Nous avons retenu deux films anciens, reconnus comme de grands films, qui se recommandent par leur qualité artistique, par le talent de leur réalisateur, par la réputation de leurs interprètes, de James Dean à Catherine Deneuve, mais surtout par leur message humaniste : les tensions entre frères, ou entre frère et sœur, peuvent ouvrir un chemin de réconciliation.

À l’est d’Éden (1955)

Une famille : un père et ses deux fils, aussi différents que possible. Le père, Adam, un fermier, est encore un représentant de la génération des pionniers : rude, courageux, mais étroit d’esprit, parti, la Bible à la main, à la conquête de l’Ouest. L’aîné, Aron, ressemble à son père : il est sérieux, pondéré, travailleur ; il aime la jeune Abram et est aimé d’elle, il songe déjà au mariage et va jusqu’à lui dire, dans un projet de vie tout tracé : « Tu seras une mère magnifique ! » Son père se reconnaît en lui. Plus tard, lors de son anniversaire, lorsqu’Aron lui annonce leurs fiançailles, le père répond : « C’est le plus beau cadeau que vous puissiez m’offrir ! »
Le second fils, Cal (Caled), est tout à l’opposé. Adolescent rebelle, tourmenté, excessif, il veut, lui, sortir des sentiers battus et découvrir le monde. Il a aussi en lui un grand désir d’aimer et souffre de ne pas se sentir aimé par son père.
Elia Kazan, pour son premier film en cinémascope, s’est inspiré d’un roman de John Steinbeck, qui se déroule en Californie, près de la côte, dans les villes de Salinas et Monterrey, chères au romancier. Nous sommes en 1917. L’entrée en guerre des États-Unis est imminente, et ce contexte colore le récit de tension et d’urgence. Le coup de génie de Kazan est de confier le rôle de Cal à un jeune jusque-là inconnu, James Dean. Cet acteur a lui-même vécu une jeunesse assez proche de celle de son personnage, à la campagne, privé de mère. Il illumine le film par sa jeunesse, sa vitalité, sa présence ; le film contribuera à créer sa légende.


« C’est terrible de ne pas avoir de maman ! »

Le film commence au moment où Cal apprend une nouvelle bouleversante. Le père leur a toujours dit que leur mère était morte après leur naissance. En traînant dans les bars, Cal apprend que sa mère est vivante, qu’elle n’a pas quitté la région, qu’elle est devenue la tenancière du bordel de Monterrey. C’est elle qu’il suit au début, femme élégante, robe longue, grand chapeau ; il voudrait à tout prix lui parler, sans y parvenir. Lorsqu’après la lecture de la Bible, il interroge son père, celui-ci reste évasif : « Je ne voulais pas vous faire de peine ! Surtout, ne dis rien à ton frère ! »
Le fossé grandit entre les deux frères. D’autant que la jeune Abram n’est pas insensible au charme de Cal, à qui elle confie avoir aussi vécu une situation de révolte : elle a perdu sa mère à treize ans, et son père s’est remarié aussitôt. « Je le détestais, je détestais tout le monde, je croyais que personne ne m’aimait. » Et elle a jeté dans la rivière une bague de trois mille dollars que son père venait d’offrir à sa nouvelle femme. C’est alors qu’elle lâche cette phrase : « C’est terrible de ne pas avoir de maman ! »
La crise d’identité et la tension père-fils
Privé de sa mère, qui le rejette, Cal traverse une grave crise d’identité : « Elle ne vaut rien et je ne vaux rien ! », et plus tard : « Je veux savoir qui je suis et d’où je suis », crie-t-il à son père. Cette crise est renforcée par l’incompréhension du père, emprisonné dans son puritanisme, qui va jusqu’à lui dire : « Tu es mauvais, irrémédiablement ! » Et l’hostilité du frère, enfermé dans ses certitudes, ne fait que l’enfoncer. Cal voudrait pourtant à tout prix gagner l’amour et l’estime de son père. Le shérif lui a déclaré : « Je suis un vieil ami de ton père. Ton père a plus de bonté, de conscience, que tous ceux que je connais. » Alors il s’engage à fond, à sa manière, dans le grand projet de son père : expédier ses salades jusqu’à New York. Après l’échec de ce projet quelque peu utopique, il se lance lui-même dans une grande entreprise qui va réussir grâce au début de la guerre. Rayonnant, fier de lui, il est prêt à sauver la situation de son père.
Mais c’est alors que le drame survient, lors de la fête anniversaire du père. Celui-ci refuse les cinq mille dollars que Cal lui apporte triomphalement, car il y voit le fruit de l’exploitation des paysans, dont les fils se font tuer à la guerre. Au comble du désespoir, Cal sort dans la nuit. Abram le suit et le console.


