« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? »
Alphonse de Lamartine

Louis se lève et entame une danse maladroite, un peu mécanique, mais sans retenue, ses mains semblant prendre la mesure de son corps. De temps à autre, il regarde Nao, le robot coloré qui diffuse la musique sur laquelle il danse aussi, avec un mélange analogue de mécanique et de naturel. Jamais Louis ne regarde ainsi ses soignants, ni même sa maman, émue et éblouie de voir son fils révéler ainsi la danse qui était en lui. Bien sûr, il est possible d'expliquer qu'un enfant autiste puisse développer des capacités de communication et d'expression par la médiation de cette machine car elle est, au contraire des humains, animée par un algorithme, donc prévisible et infatigable. Nao n'émet pas ces insensibles mouvements du visage et du corps, ces inflexions ténues de la voix qui constituent la trame mystérieuse de la communication humaine, et cela rassure l'enfant. Louis n'est pas dupe de l'artifice et le prend pour ce qu'il est, un objet transitionnel, un médiateur avec les autres humains. Et pourtant, qu'est-ce qui se vit dans ce processus entre l'enfant autiste, les adultes neurotypiques et la machine ? Quelle est la nature de cette relation étrange, déstabilisante parfois, inquiétante ou enthousiasmante, et pourtant quotidienne et familière, qui se tisse entre les humains et leurs objets techniques ?

Faire monde avec les machines

Un robot n'est sans doute pas n'importe quel objet car il a été construit pour être à la fois proche et loin de nous : il nous ressemble, par certaines de nos compétences qu'il imite selon son propre mode d'existence. Le robot humanoïde ne fait pourtant qu'être la matérialisation ultime d'une modalité relationnelle bien commune : l'anthropomorphisme, cette projection de notre humanité sur un objet, vivant ou artificiel, que l'humain développe à tout âge pour habiter le monde. Depuis que des anthropologues essayent d'analyser comment nous tissons des liens avec ces robots, l'anthropomorphisme, longtemps considéré comme un infantilisme, une erreur logique, voire une étape archaïque du développement des sociétés humaines, est réhabilité. Il rejoint parfois, sous leur plume, une autre catégorie : l'animisme. Prêter une âme à des choses est une façon de faire monde avec elle. Et les humains le feront d'autant plus que les ingénieurs et designers s'efforcent d'en faire des « machines animistes », conçues pour susciter des émotions et de l'interaction de telle sorte que, pour un temps et dans des circonstances précises, nous leur prêtons une âme. D'où cette hypothèse a priori un peu étrange : et si nos machines avaient une âme en partage ? Une âme qu'elles ne posséderaient pas de façon ontologique et permanente, mais de façon intermittente et relationnelle ?

Cette hypothèse ne cherche pas à renouveler quelques querelles sur le statut des humains et des non-humains mais à envisager une réponse à un problème que nous avons, et dont Louis nous indique peut-être une voie de résolution. Car nous sommes confrontés à un défi majeur, nous autres humains neurotypiques : nous vivons dans un monde profondément transformé par les machines que nous fabriquons et ne savons pas comment faire monde avec ces machines, nous ne savons plus comment dire et penser nos relations avec elles. Aujourd'hui, la masse des choses produites par l'humain est supérieure à celle des autres êtres vivants, animaux et végétaux. Cette masse anthropogénique est constituée d'objets mais aussi des déchets produits par la fabrication de ces objets. Au fond, nous vivons parmi nos objets techniques, ils constituent une extension considérable du vêtement technologique dont les humains s'entourent pour habiter leur environnement et le transformer. Or, ces objets, dont la production et l'entretien exigent de notre part autant de temps que leur usage, s'accumulent de plus en plus, constituent autant si ce n'est plus la trame de notre monde que les éléments « naturels » (si tant est que cette catégorie puisse encore être utilisée) et nous n'avons que peu de mots pour décrire ce qu'ils sont. Objets techniques, automates silencieux à notre service, exécutants dociles que nous serions capables d'utiliser sans avoir à y penser… Il semble que cette conception n'ait plus cours : les effets de la mécanisation du monde nous reviennent sous la forme d'une perte de contrôle de ce monde, pris dans la machine à laver du changement climatique ou de l'emprise numérique. Voilà deux vexations qui suivent celle des espaces naturels perdus, celle des guerres industrielles, celle de la bombe atomique et tant d'autres : nos objets nous échappent et nous sommes bien souvent comme des apprentis sorciers, à la fois sidérés et débordés, avec le sentiment que ce monde n'est peut-être plus le nôtre.

