Peu d'enfants ont une expérience de la vie aussi précoce aussi diverse aussi fondamentale que celui du Quart monde. Tout jeune il connaît la lutte pour la survie, le prix de l'amour, l'angoisse de la solitude et de la souffrance les mécanismes de la violence Tout jeune il se découvre responsable de lui-même et des siens, et connaît déjà le poids de l'échec, de la culpabilité. Pourtant, il ne "sait" rien. A l'école il est quasi systématiquement parmi les mauvais élèves, inintéressants. Et plus il grandira, plus il sera catalogué parmi les ignorants et les incapables, au point qu'il dira lui-même : "le suis de ceux avec qui on ne peut rien faire... " Depuis trois générations, l'effort de la société a été de donner l'instruction non seulement à une classe privilégiée mais à l'ensemble de la nation. La couche sous-prolétarienne n'a cependant pas été touchée par cet effort : c'est l'injustice la plus grande qui puisse lui être faite de la laisser dans l'incapacité de maîtriser ses idées et celles des auttes. Face à cette situation, le Mouvement ATD-Quart Monde ne pouvait être autte chose qu'un mouvement de lutte pour le Savoir » 1.

Le handicap culturel


Le Père Wresinski pose bien le problème en expliquant pourquoi le mouvement ATD-Quart Monde, dont il est le fondateur, a dès le début placé l'accès à la lecture clé de la plupart des savoirs, au coeur de son action. Il avait compris qu'à l'origine des maux dont souffre son peuple il y a ce mur de l'ignorance, qui le sépare des auttes hommes et l'empêche de jouir des libertés fondamentales : un illettré est à la merci de tout le monde. Un des deux premiers espaces de rassemblement qu'il avait ouverts dans ce lieu d'extrême exclusion et de désespoir qu'était le bidonville de Noisy-le-Grand, en 1957, était une bibliothèque. Les gens avaient faim : il leur offrait des livres...
Le Père Joseph, au début des années 70, a le premier dénoncé l'illettrisme de toute une partie de la population française (5%). Il a fait scandale dans un pays où l'instruction était obligatoire pour tous depuis cent ans. On ne l'a pas cm. Et puis, il a fallu se rendre à l'évidence, même en haut lieu. Mais le problème une fois repéré, n'était pas facile à traiter. Il y a des raisons profondes, très anciennes, à la grande difficulté de bien des gens du Quart monde à maîtriser vraiment la lecture. L'absentéisme scolaire, si fréquent le manque de temps qu'il est matériellement possible de consacrer, dans une famille vivant dans l'exclusion, à l'apprentissage de la lecture, n'expliquent pas tout. L'enfermement social engendre l'enfermement culturel. Le niveau général de connaissances, même les plus élémentaires, est très bas. Des « volontaires » du Mouvement vivant dans une cité du Quart monde ont noté que beaucoup d'enfants, entre neuf et douze ans, ne pouvaient pas nommer les animaux les plus courants, ni les points cardinaux, et n'avaient aucune notion élémentaire de géographie. Ces enfants se repèrent généralement mal dans le temps et l'espace ; sitôt sortis de leur cité, ils sont perdus, incapables de se retrouver, de s'orienter.
Le langage est pauvre. Un lourd silence pèse souvent sur la vie familiale en Quart monde Difficulté à dire inutilité de dire... Et, à l'extérieur, honte de dire ce qu'on pourrait dire. Les échanges, quand il y en a, se limitent en général au strict nécessaire pour la vie matérielle de tous les jours qui envahit tout le champ de conscience, tellement elle est difficile à mener à bien. Le vocabulaire est forcément réduit : une « salle de bains », c'est aussi bien un lavabo qu'une douche ou une baignoire. Ces mots qu'on prononce peu, on finit même par les prononcer mal. Comment les enfants qui ne les entendent qu'ainsi pounaient-ils les prononcer conectement lors de l'apprentissage de la lecture ?
 

