Le 16 octobre 1978, Karol Wojtyla devenait Jean Paul II !
 
Jean Paul II avait une « manière de faire » bien à lui. Elle marquait son action comme sa parole. Elle étonnait et elle séduisait.
Elle échappait aux classifications habituelles jusqu'à en paraître contradictoire : ouverte ? conservatrice ? En vérité, sa cohérence était d'être conduite « dans l'Esprit ». Tentons de découvrir cette « pédagogie spirituelle » en considérant quelques domaines significatifs de son pontificat.
 

Le réveil des Eglises particulières


Jean Paul II aura passé la moitié de son temps de Pape à visiter les Eglises. Un quart de siècle pendant lequel il est parti appeler les Eglises particulières à sortir de l'ombre et de leur sommeil, pour qu'elles soient « une lumière exposée sur un candélabre ». Non pour s'exhiber, mais pour que resplendisse la lumière divine partout dans le monde.
Aux yeux des médias, les voyages du Pape semblaient répétitifs un « show », toujours le même, le Pape sur un podium au milieu d'une foule, avec le même rituel, et les passages obligés de la messe, d'une rencontre avec les jeunes, etc. Ce que provoquaient ces visites était peu discernable pour l'oeil qui ne voit pas la réalité spirituelle de l'Eglise ainsi convoquée. Jean Paul II, par sa présence, amenait l'Eglise d'une nation à se rassembler dans la célébration du mystère le plus intime de la vie chrétienne. Loin de la tradition antique de l'arcane, l'Eucharistie qu'il célébrait avec les évêques, leurs prêtres, leurs diacres et tout le peuple devenait signe visible et sommet de l'annonce. Ainsi, une Eglise particulière apparaissait au milieu d'un peuple, sans barrières ni clôture à l'égard des non-chrétiens, elle répondait au Pape, se mobilisait avec ce qu'elle était pour rendre témoignage au Christ. Il suffit de réfléchir à la manière dont les Français ont répondu à l'invitation du Saint Père. Entre Le Bourget (en 1980) et Lourdes (en 2004), l'Eglise en France a changé face au Pape et à son invitation. Elle s'est montrée et s'est assumée autrement ; elle s'est elle-même comprise autrement. Ainsi a oeuvré l'Esprit en toutes ces rencontres. De ce point de vue, le voyage assez complexe à Reims en 1996, avec les célébrations de Tours, Auray et Saint-Laurent-sur-Sèvres, a marqué un tournant décisif où les catholiques de France se sont réconciliés entre eux.
La pédagogie spirituelle de Jean Paul II était fondée sur sa foi : l'Eglise est, dans l'histoire, le signe de l'appel de Dieu — l'unique Eglise « subsistant » concrètement dans les « Eglises particulières ». C'est là l'ecclésiologie que Lumen Gentium nous a rendue familière et que ce quart de siècle nous a permis d'expérimenter en ce nouvel âge de la civilisation dont la télévision n'est pas la moindre des caractéristiques. L'Eucharistie de Manille, en janvier 1995, a été ainsi la plus grande célébration de l'histoire du catholicisme. Elle donnait à vivre comme une anticipation de la « foule innombrable » que décrit l'Apocalypse à la fin des temps.
Les manifestations qui ont entouré le décès du Pape doivent être comprises à la lumière de son long pèlerinage auprès de toutes les Eglises du monde. Le monde n'a pas alors vécu le deuil universel d'une vedette universelle ; le monde a alors exprimé ce qu'avait éveillé Jean Paul II dans la conscience des peuples. En éveillant les Eglises, le Pape avait éveillé le désir profond des hommes — désir de la vérité, de la dignité, de la justice, du bien, du pardon, de l'amour. Ce désir a été partagé dans la paix bien au-delà du cercle des chrétiens. L'état spirituel du monde à ce moment-là s'est ainsi dévoilé par le deuil de Jean Paul II en qui les hommes ont reconnu un envoyé de Dieu.
 