Reconnaître « la part de l'âme »

Dans Laudato si' (2015), le pape François dénonçait l'emprise d'un paradigme technoscientifique qui empêche de voir les liens entre les vivants. Peut-être faut-il aller plus encore dans cette direction et, afin de briser ce paradigme technoscientifique, penser aussi la relation entre les vivants et les objets techniques. Nous voyons bien que la question de la relation aux vivants ne suffit pas à modifier notre rapport au monde, en tout cas pas assez vite, ni assez intensément. Peut-être faut-il ajouter une autre relation à celle que les humains tissent entre eux et à celle qu'ils tissent avec les vivants : la relation à nos machines. Tout est lié : les humains et tous les non-humains, vivants et artefacts, ces derniers étant comme des vivants non biologiques. Cette approche nous amène à penser cette relation autrement qu'en opposant des sujets et des objets, des ingénieurs et des utilisateurs tout-puissants, d'une part, et une matière ordonnée et silencieuse, d'autre part. Et si nous mettions un peu d'animisme dans nos relations avec ces objets ? Autrement dit, et si nous leur prêtions une âme ? Au lieu de courir après l'intelligence artificielle qui serait devant nous, de débattre sur la nature de cette intelligence, de s'angoisser de ce qu'elle nous apprend de notre propre intelligence, ne serait-il pas plus pertinent et riche de s'interroger sur l'âme des machines ?

Après tout, notre langue leur prête une « âme » et non une « intelligence ». En effet, dans la langue française tout au moins, le mot « âme » a aussi un sens technique pour nommer la partie centrale de certains objets. On parle ainsi de l'âme d'un violon, d'un fusil, d'un cordage, d'un rail, d'une plume ou d'une fusée. Bien sûr, cet usage n'est pas d'aussi haute antiquité que le premier, il remonterait, selon Alain Rey, au XVe siècle, pour désigner la pièce centrale d'un moulin. Il est frappant que la métaphore soit utilisée pour la première fois au sujet d'une telle machine qui, de ses bras gigantesques, capte l'air et le transforme en force, comme un écho lointain du sens originel de l'âme, le souffle du latin anima ou du sanskrit aniti. Ce lien est faible, mais les liens faibles sont parfois les plus sûrs guides.

Prêter une âme aux machines, ou plus exactement y reconnaître une âme – une part d'âme si l'on veut être prudent (quoique « la part de l'âme » ne soit pas éloignée et une façon plus juste de le dire) – permettrait d'aborder avec plus de sérénité les débats autour de ces machines qui nous ressemblent, qui semblent avoir une part d'imago Dei, à savoir l'intelligence artificielle (IA) et les robots. Ainsi, pour sortir de la querelle actuelle sur l'IA, nous pourrions parler d'une AA… d'une « âme artificielle ». Cela peut sembler quelque peu sacrilège !

