Franck DAMOUR Essayiste et enseignant, co-responsable de la revue Nunc, Blois. A publié : Olivier Clément, un itinéraire spirituel (Anne Sigier, 2001) et Qu’avons-nous fait de l’au-delà ? Fragments d’un discours interrompu sur les urnes funéraires (Bayard, coll. « Christus », 2011). Dernier article paru dans Christus : « Olivier Clément : un maître spirituel » (n° 222, avril 2009).   
 
 
Nous sommes au milieu du gué, et nous ne voyons ni la rive abandonnée, ni celle qui se révèle peu à peu. Nous sommes au milieu du gué, et nous ne bougeons plus, fascinés par le fleuve. Tel est notre rapport à l’héritage, frappé d’une double ambivalence : • La première tient à la possibilité d’hériter au temps de la volatilité de l’économie, du nomadisme des individus, de l’incessant réagencement des familles, de l’innovation technologique en temps réel, bref de l’accélération continue du temps. L’idée d’héritage peut sembler une incongruité dans la pratique commune du temps, dans notre temporalité. Et pourtant, nombreux sont les signes qui montrent le contraire. Il y a d’abord le fait que l’héritage, au sens matériel du terme, se soit démocratisé 1. Ce désir d’héritage s’exprime aussi dans la passion, par exemple, pour les Journées du patrimoine 2, le goût pour les récits de filiation ou encore le désir d’être héritier d’une tradition, religieuse ou nationale. • La seconde ambivalence tient en peu de mots : si nous voulons être des héritiers, nous ne voulons pas hériter de n’importe quoi. Nous voulons pouvoir dire de quelle rive nous sommes partis, mais aussi pouvoir choisir cette rive. Disposition saine, car l’héritier d’aujourd’hui jouit de ce droit d’inventaire âprement gagné par ses aînés. En même temps, n’entend-on pas souvent ces enfants, nés libres de tout héritage contraignant, reprocher à leurs aînés de ne leur avoir rien transmis ? Crise de la transmission… qui fait si souvent, sous une forme ou une autre, la une des journaux. Comment, dans cette situation confuse, retrouver le fil du sens de l’héritage ? En envisageant sans doute l’héritage à l’échelle tant familiale que collective, dans ses dimensions tant matérielles, affectives que culturelles, entre transmission et patrimoine.
 

Une quête

Si l’héritage se pense d’abord en termes d’héritage familial, comme toujours 3, il semble avoir gagné en complexité : le processus de l’héritage a connu une accélération du fait de sa démultiplication dans le moment d’une seule génération. D’abord parce que les générations sont de plus en plus nombreuses à coexister. Et puis, parce que les cas de plus en plus fréquents des familles recomposées augmentent d’autant les ascendants et rendent moins lisibles les histoires de famille. Se situer dans une telle densité générationnelle est inédit. Ce contexte familial complexifie le questionnement identitaire : où se situer dans de telles familles ? de qui est-on l’héritier ? Car des deux dimensions de l’héritage, l’économique et l’affective, c’est surtout cette dernière qui travaille la famille actuelle. Cela explique sans doute la passion des Français pour la généalogie 4 : un sondage Ipsos de 2010 indique que 65 % des moins de 35 ans ont déjà entrepris de telles recherches. D’ailleurs, la construction de l’arbre généalogique sort du cercle familial pour être mobilisée au cours d’enquêtes sociales ou d’entretiens thérapeutiques. Cette passion généalogique se retrouve dans le goût des archives familiales, qu’il s’agisse de vieilles photographies, de lettres oubliées ou d’objets familiers, que parfois, lors de ces vide-greniers qui viennent une fois l’an animer la vie de la moindre commune de France, on déverse sur le trottoir en exutoire collectif. L’enquête sur les origines peut prendre aussi le chemin d’une guérison, comme en témoigne également le succès de la psychogénéalogie, développée dans les années 1970 par Anne Ancelin Schützenberger 5. Selon elle, bien des troubles peuvent trouver leur origine dans la vie des ascendants, notamment dans les traumatismes et ruptures familiales, et ce sans que le patient en ait nécessairement une connaissance objective. Elle replace l’individu dans un temps long, en quête parfois de ces « secrets de famille » qui peuvent devenir les maîtres silencieux de nombreuses vies, ou plus simplement d’une logique à l’intérieur de l’histoire familiale qui se répète de génération en génération, emprisonnant les individus dans une boucle temporelle souvent à leur insu. La psychogénéalogie n’a aucune prise sur l’ADN, qui concentre toute la hantise de l’hérédité. Le décryptage du génome humain nourrit bien des fantasmes eugénistes, entretenant le rêve que l’involontaire inhérent à l’hérédité devienne « volontaire » puisque les progrès technologiques montrent le foetus et lisent l’ADN ; ce qui permettrait éventuellement de faire des « choix ». En fait, l’involontaire a seulement été déplacé, sans que les progrès technologiques ne parviennent à le résorber.
 

