C’est le 3 décembre 1552, il y a quatre cent cinquante ans, que François s'éteignit sur l'île de Sancian, à quelques encablures de la Chine. L'aube se levait déjà sur le pays tant désiré, mais, dans sa main, brûlait encore cette chandelle qu'Antoine, un jeune Chinois, y avait placée. Quand l'événement fut connu à Rome, Polanco, le secrétaire d'Ignace, écrivit : « La divine bonté [avait suggéré au P. François] ces désirs pour accroître son mérite, mais surtout parce qu'il voulait, à l'imitation du Christ, mourir comme le grain de blé jeté en terre à son entrée en Chine, pour que d'autres recueillent des fruits plus abondants ; mais elle trancha le fil de ses desseins » 1. Cette sobriété se mua bientôt en légende.
Mais laissons cela pour évoquer, à la suite de Xavier Léon-Dufour 2, l'itinéraire de François, en nous en tenant à ses trois moments les plus importants, c'est-à-dire quand il quitte l'Inde pour les Moluques, le Japon et la Chine. Ces trois départs se comprennent certes à la lumière des expériences parisienne et romaine, mais ils nous introduisent aussi à d'autres profondeurs. Le premier marque une rupture décisive ; le deuxième est celui d'un grand combat ; quant au troisième, il est l'occasion d'une ultime offrande.

PARTIR AUX MOLUQUES


Comme François n'a laissé aucun journal, nous ne disposons, pour le suivre, que de ses lettres adressées aux jésuites d'Asie, ou envoyées soit à Rome à Ignace et à ses compagnons, soit au Portugal au roi et à son provincial. Des textes variés donc, mais qui ne sont pas sans notations personnelles 3.

Au service d'un « roi temporel »


A peincarrivé à Goa, François se met au travail : prédication, catéchisme et confessions. Son dévouement est total : « Quel repos que de vivre en mourant chaque jour, écrit-il le 20 septembre 1542 à Rome, parce qu'on va contre [sa] volonté propre en cherchant non les choses à [soi] mais celles qui sont à Jésus Christ » 4. Il annonce aussi son départ pour le sud et par le même courrier, adresse deux lettres à Ignace. Dans l'une, il suggère un meilleur enracinement de l'Eglise ; dans l'autre, il ne cesse d'exprimer la volonté du gouverneur, notamment au sujet du collège de Goa. Durant les deux années suivantes, François, « peinant le jour et veillant la nuit », travaille inlassablement « pour conquérir le territoire des infidèles » 5. En 1543, il est heureux d'être exposé comme ses néophytes à l'hostilité des hindouistes et des musulmans. Son seul désir — qui est aussi celui de l'évêque et du vice-roi — est de « dilater » la chrétienté sous le patronat portugais 6. Ses antipathies envers la culture et la religion indiennes ne se comprennent que dans ce contexte. À partir de 1544, il n'est plus seul. Mansilhas, un jeune jésuite, l'a rejoint. Dans les lettres qu'il lui écrit, on découvre l'aide qu'ils apportent aux villages ravagés par les pirates. Mais François est tiraillé : doit-il défendre les intérêts portugais ou soutenir les Indiens ?
Finalement, il tranche et, le 20 janvier 1545, invite Jean III à un réexamen sérieux des buts assignés à la présence portugaise en Asie. Mais, déjà, il est ailleurs, et la lettre fort édifiante qu'il envoie peu après à Rome ne doit pas nous égarer.

