Dans son décret sur La rénovation et l’adaptation de la vie religieuse, le concile Vatican II a rappelé avec clarté le fondement de la vie religieuse : « La norme ultime de la vie religieuse étant de suivre le Christ selon l’enseignement de l’Évangile, cela doit être tenu par tous les instituts comme leur règle suprême1. » Certes, chaque baptisé est appelé à suivre le Christ et ce même Concile a souligné la dimension universelle de l’appel à la sainteté2. C’est pourquoi l’appel à suivre le Christ ne s’adresse pas aux seuls membres des instituts religieux. Mais il appartient aux religieux et religieuses de rester, au fil des siècles, « la mémoire évangélique » du peuple de Dieu, selon l’expression que Jean-Claude Guy a proposée3, et, à ce titre, on peut attendre d’eux qu’ils exercent des fonctions d’« innovation » et de « critique prophétique ». Car, pour éviter que ne s’affadisse la parole évangélique ou que ne s’émousse son mordant, la vie consacrée doit rester une instance de discernement au service du peuple de Dieu, non en se présentant comme la réalisation exemplaire d’une vie évangélique, mais en étant un signe qui ne cesse de désigner le Christ, afin qu’on ne le perde jamais de vue, et de faire sentir la fraîcheur toujours actuelle et toujours nouvelle de l’Évangile, dans une fidélité créatrice.

Un appel personnel

L’appel à une telle vie mûrit dans le secret du cœur. C’est une ouverture intérieure qui peut survenir de façon totalement imprévue mais qui peut aussi se lever lentement et doucement à l’horizon de la conscience, à la faveur d’une parole entendue, d’une lecture faite, d’une rencontre marquante. Ce qui s’ouvre là est bien en moi, mais je n’y suis pour rien. C’est pourquoi on peut s’en étonner comme Moïse devant un buisson qui brûlait sans être dévoré par les flammes, en être troublé et poser des questions comme Marie lors de l’Annonciation ou encore y opposer une forte résistance comme Jacob luttant contre l’ange, une nuit durant. Quoi qu’il en soit, l’appel de Dieu surprend et porte avec lui un inconnu qui lui est inhérent. Parlant à Nicodème du souffle de l’Esprit, Jésus ne lui disait-il pas : « Tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit » (Jn 3,8).

Mais que dit cette voix ? Elle n’a rien d’une injonction. Il s’agit plutôt d’une voix qui appelle et frappe doucement à ma porte, attendant que je l’ouvre. Cette discrétion est le propre de Dieu lorsqu’il vient et veut se donner lui-même à qui lui ouvrira sa porte. C’est là son désir, un désir qui le dit tout entier. C’est pourquoi, il s’accomplit dans ce don de lui-même qui a pris à nos yeux la figure définitive de Jésus, son Verbe fait chair, venu habiter parmi nous. En lui tout est dit et tout est donné de ce que Dieu veut donner et dire.

La rencontre de ce Dieu des évangiles peut alors s’entendre comme un appel à se donner à lui sans condition. Devant lui, tous les désirs épars du cœur se fondent en un, comme le suggère la parabole de la perle de grand prix : celui qui l’a trouvée s’en est allé vendre tout ce qu’il avait et l’a achetée (Mt 13,46). Voilà ce qu’opère la venue de Dieu : loin de ravir ma liberté, elle la libère au contraire de tous les attachements anarchiques qui divisent mon cœur. La venue de Dieu me remet à moi-même et, dans cette remise à moi-même par autre que moi, je deviens capable de me donner à mon tour comme lui, librement et par amour.

Cet appel libérateur de Dieu est aussi divers que sont diverses les personnes qui l’entendent. L’Écriture nous dit que chacun est appelé par son « nom », c’est-à-dire par ce qui le rend unique. Et, pourtant, l’appel particulier à « être mis à part pour annoncer l’Évangile de Dieu » (Rm 1,1) revêt quelques traits communs typiques qui permettent de le reconnaître comme tel et de confirmer son authenticité. Nous retiendrons ici l’appel à tout quitter et l’appel à rejoindre une communauté.

Un appel à tout quitter

Cet appel apparaît avec l’histoire d’Abraham. « Le Seigneur dit à Abram : “Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. Je rendrai grand ton nom. Sois une bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront ; qui te bafouera, je le maudirai ; en toi seront bénies toutes les familles de la terre.” Abram partit comme le Seigneur le lui avait dit » (Gn 12,1-4). Jésus a tenu le même langage à l’homme riche en quête de perfection : « Une seule chose te manque, lui disait-il : tout ce que tu as, vends-le, distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi » (Lc 18,22). De même à ses disciples : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc 14,26). Parfois, Jésus a donné à l’appel un ton d’urgence : « Il dit à un autre : “Suis-moi.” Celui-ci répondit : “Permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père.” Mais Jésus lui dit : “Laisse les morts enterrer leurs morts mais, toi, va annoncer le règne de Dieu” » (Lc 9,59-60).