L'intuition d'ATD-Quart Monde


Cette réduction culturelle handicape l'enfant tout au long de sa petite enfance. Quand il se présente en maternelle a fortiori au cours préparatoire il est déjà appauvri et en retard par rapport aux auttes bambins de son âge. C'est donc avant trois ans qu'il faut agir si l'on veut rompre le cercle vicieux ATD-Quart Monde a aéé une série de structures de soutien, accessibles tout au long de l'enfance Encore relativement peu nombreuses, elles servent de laboratoires d'idées et sont destinées à faire tache d'huile
A la cité promotionnelle de Noisy-le-Grand
2, toute la filière existe depuis de longues années : on débute à la pré-école, où les tout-petits acquièrent les bases (socialisation, vocabulaire latéralisation, notions d'espace et de temps) qui leur permettront d'aborder la suite avec les mêmes outils que les autres. Puis, entre trois et six ans, ce processus d'apprivoisement de l'écrit se poursuit au pré-pivot : il s'agit d'accueillir les 3/6 ans, après la maternelle le soir, pour un temps de plaisir autour de l'expression orale Peu d'enfants à la fois (six ou sept), entourés par presque autant d'adultes, pour tout un travail sur le langage que Laurence Lentin 3 appelle l'« interaction langagière adaptée » : un adulte, en face d'un enfant, l'écoute, interprète sa pensée, la reformule correctement, lui décrit ce qu'il fait lui-même En l'écoutant sans même s'en apercevoir, l'enfant structure sa pensée enrichit son vocabulaire apprend à construire ses phrases. Cet accompagnement très individualisé a pour but d'éviter la rupture si fréquente entre l'oral et l'écrit qui pose tant de problèmes à l'âge où l'on apprend à lire Un enfant formant des phrases structurées, capable de raconter de façon compréhensible quelque chose qui ne le concerne pas nécessairement est prêt à apprendre à lire c'est-à-dire à entrer dans la pensée d'un autre
Ensuite à l'âge scolaire quand l'apprentissage devient si souvent rébarbatif, il faut faire en sorte que les enfants conservent l'envie de lire Apprendre à lire non parce qu'on y est obligé, ou seulement parce que c'est utile pour ttouver un emploi, mais parce qu'il est intéressant de découvrir ce qui est écrit dans les livres, parce que lorsqu'on lit on devient plus autonome plus libre plus mûr — et que tout cela, qui conduit in fine à maîtriser sa vie est attirant. Le Mouvement a donc créé les pivots culturels. On y accueille les enfants de l'âge du primaire (une bonne centaine pour le pivot de Noisy-le-Grand) pour les amener à la culture : lecture d'abord, mais aussi théâtre peinture et bien sûr, initiation à l'informatique essentielle pour que là au moins, ces enfants soient à l'heure au rendez-vous.
Une séance au pivot commence toujours par la lecture d'un livre par un adulte. Puis, on lui trouve des prolongements, souvent en partenariat avec d'autres structures locales : le conservatoire la médiathèque, l'Ecole de cinéma Louis-Lumière de Noisy — le but étant de décloisonner le monde des enfants, de jeter des ponts entte les divers lieux de culture, de donner aux jeunes l'occasion de faire des expériences positives, dont ils retirent fierté, confiance en eux, certitude d'être utiles à quelque chose.
Pour apprendre à lire, il faut en avoir envie ; il faut donc en comprendre l'enjeu, se situer dans un lieu et une histoire. Le parcours d'échec de ces enfants jusqu'à leur arrivée à Noisy, leur existence dans des familles où il n'y a pas un livre parce que c'est un luxe, parce que le langage des livres n'est pas le leur et que se l'approprier peut être vécu comme une infidélité faite aux parents, tout cela fait obstacle. Ce sont clairement ceux qui vivent les situations les plus difficiles qui ont le plus de mal : un vécu trop lourd obnubile la conscience. Pour apprendre à lire il faut éprouver un minimum de sécurité. Il faut donc travailler autant sur l'environnement que sur la méthode.
 

Les bibliothèques de rue


Parallèlement aux pivots culturels, le Mouvement a lancé, dans la foulée des idées nées en 1968 sur la délocalisation des centres de savoir et de pouvoir, les bibliothèques de rue. L'idée est cette fois d'amener le savoir là où sont les enfants : dans la me. Leur travail est basé sur trois grands principes :
Elles ont lieu dehors : les obstacles matériels, comme les franchissements de porte, insurmontables pour ceux qui vivent en permanence le rejet et l'exclusion, sont supprimés. Ainsi la bibliothèque prend-elle place aux yeux de tous, parents et voisins : il est indispensable que ceux-ci soient témoins de cette découverte associés à elle ; faire progresser les enfants en mpture avec leur milieu serait une imposture. Cela permet souvent de changer de regard sur les enfants qui fréquentent la bibliothèque et de valoriser le quartier.
La régularité : pour une population dont la vie est jalonnée d'échecs et d'abandons, elle est essentielle ; en elle-même, elle est porteuse d'autre chose. Donc, y compris pendant les vacances, quand tous les services sociaux sont fermés, même quand il pleut, elle a lieu.
On n'y refuse jamais personne, ce qui permet un certain brassage bénéfique d'enfants d'origines ethniques et sociales diverses, puisqu'il se produit en dehors des tensions habituelles.
Trois ou quatre animateurs s'installent sur une couverture, ouvrent leur valise et étalent les livres qu'elle contient : de beaux livres, en très bon état, qui font envie. Toujours cette intuition du Père Joseph : pour ceux qui ne trouvent jamais sur leur chemin que du deuxième ou du quatrième choix, il est essentiel de proposer le meilleur... Les animateurs attendent que la curiosité force la timidité, et ils font asseoir sur la couverture à leurs côtés un, puis deux, puis dix enfants qui viennent pour qu'on leur « lise une histoire ». Et là, dans le froid de l'hiver ou sous le soleil, la même magie opère : l'imagination se met au travail pour recréer le sens de ce mot qui échappe pour inventer tout un monde personnel à partir des dessins ; l'histoire qui arrive aux autres permet de prendre du recul, de relativiser ce qui arrive à soi ; l'humour, le rire permettent d'introduire de la légèreté, de la joie de vivre dans des vies particulièrement lourdes et obnubilées par la dureté de la vie matérielle
Ces « autres », à qui il arrive aussi des mésaventures, finissent par faire moins peur. Les histoires mettent en valeur des qualités de débrouillardise d'astuce (le petit Poucet), qui sont celles des enfants du Quart monde mais que l'école ne reconnaît pas. A travers ces livres, on se sent donc reconnu, enfin. On peut regarder le maîtte ou les auttes avec moins de honte ; on se sent plus fort.