Une autre manière d'aller à Dieu


François l'a compris : le service d'un roi temporel n'a d'autre but que d'« aider à contempler la vie du roi éternel » {ES 91). Il lui a cependant fallu du temps pour entrer dans cette pédagogie visant à l'union des volontés de l'homme et de Dieu, terme et moyen de l'amour vrai.
Suivons-le. Le 20 septembre 1542, il écrit : « [Je prie Dieu d'augmenter] nos forces afin qu'en tout et pour tout nous le servions comme il nous l'ordonne et qu'en cette vie nous accomplissions sa sainte volonté » (15,88). Le 15 janvier 1544, il progresse : « [Je demande à Dieu] que, pendant tout le temps où nous serons dans cet exil, nous sentions au-dedans de nos âmes sa très sainte volonté et l'accomplissions à la perfection » (20,113). Le 27 janvier 1545, il fait un grand pas : « [Je supplie Dieu] de nous faire connaître et sentir sa très sainte volonté, et quand nous l'aurons sentie, de nous donner bien des forces et bien des grâces pour l'accomplir en cette vie avec charité» (18,157).
Le 7 avril suivant, il écrit à Mansilhas ses nouvelles dispositions : nous devons être prêts à accomplir la volonté de Dieu chaque fois qu'il nous la manifeste et nous la fait sentir à l'intérieur de nos âmes. Pour être bien en cette vie, nous devons être des pèlerins partout où nous pouvons servir Dieu. Puis, ayant dit savoir qu'à Malacca des gens ne peuvent devenir chrétiens faute d'ouvriers, il conclut : « J'ai tout le mois de mai pour me décider à partir » (50,161). Il le fit à San Tome chez le curé Coelho qui raconta plus tard : « C'était son habitude chaque soir de se glisser (...) jusqu'à la hutte qui joignait le sanctuaire du bienheureux apôtre. (...) Une nuit, tandis qu'il priait à l'intérieur, il cria à plusieurs reprises : "Notre Dame, vous ne m'aiderez donc pas ?" » 7. L'ombre demeure sur ces « calmes » de l'Esprit mais, finalement François connut la lumière : « En raison de son habituelle miséricorde, écrit-il à Goa, Dieu a voulu se souvenir de moi en me prodiguant une consolation intérieure pour me faire sentir et reconnaître que c'est sa volonté que je me rende à Malacca » (51,165).
En définitive, il alla jusqu'aux îles du Maure, le point culminant de la volonté et des « visites » divines. « Je n'ai pas souvenance, écrit-il à Rome en janvier 1548, d'avoir jamais eu autant ni d'aussi continuelles consolations spirituelles que dans ces îles, ni d'avoir si peu ressenti les peines corporelles. (...) Il serait préférable d'appeler ces îles îles de l'espoir en Dieu, plutôt qu'îles du Maure » (59,203). Dans la nuit obscure où, par delà l'obéissance formelle, l'Esprit l'a plongé, une joie durable est survenue en l'éveillant à une nouvelle liberté.

AU CREUX DES TYPHONS


Avec la faveur du Seigneur, François a fait son offrande dans l'archipel indonésien : « Je veux et je désire, et c'est ma détermination réfléchie, pourvu que ce soit votre plus grand service et votre plus grande louange, vous imiter » 'ES 98)... Mais voilà qu'à Malacca, où il attend un bateau pour l'Inde, un Japonais vient à sa rencontre (59,207).

« Une saine et bonne élection »


A dater de ce jour, les îles nippones tinrent une grande place dans l'esprit de François. Le 20 janvier 1548, il écrit à Ignace : « Je n'ai pas encore tout à fait tranché si j'irai moi-même au Japon d'ici un an et demi, avec un ou deux membres de notre Compagnie. (...) Dans l'état actuel, mon âme incline à ce que j'y aille Je prie Dieu de me prescrire en toute clarté ce qui agrée davantage à son cœur » (60,212). Le même jour, il précise ses intentions dans ses lettres à Jean III et à ses compagnons de Rome. A l'un, il dit y penser « peu à peu », renonçant à « obtenir un véritable appui en Inde pour y accroître notre sainte Foi [ou] pour y maintenir la Chrétienté qui y est déjà faite » (61,215). Avec les autres, il est plus positif : « [Les Japonais] sont les gens les plus curieux d'esprit de tous les pays qu'on a découverts » (58,207). Mais François, sans hésiter vraiment, aimerait réfléchir davantage : « J'éprouverais un grand plaisir, écrit-il à Pereira, à rendre compte à Votre Grâce, comme à un ami véritable de moi-même et de mon âme, d'une pérégrination que j'espère faire au Japon d'ici un an» (65,230) 8.
En janvier 1549, le discernement est clos : François partira en avril suivant avec Cosme de Torres. « J'ai pris la décision d'aller dans ce pays avec une grande satisfaction intérieure », écrit-il à Ignace en ajoutant : « Je n'y renoncerai pas en raison de l'abondance que j'ai ressentie au-dedans de mon âme, quand même j'aurais la certitude de me trouver en des dangers plus grands que ceux où je me suis jamais vu » (70,248-249). Assuré que Dieu lui-même meut sa volonté, il expose alors ses raisons {ES 180-182). A Ignace, il explique que les Japonais sont « désireux d'apprendre des choses nouvelles aussi bien sur Dieu que sur les autres choses naturelles » et que le fruit produit par la Compagnie pourra être continué par eux-mêmes (70,248). De ceci, il a déjà une confirmation : Anjirô, le Japonais rencontré à Malacca, et deux de ses amis sont prêts à partir. Après leur baptême, ils ont fait les Exercices et été instruits au collège de Goa (71,254-255). Quant aux raisons données à Rodrigues, elles sont fort claires : du fait de l'arrivée de nombreux Pères — ils sont désormais une trentaine —, on n'a plus autant besoin de lui ici (73,260).
A Jean III, François tient un autre discours : « L'expérience m'a enseigné que Votre Altesse n'exerce pas uniquement sa puissance dans l'Inde pour y accroître la foi du Christ ; elle l'exerce aussi pour saisir et posséder les richesses temporelles de l'Inde. (...) Que Votre Altesse me pardonne de lui parler si clairement. (...) Je n'ai aucun espoir que [ses] ordres (...) soient obéis ici. C'est pour cela que je pars au Japon, presque en m'enfuyant, pour ne pas perdre plus de temps que j'en ai perdu » (77,268). En arrivant à Malacca, au printemps 1549, François ne peut que mesurer la justesse de ses propos : les ports de Chine sont en guerre contre les Portugais. Ceci ne peut que rendre plus difficile un voyage déjà si périlleux du fait des typhons et des pirates. A ceux qui s'effraient, il répond : « Je tiens pour du néant toutes les craintes, les dangers ou les souffrances dont me parlent mes amis ; seule me reste celle de Dieu car la crainte des créatures ne peut croître que jusqu'où le permet leur Créateur » (78,270).Mais un autre combat attend le « pèlerin ».