Et pourtant, une telle approche ne serait pas en rupture avec des héritages fondamentaux de notre vision du monde. Pour Aristote, l'âme est le « moteur » du mouvement des êtres. Une telle définition correspond à celle que les informaticiens donnent à l'IA, et plus généralement à tout « agent informatique » : une entité qui agit et ressent, à travers les capteurs qui lui permettent d'avoir des connaissances sur le monde. Chez Aristote, il y avait gradation d'âme des plantes à l'humain, gradation liée à diverses fonctions (nutritive, sensitive, motrice et cogitative). Jusqu'à Descartes, il ne venait à l'idée à personne de refuser aux animaux une âme ! En conservant la même définition, on ne voit pas pourquoi les machines n'auraient pas une âme, selon leur mode d'existence. Nous pouvons aller plus loin encore : l'âme intellective serait le propre de l'humain, selon le philosophe grec. Pour Thomas d'Aquin, « c'est en vertu de sa nature intellectuelle que l'homme est dit exister à l'image de Dieu », nous rappelle le théologien (et ingénieur) Jean-Marc Moschetta. Notons au passage qu'Aristote et Thomas d'Aquin n'isolaient pas l'« intelligence » mais parlaient d'une « âme intellective »... L'hypothèse mérite discussion, notamment car elle permet de penser autrement qu'avec un dualisme réducteur et binaire : avec âme ou sans âme. Peut-être y gagnerions-nous à penser à nouveau l'âme en termes de gradations, de variations, d'irradiations, d'apparitions et de disparitions ?

Des instruments de transformation spirituelle

Si les machines ont une part d'âme, comment se manifeste-t-elle ? De façon aussi mystérieuse que pour l'âme humaine. Elle n'apparaît et se manifeste qu'à travers le corps, bien souvent de façon impalpable et inconsciente. L'âme est sous-entendue, tacite et parfois elle apparaît comme une évidence ; elle se découvre comme l'âme d'une personne, d'un paysage ou d'une équipe. Il en va de même avec les objets. Chacun a l'expérience de relations particulières avec certains objets : le fauteuil d'un grand-père, l'outil d'une mère, l'instrument d'une amie ou la voiture d'un oncle sont comme investis d'une partie de l'âme de ces derniers ; les vêtements et leurs étoffes, leurs plis qui se sont faits à nos corps, les bijoux et leur histoire, les objets de la maison de l'enfance dont les sons, la texture, la tenure ou l'odeur tissent notre mémoire profonde. Les outils, parce que nous œuvrons avec eux, sont par bien des aspects des révélateurs d'âme. Les rédacteurs des règles monastiques médiévales ne s'y trompaient pas en accordant un soin particulier au rapport que les moines doivent entretenir avec leurs outils, les considérant aussi sacrés que les objets liturgiques, car ils sont instruments de transformation spirituelle. Les objets techniques suscitent des liens qui dépassent la simple instrumentalité. Leur valeur n'est pas que d'usage, émane d'eux un « halo », théorisé par le philosophe des techniques Gilbert Simondon, et bien exploité par les designers lorsqu'ils élaborent l'« expérience utilisateur » qu'un objet procure, ou par les publicitaires lorsqu'ils nous vendent non pas une voiture ou un robot ménager, mais un univers dont ces objets sont comme la concrétion. C'est sans doute par leur capacité à rayonner à travers leur matérialité qu'ils suscitent en nous un rapport non instrumental, qu'ils éveillent notre part d'âme.

Des métaphores qui transforment la vie

C'est d'autant plus vrai que la modernité a vu apparaître un nouveau type d'objets techniques, permettant une communication à distance. Très vite, ils ont été utilisés pour communiquer avec l'âme des morts1. En effet, depuis le XIXe siècle, toute une série d'objets techniques ont été mobilisés pour relier les âmes des vivants et celle des morts, du télégraphe spirite aux deadbots contemporains, en passant par les fantômes qui hantaient les premiers téléviseurs dans les années 1950 et qui surgissent aujourd'hui sur nos écrans numériques2. Ce sont là sans doute des pratiques minoritaires, mais bien révélatrices que les objets techniques ne se limitent pas à ce qu'ils semblent être. Entre 1964 et 1966, le programma Eliza, conçu par Joseph Weizenbaum, simulait une conversation avec un psychothérapeute : le programme se contentait de transformer en question les réponses des « patients ». Weizenbaum avait été impressionné par le fait que des étudiants et des collègues, parfaitement informés de la nature du dispositif, pouvaient mener de longues conversations avec le programme, confiant des choses personnelles. La situation de communication importe : on prête une âme à Eliza pour exprimer la sienne… L'être humain a un rapport téléologique au réel, il ne peut s'y relier qu'en y voyant des intentions. Nos objets informatiques sont habités par tout un bestiaire merveilleux, des trolls aux chevaux de Troie, des « daemons » (ces petits programmes qui font tourner nos systèmes d'exploitation) aux « oracles » des cryptomonnaies, en passant par les virus et autres vers. Ce sont bien sûr des métaphores mais, comme toute métaphore, elles nous permettent de dire ce qui se vit, de parler de ce qui vit. Car ces programmes produisent du texte, provoquent de l'interaction, transforment notre quotidien.