La jeunesse a répondu


En notre siècle, le mécanisme de l'enfantement et de la transmission d'une génération à une autre a été dramatiquement désorganisé. Depuis toujours, la jeunesse devient adulte en prenant de la distance, voire en s'opposant à ses aînés pour mieux assumer la continuité de l'histoire. Mais actuellement, dans les nations développées comme dans les pays en voie de développement, la jeunesse naît dans la rupture d'avec ceux qui l'ont précédée. Les jeunes sont devenus des héritiers sans héritage. Cette cassure terrible joue également pour la transmission de la foi. C'est là, dans l'histoire de l'humanité, le symptôme d'une crise très grave qui affecte la culture en son principe même. Toute culture subsiste et se développe par la transmission entre générations. Lorsque la transmission n'opère plus, la culture est vouée à disparaître. La rupture entre les générations est l'un des signes les plus inquiétants pour l'avenir, beaucoup plus inquiétant que le trou d'ozone...
Face à cette situation, personne ne connaît de remède convaincant. Jean Paul II, lui, s'est fondé sur la Parole du Christ qui nous rappelle le premier et grand commandement : « Ecoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que je te dicte aujourd'hui restent dans ton coeur ! lu les répéteras à tes fils, tu les leur diras aussi bien assis dans ta maison que marchant sur la route, couché aussi bien que debout. » Ce commandement structure toute l'histoire du salut jusqu'au « Faites ceci en mémoire de moi ». Toute la logique spirituelle interne à l'Eglise est là : les événements salvifiques, à commencer par l'événement fondateur de l'intervention de Dieu, sont désormais inscrits dans le présent de chaque génération. Car chaque génération sort d'Egypte, chaque génération est présente à l'événement du salut. Ce n'est donc pas simplement un souvenir, mais le mémorial, sacrement de la participation de chaque génération à la transmission de la vie, jusqu'à l'enfantement spirituel du baptême.
Jean Paul II a voulu aider l'Eglise entière et l'humanité à renouer le lien entte les générations selon la parole prophétique : ramener les pères vers les fils et les fils vers les pères, pour que s'opère la transmission de la richesse spirituelle, trésor nécessaire à la vie. Et il n'est detransmission possible que si l'on aime et respecte celui à qui l'on transmet l'amour. Traiter les jeunes, non comme des esclaves, mais comme des fils, ne signifie en rien donner une éducation libertaire. Cette éducation sera en effet d'autant plus exigeante qu'elle repose sur l'amour et la fidélité à la vérité Le miracle n'est pas que le Pape ait su le faire, mais que la jeunesse ait répondu.
 

Les marques d'une pédagogie


La manière de faire de Jean Paul II apparaît aujourd'hui clairement dans sa réaction à la crise du sacerdoce, massive dans les années 70. Il dessine là une pédagogie spirituelle pour l'Eglise entière. L'archevêque de Cracovie était présent au Synode des évêques en 1972, au lendemain du Concile. La plupart des Conférences épiscopales demandaient l'ordination d'hommes mariés. Grande était la confusion. Paul VI tint bon et ne modifia pas la discipline de l'Eglise latine, en raison de sa fécondité spirituelle. Celle-ci n'appelle à l'ordination que des hommes en qui le don du célibat a été reconnu. Quelques années plus tard, le nouveau pape était attendu sur ce sujet.
Dans la première décennie de son pontificat, il commença par donner à l'Eglise les trois grandes encycliques Le Rédempteur de l'homme (sur le Christ, 1979), Dieu riche en miséricorde (sur le Père, 1980), 27 est Seigneur et donne la vie (sur l'Esprit Saint, 1986), en même temps qu'il publiait les encycliques sur l'oecuménisme et sur la question sociale. C'est alors seulement qu'il demanda au Synode des évêques de reprendre la question des prêtres et des états de vie. Ce ne pouvait être en effet qu'un Synode qui réponde à un premier Synode pour que, ecclésiologiquement, l'affaire soit traitée à l'endroit où elle était posée. Il fallut une nouvelle décennie pour aller jusqu'au bout de cette tâche : Pastores dabo Vobis (25 mars 1992), Christi Fidèles Laid (30 décembre 1988), Vita Consecrata (25 mars 1996).
Jean Paul II a ainsi mis en oeuvre une véritable pédagogie spirituelle pour aborder justement ces questions. Il fallait que l'Eglise tout entière redécouvrît le mystère du salut pour qu'à sa lumière puissent être ensuite posées, solidairement, la question des prêtres, la question des vocations et la question de la vie consacrée, en relation avec la façon dont le Concile avait défini la place des laïcs dans le peuple de Dieu. Parce qu'il est clair que c'est là pour l'Eglise un choix spirituel.
Jean Paul l'a invitée à se mettre d'abord face au mystère du Christ rédempteur, mystère de la délivrance du péché. Sous le regard de la paternité divine, source de toute miséricorde et avec la liberté que donne l'Esprit Saint. Telle fut la façon dont Jean Paul II, dans une situation de crise, a permis à l'Eglise de discerner ce que le Seigneur lui demandait.
 

