologique est le même que dans la jouissance d'imposer le mal. Imposer le bien et imposer le mal sont les deux formes de la volonté de puissance et elles sont bien souvent conjuguées.
4 Sigmund Freud, dans Albert Einstein et Sigmund Freud, Pourquoi la guerre ?, Payot et rivages, 2005, p. 54.
5 Lucien Camus (1876-1947) avait été profondément horrifié par une exécution capitale à laquelle il avait assisté et par les horreurs de la guerre à laquelle il avait participé.