Jésus Christ naît réellement de notre race, héritier de la lente montée des générations, le long des millénaires de notre préhistoire. […]

Dans cette humanité, […] la tendresse […] de Jésus va d'instinct à la zone la plus profonde et la plus vulnérable, celle de la vie simple et commune, celle de la souffrance. Il ne méprise pas nos réussites et n'a pas un mot de dédain pour nos chefs-d'œuvre, mais il est d'abord sensible à leur fragilité. Du temple de Jérusalem, de ces « grandes construction », il ne voit guère que le tas de pierre qui en marquera l'endroit quand la catastrophe aura passé sur lui (Mc 13,1 sq.). Des grandeurs humaines, il aperçoit surtout, dirait-on, les limites et les ridicules : « Les rois des nations se font appeler bienfaiteurs » (Lc 22,25). Mais cette ironie lucide ne naît point du mépris, et il est le premier à porter le poids de nos désastres : « Quand il fut proche [de Jérusalem], à la vue de la ville, il pleura sur elle » (Lc 19,41). Il sait la capitale de son peuple condamnée, il vit dans cette pensée obsédante mais, quand surgit à ses yeux la ville si fière d'elle, sa sensibilité est bouleversée et les larmes jaillissent. […]

Dans cette tendresse du Christ pour notre vie la plus humble, dans sa sensibilité toujours prête à compatir, à partager notre souffrance, il y a bien autre chose qu'une humanité exceptionnelle, préparée par des siècles de souffrance, de foi et de compassion : il y a le mystère du Dieu rédempteur, la passion du Créateur pour l'homme, son enfant. Aux Grecs, qui tenaient pour un dogme intangible l'impassibilité de Dieu, son indifférence souveraine à tous les accidents du monde, Origène opposait la « passion » du vrai Dieu, la passion de l'amour. […]

Cette passion […] est une volonté passionnée de [la] réussite [de l'homme]. Tout échec de l'homme est pour elle un échec personnel, une blessure intolérable. À la source de la sensibilité humaine de Jésus, du mouvement qui le projette comme d'instinct à la rencontre de tout ce qui souffre, et le lance à la recherche de tout ce qui se perd, pécheurs et publicains, enfants prodigues et prostituées, il y a la passion jalouse du Père pour son œuvre, son anxiété pour les périls qu'elle court, son émotion tremblante à retrouver, après tant d'angoisses, le fils méconnaissable mais vivant. C'est la sensibilité humaine de Jésus qui a inventé la parabole de l'enfant prodigue. […]

Les expériences de Jésus sont les nôtres […]. Son étonnement, son accablement, son indignation, sa lassitude devant l'incrédulité, l'hostilité ou la mauvaise foi (Mc 3, 5 ; 6,6 ; 9,19 ; 10,14), ne sont pas de commande, ils naissent d'un cœur qui ne s'habitue jamais au mal, si lucide qu'il soit pour le dépister. Chaque jour, il voit se reformer devant lui le morne défilé des détresses humaines, la maladie, l'infirmité, la mort et, chaque fois, sa puissance jaillit d'une compassion nouvelle. La foi du centurion le saisit d'admiration, la vue de Jérusalem à la veille de sa ruine l'émeut aux larmes. La Passion, depuis des mois à l'horizon de son regard, à l'arrière-plan de ses propos, la Passion à laquelle il prépare les siens, la Passion inéluctable et voulue par le Père, le surprend comme s'il n'avait rien fait pour s'y préparer. Comme l'écrit Hans Urs von Balthasar, « Jésus est un homme authentique ».