Ces textes dessinent un mouvement d’intériorisation de l’appel à tout quitter : du pays natal aux biens matériels que l’on possède, jusqu’à se quitter soi-même sans céder à la tentation de regarder en arrière. L’impulsion d’un tel mouvement ne relève pas d’un geste ascétique, mais d’un amour préférentiel pour le Christ. Cet amour préférentiel porte à choisir de le suivre aujourd’hui sur ses chemins d’incarnation. La forme de vie que prendra cette suite viendra après et restera seconde. Seul le lien d’appartenance au Christ, librement choisi, fonde en vérité l’aventure d’une vie consacrée. Il trouve sa source au cœur de la prière de Jésus : « Père, je veux que, là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient eux aussi avec moi et qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée, car tu m’as aimé dès avant la fondation du monde » (Jn 17,24).

Ce lien d’appartenance au Christ rend libre par rapport à tout autre lien d’appartenance. Il est un point d’ancrage intérieur qui autorise et permet la mobilité la plus large et la plus aisée. Cette mobilité est le premier fruit du « tout quitter ». Le quitter évangélique n’est pas un déracinement, ni une fuite en avant, ni une errance. Il n’est pas le fait de personnes instables et perpétuellement insatisfaites. Le quitter évangélique est habité par la dynamique intérieure de la quête de Dieu. Car il s’agit moins de chercher Dieu pour le trouver que de trouver Dieu pour le chercher encore. C’est pourquoi, déjà là et encore à venir, il nous maintient en éveil. Qui pourra dire jusqu’où le Christ veut s’incarner ? Qui pourra dire la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de l’amour du Christ ? Toutes les logiques, toutes les frontières, toutes les planifications ne sont-elles pas subverties par l’Esprit de Dieu ? Mais celles et ceux qui ont entendu le « tout quitter » demanderont humblement la grâce de « suivre l’Agneau partout où il va » (Ap 14,4).

Après la mobilité, premier fruit du « tout quitter », le second fruit à en attendre est la fécondité. L’appel de Jésus tient en peu de mots. Un seul parfois. Il se passe d’explication, de justification, d’assurance. Cependant l’appel à le suivre s’accompagne d’une promesse de fécondité : « Pierre se mit à lui dire : “Eh bien, nous, nous avons tout laissé pour te suivre.” Jésus lui dit : “En vérité, je vous le déclare, personne n’aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l’Évangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions et, dans le monde à venir, la vie éternelle” » (Mc 10,28-30). Promesse d’une fécondité qui passe toute mesure, comme celle qui fut annoncée à Abraham : « Le Seigneur le mena dehors et lui dit : “Contemple donc le ciel, compte les étoiles, si tu peux les compter.” Puis il lui dit : “Telle sera ta descendance.” Abram eut foi dans le Seigneur et, pour cela, le Seigneur le considéra comme juste » (Gn 15,5-6).

Un appel à rejoindre une communauté

Bien que l’aventure que représente la suite du Christ dans une vie consacrée soit éminemment personnelle et chaque fois unique, personne ne peut la courir seul. Elle est vécue dès le départ et jusqu’à son terme en lien de fraternité. Qu’il suffise de rappeler l’appel en cascade des premiers disciples (Jn 1,35-51), l’appel des soixante-douze disciples que Jésus envoie deux par deux (Lc 10,1), Marie qui va voir en hâte Élisabeth après la visite de l’ange de l’Annonciation (Lc 1,39) ou encore Paul qui « essayait de s’agréger aux disciples » (Ac 9,26). L’appel à tout quitter pour suivre le Christ porte en lui un mouvement de sortie de soi pour aller rejoindre celles et ceux qui vivent déjà cette vie. Le choix d’une communauté religieuse se pose alors parmi les multiples formes de vie consacrée qu’offre l’Église. Il se fera selon les attraits qu’on ressent pour tel mode de vie commune, tel type d’engagement, tels champs apostoliques, telles orientations spirituelles insufflées par le fondateur ou la fondatrice.

Lorsque quelqu’un vient frapper à la porte d’une congrégation religieuse pour demander d’y être admis, un dialogue s’instaure avec des personnes désignées pour cela. Ce qui est né dans le secret du cœur et a fait mûrir le désir de vivre la vie évangélique dans cette congrégation vient au jour de la parole lors de cette première rencontre. Ce désir éminemment personnel va devoir manifester sa capacité de s’inscrire dans un corps communautaire qui est une réalité ecclésiale. Un processus de reconnaissance mutuelle s’engage alors, sur plusieurs années, pendant lesquelles celui ou celle qui arrive va se reconnaître ou non dans la forme de vie qu’il découvre, de même que ses membres anciens vont reconnaître ou non chez la personne qui arrive les graines de l’esprit dont vit la congrégation. Cette reconnaissance mutuelle ouvre la voie d’une authentique intégration. L’engagement définitif sera la confirmation de ce contentement partagé dans une joie sereine, sur la base duquel on peut poursuivre sa vie entière, avec des frères et des sœurs, l’aventure de la suite du Christ et de sa mission. C’est dire que cet engagement est un choix personnel de portée communautaire et ecclésiale. L’un ne va jamais sans l’autre. Je n’existe jamais antérieurement ou indépendamment des autres frères et sœurs. Je me reçois d’eux, comme je suis moi-même, pour chacun d’eux, constitutif de son être religieux. L’être religieux est bien relationnel.