L'inspiration du Concile et le passage au nouveau millénaire


Vatican II, où il a joué un rôle éminent, a été pour Jean Paul II un véritable programme d'action. En face de chacune de ses actions, on peut faire correspondre un texte du Concile. Il en a été ainsi des relations avec le judaïsme. Là encore, temps et maturation nécessaires ont été respectés pour aboutir en 2000 au geste du Mur du Temple, le Mur des Lamentations. Dès le début de son pontificat, Jean Paul II avait en perspective une démarche de pénitence. Le Christ demande à ses disciples d'aller jusqu'au bout dans la Vérité, au plus loin d'une demande de pardon, dans la reconnaissance des fautes que les responsables de l'Eglise ou les chrétiens ont pu commettre. Encore fallait-il que la porte des coeurs s'ouvre, que les esprits soient prêts et que la parole du Pape soit entendue et suivie.
La question de la réception est essentielle parce qu'elle est spirituelle et pas seulement affaire de pédagogie. Comment entendre un appel à la conversion sans une maturation spirituelle ? Le magistère de Jean Paul II a été emprunt de cette véritable sagesse spirituelle qui a rarement recours au seul argument d'autorité. Bien plutôt, il a mis en oeuvre une pédagogie du chemin d'autant plus remarquable qu'elle s'adressait à l'Eglise entière. L'approche a beaucoup surpris et doit être mise en relation avec la perspective de l'entrée dans le troisième millénaire de la Rédemption, présente elle aussi depuis les débuts du pontificat. Le Saint Père voulait un itinéraire de conversion qui épousât le temps de l'histoire du salut, dans la symbolique du temps qui s'écoule, avec le franchissement du millénaire.
Pour Jean Paul II, le Concile n'était pas seulement un ensemble de textes, mais aussi un acte de l'Eglise qui oriente sa marche en fonction de l'histoire telle qu'elle lui est providentiellement donnée. Les premiers paragraphes de la constitution conciliaire Gaudium et spes évoquent un nouveau temps de l'histoire de l'humanité. Ce dont il est question, c'est de recevoir, dans l'histoire même des hommes, un monde nouveau qu'il nous faut évangéliser. Non tellement parce qu'il aurait, pour une part, perdu la mémoire de son histoire avec le christianisme, mais surtout parce qu'il se transforme en une civilisation nouvelle, mondiale, espérance pour demain.
 