 

L'enjeu du livre


Cette découverte ludique gratuite du livre (il ne s'agit évidemment pas de se substituer à l'école et d'apprendre à lire aux enfants) ne doit pas être coupée du reste de la vie Les animateurs se font connaître des instituteurs, mais aussi des bibliothèques de quartier : un des buts de la bibliothèque de me est d'amener les enfants à les fréquenter régulièrement. Pour les familiariser avec ce « franchissement de porte » tant redouté et faire le lien entte les deux « lieux », les animateurs rangent leur valise de livres à la bibliothèque et vont l'y reprendre avec les enfants.
Les parents reconnaissent là une véritable ambition pour leurs enfants. Les animateurs font remarquer qu'ils seraient beaucoup moins motivés par un atelier d'initiation à la peinture par exemple : il ne s'agit pas de leur apprendre quelque chose mais de les faire accéder à un statut de citoyen. Car l'enjeu du livre c'est bien plus que la lecture : c'est tout un processus de socialisation et d'intégration qui se fait ou ne se fait pas, à partir de la lecture Tous les parents, sans exception, expriment ce désir que leurs enfants aient accès au savoir. Tous les enfants ont aussi ce désir : tous ont vraiment envie de savoir lire C'est une constante d'une grande force dont tous les animateurs témoignent spontanément sans exception.
Les enfants de ces familles qui vivent dans une grande précarité (squats, logements minuscules, vétustés, parfois insalubres) manquent d'espace de temps, d'attention. Ils ont l'esprit et le coeur pleins de préoccupations très lourdes. Cette petite fille de cinq ans qui fréquente la bibliothèque de me du xix* arrondissement à Paris, vit avec huit autres personnes dans deux pièces sans fenêtre au rez-de-chaussée Quand il pleut il pleut aussi chez elle Elle est constamment agitée, délaissant un livre pour un autre à moitié regardé, ne tient pas en place D'où pourrait lui venir ce minimum de stabilité et d'espace qui lui permettrait de fixer son attention ?
L'école a évidemment du mal à gérer ces enfants turbulents et incapables de se concentrer. Le blocage puis le rejet apparaissent très vite si l'on n'a pas pu agir à temps. Son but est que la majorité des enfants apprennent en un temps donné. La vision du Mouvement est inverse : partir de celui qui n'arrive à rien pour l'amener au succès comme les autres, mais à son rythme à lui. Les enseignants constatent la réussite de la stratégie globale du Mouvement pour les apprentissages fondamentaux (lecture, écriture, calcul) là où il a pu intervenir. Mais si le retard s'accumule les enfants sont « poussés » dans les classes de perfectionnement à partir desquelles il est presque impossible de retrouver le cursus « normal ». Voilà une vie toute tracée, sans guère d'espoir de promotion sociale.
 
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Au moins demeure l'essentielle capacité de culture personnelle par la lecture Elle donne une distance, une liberté qui permet de ne pas céder au fatalisme, de changer son regard sur son existence et celle des autres, et donc d'envisager de bâtir autre chose. Elle n'est évidemment pas la seule porte d'entrée vers le spirituel, qui surgit parfois de façon tout à fait inattendue dans la vie des gens. Mais la distanciation aide à relativiser le matériel, et c'est un premier pas : « La vraie équité, c'est vouloir que l'autre ait la même puissance intellectuelle et spirituelle que nous ; c'est faire du Quart monde un groupe de gens capables à leur tour de créer un milieu où les hommes pourront ensemble bâtir quelque chose de neuf, de différent de ce qu'ils ont vécu jusqu'ici » 4.



1. Joseph Wresinski, « L'enfant du Quart monde en quête de savoir », Igloos, avril 1979.
2. Construite en 1970 sur l'emplacement du bidonville où le Père Joseph avait fondé le Mouvement en 1957, elle accueille les familles choisies par ATD parmi les plus blessées par la vie Elles sont quaue-vingts environ, et y restent de trois à six ans avant de pouvoir repartir s'installer ailleurs. Le Mouvement vit au milieu d'elles, en cherchant avec elles des solutions à leurs problèmes, en premier lieu l'emploi, mais aussi l'accès au savoir.
3. D'abord institutrice, elle a créé le Centre de recherche sur l'acquisition du langage oral et écrit (Université Paris III), et l'Association de formation et de recherche sur le langage Entre 1983 et 1990, elle a mené une recherche sur les enfants des pré-écoles, en collaboration avec ATD-Quart Monde (cf. Ces enfants qui veulent apprendre, L'Atelier/ATD-Quart Monde, 1995).
4. J Wresinski, art CIL