Naître à la relation dans la vie religieuse est une aventure jamais achevée. Les forces de l’individualisme sont grandes, les revendications de la liberté et le souci de soi occupent aujourd’hui les esprits et risquent de les égarer. Face à ce risque, la relation demeure le parapet qui protège de la chute dans le vide.

La vie dans l’Esprit ne se capitalise pas, elle se partage et, dans ce partage, elle s’affermit, se creuse, se nuance, nourrit la créativité. Elle suppose une parole bienveillante et fréquente sur ce qu’on fait, sur ce qu’on vit, sur les appels de l’Esprit qu’on peut déchiffrer dans la mission confiée. Elle sera certains jours une parole de pardon et de réconciliation pour dénouer les blocages et poursuivre la route en paix. La communication mutuelle est le fondement d’un vivre ensemble au nom de l’Évangile.

« L’amour du Christ nous presse » (2 Co 5,14)

« Être mis à part pour annoncer l’Évangile de Dieu », selon le mot de saint Paul, n’est pas s’abstraire du monde et de l’Histoire. Dans une conférence à Francfort en 1976, le père Pedro Arrupe tenait des propos qui n’ont rien perdu de leur actualité : « Constamment, à travers toutes ces expériences et ces rencontres dans les pays du tiers-monde, je suis submergé par le sentiment angoissant que le temps presse. Nous autres, chrétiens, n’hésitons-nous pas trop, et trop longtemps ? Ne tirons-nous pas parfois des plans à trop long terme, et trop assurés ? Ne préférons-nous pas les choses apparemment sûres et éprouvées, et ne perdons-nous pas trop vite courage devant des initiatives et des risques possibles ? Vraiment, je ne voudrais pas donner prétexte à une panique sans raison. Mais si nous sommes invités par l’Écriture à déchiffrer les signes du temps, il appartient de manière essentielle à notre époque qu’elle ressente l’urgence des délais et la nécessité d’être prête à agir vite4. »

Ces propos ont l’allure d’une « critique prophétique » avec l’affirmation que le temps presse d’agir pour rejoindre toutes les formes de souffrance, de pauvreté, d’injustice, de vide spirituel. Face aux attitudes résignées, frileuses et indécises, qui différent le moment de l’engagement sur le terrain par peur du risque, les chrétiens laïcs, religieux et religieuses peuvent se retrouver et s’encourager pour professer un Christ qui, aujourd’hui et chaque jour, nous précède et nous attend en tout lieu, en toute situation, en toute personne. Nous ne cessons de découvrir combien sa présence nous déborde, nous presse et nous pousse toujours plus loin. La vie consacrée, pour sa part, dans ses modes de vie, d’expression et d’engagement, est appelée par vocation à maintenir vivante dans le corps ecclésial l’urgence de l’aujourd’hui.

De telles perspectives pourront paraître trop lourdes à vivre. On doit, en effet, reconnaître et dire, avec Jean-Baptiste Metz, que la suite du Christ, répondant à l’appel de « tout quitter pour le suivre… maison, femme, frères, parents, enfants, champs » (Lc 18,29 ; Mt 19,29 ; Mc 10,29), est d’une telle exigence, qu’elle se révèle impossible à vivre et à supporter en sa radicalité. « Ce qui permet de s’y engager, écrit ce théologien, c’est l’attente ferme d’un retour proche du Seigneur5. » Les derniers mots de la Bible nous laissent aussi sur cette note d’un retour proche du Seigneur : « Celui qui atteste [ces révélations] dit : “Oui, je viens bientôt.” Amen, viens, Seigneur Jésus ! » L’urgence de l’aujourd’hui pourra trouver dans ce « bientôt » un aiguillon salutaire pour s’engager dans les combats à mener pour que la vie l’emporte sur la mort, la vérité sur le mensonge, la bienveillance sur l’esprit de soupçon. Quant au cri jailli du fond du cœur, « Oui, viens Seigneur Jésus », il est la seule réponse à hauteur de l’appel que lance, aujourd’hui comme hier, ce Christ Seigneur à celles et ceux qui ont des oreilles pour entendre : « Viens, suis-moi. »

 

NOTES :

1 Vatican II, décret Perfectæ caritatis, n° 2, a.

2 Vatican II, constitution dogmatique Lumen gentium, n° 40.

3 J.-C. Guy, La vie religieuse, mémoire évangélique de l’Église, Le Centurion, 1987, p. 92.

4 P. Arrupe, conférence en l’église Saint-Paul de Francfort, en 1976, cité par Jean-Baptiste Metz, Un temps pour les ordres religieux, Cerf, 1981, p. 65.

5 J.-B. Metz, op. cit., p. 61.