Deux frères, deux mondes

C’est donc un contraste saisissant entre deux conceptions du monde qu’Elia Kazan met en relief : Aron semble parfaitement intégré à son monde, il est sûr de lui, il avance avec sérénité dans la vie. En réalité, il reste prisonnier, comme son père, de certitudes toutes faites, de perspectives à courte vue. Il est une « belle âme », au sens hégélien du terme. Il projette sur Abram l’amour idéalisé qu’il avait pour la mère qu’il n’a pas connue. Abram en prend conscience, et s’en épanche auprès de Cal : « Aron est si bon, et moi, je suis mauvaise. » Lorsqu’elle bascule d’un frère à l’autre, à l’occasion d’une fête, le choc éclatera. En réponse aux paroles très dures de son frère : « Tu es méchant, perverti, sauvage ! », Cal répliquera en l’entraînant jusqu’à la découverte de sa mère : « Peux-tu voir une seule fois la vérité en face ? »
Cal, si admirablement interprété par James Dean, se révèle donc dans ce film, réalisé bien avant mai 1968, comme le représentant d’une conception moderne de la vie, plus réaliste, plus éprise de liberté. Il s’est cru mauvais, il a traversé la crise d’identité si caractéristique du monde actuel ; on connaît la phrase célèbre de Marcel Gauchet à la fin de son livre Le désenchantement du monde : « Le déclin de la religion se paie en difficulté d’être soi. » Cal, par contraste avec son père et son frère, vit déjà cela. Mais il va enfin, avec l’aide d’Abram, amoureuse de lui, trouver sa place. Il est comme un précurseur en qui beaucoup de nos contemporains peuvent se reconnaître.
La réconciliation
À son tour désespéré, en sortant du bureau de sa mère, Aron s’enivre et s’engage dans l’armée, allant jusqu’à cracher au visage de son père. Celui-ci en fait une attaque cérébrale, et tombe à la renverse, dans les bras de Cal. Il n’y aura pas ici de rapprochement  entre les deux frères, mais une réconciliation père-fils. Abram en sera la médiatrice ; elle s’adresse clairement au père, paralysé, immobile sur son lit, pour lui ouvrir enfin les yeux : « Vous n’avez jamais aimé votre fils : c’est une chose terrible de ne pas être aimé ! » Alors, dans une scène très forte, Cal s’approche de son père mourant qui, enfin, de sa voix faible, lui demande de rester là et de s’occuper de lui.
Ce film riche et complexe, porté par un lyrisme puissant, reste une grande œuvre, même si la musique et parfois l’expression des sentiments ont vieilli. En dénonçant une conception trop puritaine de la famille, il met en relief la soif d’amour vrai qui peut habiter toutes les relations familiales.

Ma saison préférée (1993)



Ce film est tout entier centré sur la complexité des relations entre frère et sœur. L’auteur, André Téchiné, dit lui-même qu’il a « décidé d’être radical » en choisissant un sujet qui lui tenait à cœur : la crise vécue par un frère et une sœur au moment où leur mère vieillit et va partir. Moment pour tous deux de s’affronter à leur propre vieillissement, moment de mesurer ce qui les unit et ce qui les sépare, moment aussi de s’interroger plus profondément : qu’ai-je fait de ma vie au moment où ma mère s’en va ?

Une vie de famille dans le Sud-Ouest

Nous sommes dans le sud-ouest de la France, autour de Toulouse, région dont l’auteur est originaire, ce qui nous vaut une lumière dorée et des paysages splendides. Le récit se déroulera au long des quatre saisons d’une année. Le film est servi par trois comédiens exceptionnels : Catherine Deneuve, plus éblouissante que jamais (Émilie, qui gère avec son mari Bruno un cabinet de notaires), Daniel Auteuil (Antoine, le jeune frère), et Marthe Villalonga, la vieille maman, qui trouve ici sans doute son meilleur rôle.
Plusieurs des événements qui surviennent sont tout à fait courants chez beaucoup de familles : une vieille maman dont la santé se dégrade et qu’il faut prendre en charge ; la question de l’héritage, source de tensions ; les difficultés de relations à l’intérieur d’un couple. Mais chaque famille est unique, et ici tout se complique, en particulier à cause de la personnalité du fils.