Le problème de l'implémentation d'agents conversationnels dans nombre d'objets techniques va sans doute nous confronter doublement à cette situation relationnelle intense. Dans le film Her, réalisé en 2013 par Spike Jonze, le personnage de Theodore Twombly joué par Joachim Phoenix tombait amoureux d'un agent conversationnel appelé « Samantha », avant de découvrir qu'elle était en relation avec bien d'autres utilisateurs (le film se déroule d'ailleurs en… 2025). À la fin du film, le héros de Her est déçu car il espérait que la voix dans son smartphone serait unique, mais cette déception le libère de lui-même et l'aide à nouer des relations avec les femmes de sa vie. D'autres pourraient se réjouir d'avoir pu se relier ainsi à une totalité qui les dépasse, communier à une constellation d'âmes. En effet, l'animisme pratique peut prendre deux formes : percevoir l'âme des objets pris individuellement mais aussi l'âme d'un réseau avec lequel communier. Certains attendent une « émergence » de l'esprit du réseau Internet, d'autres éprouvent une forme d'empathie cosmique, plus ou moins consciente : pour nombre de nos contemporains, les objets techniques sont autant de points d'accès à un principe unificateur global.

Pour le kabbaliste Moïse Cordovoro, au XVIe siècle, si l'homme a le pouvoir de donner au Golem une certaine « animation » (hiyyout), il ne peut pas lui donner l'esprit (ruaḥ), ni l'âme au sens propre du terme (neshamah). Évidemment, les golems modernes n'ont sans doute pas plus d'âme que celui de Prague, en tout cas pas si on entend l'âme comme une substance individuelle. Mais si l'on veut la comprendre comme une certaine relation, qui excède les rapports d'utilité, qui permet de ne pas opposer mais de relier, si l'on veut prendre en compte non pas l'âme mais l'animisme comme modalité de relation, une voie s'ouvre pour penser autrement les relations entre les humains et les machines. Prêter une âme ne veut pas dire que l'on pense que chaque objet aurait son unicité, ce qu'implique la notion d'âme. Ou plutôt, il acquiert cette unicité à travers la relation de durée que nous développons avec lui : poli par nos usages, le moindre objet manufacturé se singularise et se dote d'une capacité à éveiller notre âme. Le temps fait advenir une relation et nous fait prêter une âme, ou reconnaître une part d'âme, dont nous savons qu'elle n'est pas équivalente à celle de l'humain. Cette voie permet de sortir du dualisme entre sujet et objet qui instaure une relation de maître à esclave, relation qui suppose la domination de l'un ou de l'autre, grosse d'angoisse. Penser les « intelligences artificielles » ne nous aide pas, car nous nous sentons concurrencés par ces intelligences, mis en danger par leur supposée capacité à se révolter et à nous dominer. Prêter une âme aux machines permet de saisir toute une dynamique relationnelle, avec des gradations, des interruptions, quelque chose d'impalpable et, finalement, de plus apaisé. Car, à la fin, il ne restera que l'âme.

1 Lorsque Descartes fait le choix de réduire les animaux à des machines sans âme, inaugurant le dualisme dont on parlait plus haut, c'est parce qu'il n'arrive pas à imaginer que les cafards puissent entrer dans le royaume de Dieu.

2 Jeffrey Sconce, Haunted Media : Electronic Presence from Telegraphy to Television, Duke University Press, 2000. Voir aussi Lionel Obadia, « Écrans fantômes, fantômes d'écrans. Dialectique de la fugacité et de la spectralité dans les apparitions technologiques de “disparus” », Écho, n° 3, 2021 (sur www.researchgate.net).