La transmission ou l’héritage tronqué

Qu’il s’agisse des secrets de famille ou de l’ADN, l’involontaire fait peur. L’héritage est autant craint par ce qu’on en connaît (les normes sociales, familiales, etc.) que par l’inconnu qu’il recèle. De là naît ce désir d’une explicitation de l’héritage, comme si le testament seul importait. Aussi préfère-t-on remplacer à la fois les mots « héritage » et « testament » par celui de « transmission », thème qui fait le bonheur des sciences sociales et des philosophes. Pourquoi la transmission ? Parce qu’hériter aujourd’hui vient après un travail critique sur l’héritage et une promotion du droit d’inventaire. Conduite après deux guerres mondiales où le sens du sacrifice au nom des pères a fait tant de morts, s’opposant au colonialisme tout comme au conformisme moral, cette critique est elle-même un héritage, parfois encombrant, que certains voudraient escamoter sous le tapis. Or, comme tout héritage, on ne peut le nier. La critique de l’héritage constitue, volens, nolens, notre habitus, et c’est à partir d’elle que l’héritage doit être pensé aujourd’hui. D’abord parce que tout héritage n’est pas à recevoir. Les violences familiales, les culpabilités enfouies, les coutumes familiales qui déterminent choix de vie, amour, métier, amitié – parfois avec violence physique, souvent avec violence morale –, les dettes des parents, rien de tout cela ne devrait échapper à ce droit d’inventaire. En même temps, à l’autre bout du cadran, l’idée qu’aucune conviction, religieuse ou autre, aucune culture propre ne doit être transmise pour ne pas entraver la liberté des enfants peut apparaître aussi comme une violence, désarmant les fragiles. La plupart des héritages se situent entre les deux. Dans le discernement indécis, dans les décisions grises et peu assurées. Aussi paraît-il plus juste de parler de transmission, car elle semble pouvoir concilier la double injonction de l’autonomie du sujet et de la solidarité entre les générations, avec ce que cela suppose de négociations et d’ajustements. On comprend dès lors que l’héritage, au sens juridique et matériel du terme, évolue vers des formes plus contractuelles. Cette réponse à l’incertitude économique est également à interpréter dans sa dimension psychologique : la contractualisation contracte le temps en mettant sur un plan d’égalité les générations, ce qui correspond à une moindre conscience collective de la mort 6. L’héritage économique est devenu un élément parmi d’autres dans un ensemble d’échanges, de dons en nature et en monnaie entre les générations, vers l’amont comme vers l’aval : les biens matériels ont alors d’autant plus de charge affective. Ainsi, la transmission semble devenir une reformulation acceptable de l’héritage, en tant qu’elle est une transaction entre égaux, je dirais même entre ego, ce qui est tout de même assez paradoxal, voire une contradictio per se. En effet, le sujet ne naît pas de lui-même, mais d’une dette fondatrice : l’héritage excède toujours la transmission. Il ne s’agit donc pas, entre l’héritage et la transmission, d’une simple différence de point de vue : l’héritage ne peut être pensé comme une simple transmission, car il ne relève pas de la volonté du sujet et le met dans l’incapacité de dresser un inventaire complet. Pour le dire plus simplement, il y a du risque dans l’héritage, un risque masqué dans la transmission qui aplanit l’écart généalogique et laisse croire que tout est maîtrisable. Or l’héritage est une responsabilité partagée entre celui qui transmet et celui qui reçoit : ni l’un ni l’autre ne peuvent prétendre tout maîtriser de ce qui est hérité. Il permet d’ancrer l’individu dans l’universel. L’héritage est un appel à rejoindre la communauté des hommes, celle des ascendants, mais aussi celle des descendants. C’est donc une question qui ne peut être abordée sur le seul plan familial ou individuel, ce que nos contemporains ressentent bien, comme le montre leur passion pour un patrimoine commun.
 