Un fils au caractère difficile

La mère, d’origine paysanne et qui n’est pas allée à l’école, a tenu à ce que ses enfants fassent des études et tous deux ont brillamment réussi. Antoine est devenu à Toulouse un chirurgien spécialiste du cerveau, très apprécié, mais au caractère difficile. Il vit seul, complètement absorbé par son métier. Seules deux femmes ont compté dans sa vie : sa mère et sa sœur. Toujours porté aux extrêmes, il n’a pas vu sa sœur depuis trois ans. Son beau-frère notaire le déteste, le jugeant sévèrement : « C’est un pervers ; il est insolent, il est puéril, ce type. » Sa sœur elle-même, coincée entre les deux, est consciente de cette situation. Lors de leur première rencontre, elle finit par dire : « Tu n’as pas changé, Antoine ; c’est dommage », et elle part en claquant la porte. Plus tard, elle ajoutera : « Tu me fais peur, Antoine ; on a été trop proches. » De fait, ils ont vécu ensemble une enfance heureuse, au point qu’Antoine pourra dire à sa sœur : « Ma vie a été très simple : il y a d’abord eu toi, puis le cerveau », et il ajoute : « Si t’avais pas été là, j’aurais jamais su aimer la vie. » La relation avec sa sœur a donc toujours eu quelque chose d’excessif et d’ambigu : tantôt complètement rompue, tantôt quasi-fusionnelle. Daniel Auteuil restitue avec brio ce personnage complexe et parfois inquiétant, d’une intelligence supérieure, mais incapable de maîtriser ses sentiments.


La relation avec la mère

Le film commence lorsqu’Émilie et son mari emmènent chez eux, dans leur grande maison de Blagnac, la vieille maman qui est tombée et ne peut plus vivre seule. On découvre peu à peu la personnalité de cette mère, qui a joué un si grand rôle dans la vie de ses deux enfants et qui est si fière de leur réussite. Le père, mort depuis trois ans, était absorbé par son travail de fabricant de machines agricoles. C’était un rêveur, sa seule distraction étant la pêche. Il n’avait « jamais d’affinité avec personne ». Mais la mère, qui portait la vie de famille, reconnaît que, cela étant, elle ne lui a pas facilité la vie : « C’est comme si je l’empêchais de vivre, tout simplement de vivre, je le privais de toutes ses petites joies. » Sa petite-fille Anna ira jusqu’à dire, après son enterrement : « C’était une peau de vache ; elle avait du caractère. » La belle figure de cette vieille maman n’est donc nullement idéalisée.

La vie de couple et la conscience du vieillissement

Émilie et son mari Bruno dirigent ensemble un cabinet de notaires. Mais les relations affectives entre eux se dégradent. Comme souvent, plusieurs facteurs jouent. L’arrière-plan familial d’abord : « Tu n’aimes pas ma mère, tu n’aimes pas mon frère », lance Émilie à son mari. Et la soirée de Noël en famille se terminera dans la violence, lorsque la maman soulèvera de manière maladroite la question de l’héritage. Mais joue aussi l’emprise du travail professionnel : « Tu es froid comme une machine à calculer ; quand tu me parles, j’ai l’impression que tu examines un dossier ! », sans parler de l’usure du temps : « Et tu es vieux surtout ! Moi aussi, peut-être, je suis devenue vieille ; je ne supporte pas qu’on vieillisse. »


Une interrogation radicale sur la vie humaine

On le voit, c’est donc aussi une interrogation sur le sens de la vie que soulève ce film. Tous deux, la sœur et le frère, sont conscients de leurs fragilités : « Je ne suis pas faite pour le bonheur », avoue brusquement Émilie. Mais, en d’autres circonstances, Antoine lui déclare : « C’est toi la plus forte, je suis un infirme. » Le vieillissement puis la mort de leur mère les renvoient plus encore à cette interrogation radicale : qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ?
La disparition de la mère, jusque-là pilier et lien de la famille, va conduire frère, sœur et beau-frère à se retrouver eux-mêmes en vérité et à dépasser leurs blessures pour amorcer un chemin vers la réconciliation et la fraternité. Deux scènes très fortes vont
clore le film.
C’est d’abord Bruno, le mari, qui profite du repas suivant les obsèques pour se rapprocher de sa femme et lui tendre une lettre : « Tu peux pas savoir combien de fois je l’ai réécrite… Pourtant, je suis fort pour les lettres, j’ai l’habitude… Mais sur les sentiments, sur l’essentiel, je suis analphabète. » Combien de personnes pourraient faire le même aveu ? Et lorsque sa fille l’interroge sur sa saison préférée, abandonnant tout personnage, il s’exprime enfin en vérité : c’est l’automne, la saison où, étudiant, il a rencontré celle qui allait devenir sa femme. Au-delà des aléas de la vie et du vieillissement, l’amour subsiste et peut redémarrer.
Puis c’est Antoine qui, avant de repartir, souhaite entendre une chanson. Émilie – mais, ici, il faut dire Catherine Deneuve – rayonnante de beauté, face à son frère, reprend le poème qui avait marqué sa jeunesse, dans lequel s’exprimait toute son attente d’un avenir merveilleux et d’un amour chargé d’absolu :

Où est donc l’ami que partout je cherche ?
Dès le jour naissant, mon désir ne fait que croître…

On est enfin passé des rêves fusionnels, des désirs d’absolu, à une vraie reconnaissance des relations humaines – mari, femme, sœur et frère – dans leur réalité et leur vraie beauté.

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1. Gallimard, 1985.