L'appel à la sainteté


La vision sous-jacente à l'appel à la sainteté par Jean Paul II est celle du mystère de l'Eglise, peuple sacerdotal. La question des laïcs n'est pas à considérer dans la logique des rapports de force ni de la lutte pour le pouvoir comme il en va dans toutes les sociétés. Car c'est sur la vocation à la sainteté comme vocation baptismale que reposent la conduite pratique de l'ecclésiologie de Jean Paul II et la pédagogie qu'il mit en route notamment par les nombreuses canonisations. Avant le rappel d'une sainteté proposée à tous par Lumen Gentium, il était tacitement admis que la sainteté était un état réservé à quelques-uns, les clercs, les religieux ou les religieuses. Il s'agissait d'une sainteté par députation. Toute la tradition chrétienne antique — homogène en cela à la tradition la plus ancienne d'Israël sur le peuple sacerdotal de l'Exode — veut que la vocation à la sainteté soit la vocation baptismale, vocation au choix des Béatitudes. Ces dernières ne sont pas un programme mais une bénédiction sur ceux qui suivent le chemin du Christ dans ses choix de l'amour, du pardon, de la vraie liberté, qu'il s'agisse du pouvoir, de la possession des biens, de la sexualité, ou du renoncement à la puissance et à la vengeance, dans le pardon et l'amour de l'ennemi. Tous ces préceptes de l'Evangile dans leur radicalité, dans leur excès (« Impossible aux hommes. Mais à Dieu tout est possible », nous dit Jésus), répondent à l'abîme du mal que la Révélation de l'amour nous permet de découvrir.
Le mystère du Christ est ainsi mystère de l'excès de l'amour rédempteur face à l'excès du mal dont notre siècle a pu voir les abîmes incroyables. Et cet appel à la sainteté est destiné à tous les baptisés. Mais — et c'est là une pédagogie spirituelle capitale — elle ne peut être proposée autrement que dans la découverte de la miséricorde divine et de la grâce, du pardon divin et de la présence de l'Esprit qui sans cesse relève l'homme. Elle serait autrement un fardeau insupportable. Il est tout à fait remarquable que le Pape ait voulu, à la fin de sa vie, remettre la miséricorde au premier rang, elle qui était déjà présente dans l'une de ses premières encycliques. Car le pécheur peut et doit aspirer à la sainteté sans être désespéré. Cette sainteté est le levier de l'action du Christ dans le monde : l'amour des pauvres, des plus souffrants, des opprimés, le service du prochain, jaillissent de l'amour que Dieu nous porte et du pardon que nous recevons.

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Ce que Jean Paul II a réalisé dans les relations avec le peuple juif a ouvert un chemin qui mènera plus loin que ce qu'il a accompli dans la synagogue de Rome ou au Mur du Temple. Car il s'agit désormais d'accueillir tout ce que Dieu demande en commun aux juifs et aux chrétiens. Providentielle pour les chrétiens, cette rencontre est nécessaire dans le nouveau temps des païens qui s'ouvre pour l'Eglise, devant les grands espaces des cultures asiatiques et africaines et cet autre grand espace des civilisations enfantées par le christianisme, qui ont perdu la mémoire chrétienne. Il ne reste plus comme idoles à ce nouveau paganisme que les objets du désir des hommes : l'argent, le sexe, la puissance. L'idole suprême est désormais l'homme devenu objet de son désir et sa propre mesure.
Pour ce nouveau temps des païens, la perspective de l'attente messianique de la fin des temps est une redécouverte au seuil de laquelle nous sommes. A chaque Eucharistie, nous chantons l'anamnèse : « Nous rappelons ta mort. Seigneur Jésus, nous célébrons ta résurrection, nous attendons ta venue dans la gloire. » La perspective eschatologique de la venue dans la gloire du Seigneur est essentielle, parce qu'il ne saurait y avoir d'histoire sans eschatologie. Jusqu'au bout, Jean Paul II a voulu nous aider à quitter le monde immobile et sans espérance que les hommes se construisent. Pour lui, seule la perspective eschatologique, ré-ouverte par la réconciliation avec les juifs, situe de façon véritable la place de l'Eglise, sa mission et l'espérance des chrétiens dans le monde.