Le patrimoine ou l’immortalité pour tous

Le patrimoine a pris un sens nouveau au XIXe siècle avec l’invention du « patrimoine culturel » qui exalte le passé national. Cette notion n’a pas disparu, comme l’attestent les Journées du patrimoine, mais il a changé d’échelle : c’est dorénavant le patrimoine local qui l’emporte. Au même moment, le patrimoine s’est élargi à l’ensemble de l’humanité, à travers la liste des lieux protégés par l’UNESCO. Puis, depuis une décennie, il est devenu génétique, et il s’agit de le préserver au nom de l’inventivité de la nature ! Le patrimoine est la seule façon d’envisager l’hérédité comme un champ des possibles. Il est significatif que les premiers grands textes définissant « the common heritage of mankind » aient concerné, en 1967, les fonds marins, puis la lune en 1979 et enfin l’Antarctique 7… C’est la question de la Terre qui est posée, mais à l’aune de ses frontières, de la terre encore promise 8. Cela montre bien que cette idée de patrimoine n’est pas uniquement conservatrice : elle est aussi porteuse d’une charge utopique. L’héritage-patrimoine renoue ainsi avec la totalité du sens romain du « patrimoine » : l’héritage du pater familias désignait à la fois les biens matériels et la capacité à assurer le sacrifice, le culte des morts. Le patrimoine sert à unir en un ensemble vivants et morts, à donner à cette terre la profondeur temporelle qui l’humanise. S’il est préservation d’un ordre, c’est d’un ordre partagé qu’il s’agit, comme si le père déboussolé de la cellule nucléaire ne devait son salut qu’au père tutélaire de la tribu. Le patrimoine est un héritage collectif, un bien dont nous serions à la fois tous propriétaires et tous dépossédés. C’est un moment de gratuité et d’authenticité. Au regard de la simple transmission, le patrimoine a donc une vertu : il se situe du côté de celui qui transmet et du côté de celui qui reçoit. Il objectivise la relation et la dépassionne. Il permet aussi de créer une stabilité, une permanence, d’apprivoiser le rythme du temps. Contempler et participer au patrimoine commun, c’est ne pas mourir ; alors que la fonction d’éternité de l’héritage disparaît du domaine privé, elle n’a eu de cesse de grandir dans le domaine public. En cela, on voit bien comment le patrimoine vient équilibrer et s’harmoniser avec l’idée de transmission, apportant du collectif à l’individuel. Toutefois, on peut rester sceptique : le sujet de la modernité tardive peut-il longtemps se satisfaire de cette dissolution dans une unité plus large et indéfinie ? Le patrimoine, même historique, ne raconte pas mon histoire, à peine notre histoire. Il est plutôt une utopie de sortie de l’histoire, car le patrimoine ne meurt jamais. Or, pour hériter, il faut bien que quelqu’un meure.
 

Le retour du récit

Ainsi, ni la transmission pour la dimension privée, ni le patrimoine pour la dimension collective ne semblent capables de rendre compte de ce qui se joue dans l’héritage. Car, en fait, ces deux dimensions sont désarticulées entre elles et sans prise sur le temps. Aux deux fait défaut l’histoire que raconte tout héritage. Car un héritage est un récit ; pas seulement une grammaire des relations, mais un récit avec une origine – contestable mais non moins fondatrice – et une fin. Un récit qui nous embarque et nous fait traverser le gué. Ce n’est pas un hasard si ce sont des romanciers, et non des sociologues, qui se sont fait l’écho de cette quête généalogique, notamment depuis le milieu des années 1980 où apparaissent de nombreux récits de filiation, tels les Vies minuscules de Pierre Michon, Les champs d’honneur de Jean Rouault ou La place d’Annie Ernaux. Ces écrivains restituent la vie d’un parent, un récit souvent inauguré par la mort ou provoqué par un objet retrouvé. Comme l’écrit Pierre Bergounioux, « les morts existent deux fois : dehors, avant et, ensuite, dedans » 9, seconde vie que ces auteurs décrivent le plus souvent comme une souffrance. Ce dont les romanciers rendent compte, on peut le voir aussi dans la quête d’origine, chez les enfants d’immigrés par exemple. Un tel recours au récit, qui nous replace dans une temporalité, est aussi très frappant dans le monde scolaire. En témoigne l’usage des arbres généalogiques dans les écoles primaires, et parfois au collège, signe que l’on considère l’héritage comme un vecteur politique positif – et pas seulement aliénant – apte à donner du sens au brassage culturel. Dans l’enseignement du français comme de l’histoire, on peut être frappé par le retour du récit, du biographique, des oeuvres patrimoniales. Et tout cela tient avec la conviction, qui demeure, que le savoir doit être construit par l’enfant, qu’il s’agisse de son passé ou de sa langue… En effet, cet intérêt renouvelé pour l’héritage s’inscrit plus largement dans ce que les Anglo-saxons appellent le narrative turn. Amorcé dans les études littéraires, étendu par le biais des sciences humaines au management et au domaine politique, il pose que l’homme est avant tout un animal de fiction. Plus qu’un argumentaire raisonné, plus qu’une démonstration rigoureuse, la bonne histoire emporte notre adhésion, notamment parce que, quelle qu’elle soit, elle fait de nous des héritiers. Dans le mouvement ATD Quart-monde, le P. Joseph Wresinski a largement utilisé la puissance de vie que peut transmettre un récit qui redonne sens et prise au temps 10. Mais le récit n’est que storytelling lorsqu’il est placé au service du marketing, du management ou de la communication politique. Ainsi, le fameux « retour du religieux », forme extrême de l’héritage s’il en est, n’emprunte souvent à ce dernier que le discours. Comme l’a argumenté de façon intéressante Olivier Roy, l’une des grandes caractéristiques de la religiosité contemporaine est sa déconnexion d’avec la culture 11. Comment discerner le récit qui sera récit de vie ?
 

Retrouver le temps

Un récit de vie est l’histoire d’un héritage. Comment il a été transmis, ce qu’il contient, d’où il vient. Comment il a été accueilli. Ou contesté. Ou refusé. Une histoire commune. Une histoire qui permet le passage du gué, car elle nous arrache à l’attraction du courant, car elle nous rend de la profondeur et donc de la hauteur. Hériter est donc une question de temps. Et notre difficulté à être héritier est liée à notre temporalité, cette accélération immobile et paralysante qui nous tient lieu de vie. Cela vient-il d’une peur de la mort ? D’un épuisement du désir de vivre ? « On pourrait dire que l’assomption d’un certain héritage est le seul moyen de prendre en charge sa vie, et que cette assomption n’est rendue possible que si, au moins, a été transmis un désir de vivre et de continuer à vivre, une fureur de vivre, en quelque sorte » 12. En tout cas, pour exorciser cette maladie du temps, des alternatives sont proposées : la transmission et le patrimoine. Chacun dit quelque chose de l’héritage, mais il le scinde aussi : au privé la transmission, au collectif le patrimoine. L’un comme l’autre contournent notre historicité : une transmission sans succession ; un patrimoine « achronique », immortalisant. Nous sommes au passage d’un gué : le désir d’hériter est palpable, mais sans que notre société puisse totalement assumer son coût. Et pourtant, ce coût est moindre que le gain de l’héritage. L’héritage ne nie pas notre historicité. Hériter suppose de partager une condition commune, de se faire contemporain des autres ; car, pour hériter, il faut avoir accepté sa mortalité. Accepter notre finitude pour rendre son infini au monde des générations : c’est à cette condition que l’ouverture sur l’universel sera possible. Dans cet esprit, nous pouvons reprendre, en lui donnant un autre sens, la formule d’André Malraux : « L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert » 13.
 
 
1. Il concerne 65 % des décès en France en 2000 contre 50 % en 1994 et sans doute 10 % au début du siècle.
2. Ces Journées ont vu, en 2010, pas loin de 12 millions de Français visiter arrièrecours de châteaux, ateliers de la SNCF et autres archives départementales…
3. En Occident, car il n’y a pas d’évidence naturelle de l’héritage : diverses cultures pratiquent ou ont pratiqué la destruction, l’enfouissement, voire la dispersion des biens.
4. Selon l’étude menée par l’historien Patrice Cabanel, elle aurait débuté lors du second semestre 1974 (voir « La “fièvre” généalogique », Revue française de généalogie, n° 95, décembre 1994-janvier 1995).
5. Son livre Aïe, mes aïeux ! (Desclée de Brouwer, 1993) a été un véritable bestseller. On peut penser aussi aux livres de Serge Tisseron ou de François Vigouroux sur les secrets de famille.
6. En témoigne le faible nombre de testaments : 5 % en France, moins du tiers en Grande-Bretagne, pourtant pays de liberté testamentaire. D’ailleurs, on peut observer une évolution vers une même norme à travers le monde : le modèle français du code civil de 1804 s’est largement diffusé, et l’autre modèle, celui de la liberté testamentaire des pays anglo-saxons, a tendance, dans la pratique, à converger vers une transmission automatisée. Voir Anne Gotman, L’héritage, PUF, 2006.
7. Le traité de l’Antarctique date de 1959, mais la formule n’apparaît que dans sa mise à jour en 1991. Voir A. Gotman, ibid.
8. Toujours au sujet de la « passion généalogique » (art. cit.), P. Cabanel la rattache à une « quête de la terre, domestique, charnelle, maternelle, privée ». 9. La Toussaint, Gallimard, 1994, p. 42.
10. Voir la synthèse d’Amaury Begasse de Dhaem, Théologie de la filiation et universalité du salut, Cerf, 2011.
11. La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008.
12. Clotilde Badal-Leguil, « Adolescents dans l’oeil du cyclone. Elephant ou la perte de la transmission », Études, juin 2004.
13. La politique, la culture, Gallimard, 1996, p. 123.