Aux prises avec « le chef de tous les ennemis »


D'Inde, François, pour l'encourager, avait écrit à Henriques : « Si [au Travancore] vous avez sauvé autant d'âmes en si peu de temps (...), ne vous étonnez pas de ce que l'Ennemi vous cause beaucoup de troubles afin de vous chasser (...) vers un endroit où vous feriez moins de fruit que là » (69,241-242). Quelques mois plus tard, c'est lui qui se désespère d'attendre un bateau à Malacca, mais il se reprend et écrit à Rome : « L'Ennemi a beaucoup œuvré pour m'empêcher de faire ce voyage : je ne sais pas ce qu'il craint dans le fait que nous allions au Japon. » Et il poursuit : « Bien des fois, j'ai entendu Ignace dire : ceux qui veulent appartenir à notre Compagnie doivent se donner beaucoup de peine pour se vaincre et pour chasser (...) toutes les craintes qui font entrave (...) à la confiance en Dieu et en prendre les moyens » (85,312-313). N'est-ce point là une allusion aux règles du discernement {ES 325-327) ?
Mais François n'était pas au bout de ses peines. Embarqué maintenant sur la jonque du Pirate, il découvre avec effroi que ses compagnons et lui sont à la merci des sorts jetés et des interrogations posées à l'idole qui trône à la poupe Ce n'est donc pas sur un bateau qu'ils se trouvent, mais dans l'antre « du démon et de ses serviteurs » (90,325) qui n'ont d'autre souci que de « jeter leurs filets et leurs chaînes » {ES 142). La tempête se déchaîne, les accidents se multiplient et François est touché au profond de lui-même. Ce combat est devenu le sien, mais c'est alors que Dieu, après lui avoir fait sentir et connaître de l'intérieur les « craintes horribles et épouvantables que l'Ennemi inspire » (90,328), lui indique les remèdes auxquels il doit recourir : s'humilier beaucoup, se dépouiller et s'établir en Dieu seul. François peut désormais se ranger sous l'étendard du Christ qui se tient « en humble place, beau et gracieux », et non pas, horrible et terrifiant assis dans une chaire de feu et de fumée {ES 140 et 143, à la manière de l'Ennemi et de ses idoles.
La tempête s'apaise, le Pirate renonce à hiverner dans un port chinois, et François parvient au Japon sans plus d'encombrés. Dans la lettre qu'il envoie le 29 janvier 1552 à ses compagnons d'Europe, il relate longuement son séjour et ses découvertes sans omettre les inextricables questions que lui posent l'absence, au Japon, de l'idée de Création et de tout terme adéquat pour « Dieu » (96,369s). Mais la clé de ces énigmes, pense-t-il, ne serait-elle pas en Chine ?

FACE À LA CHINE


Sur le chemin du retour, François fait escale à Malacca où Pérez l'attend pour lui remettre le courrier et, en particulier, sa nomination de provincial de l'Inde et des « pays d'au-delà ». Cette décision abolissait donc la juridiction de Rodrigues sur l'Orient et lui donnait davantage de liberté pour imprimer sa marque.


La force de l'amour et de la charité


Avant de partir au Japon, François avait visité ses compagnons dispersés pour réfléchir avec eux aux missions et aux collèges à créer ou à développer. Mais, à propos de Saint-Paul de Goa, il n'avait pas tranché, bien qu'il pensât que Gômez, trop autoritaire, n'y était pas à sa place comme recteur. Sur ce point, il s'était expliqué avec Ignace : « Il me semble que Compagnie de Jésus veut dire Compagnie d'amour et de conformité des âmes, et non de rigueur et de crainte servile » (70,247). Trois ans après, si François n'a pas changé d'avis, la situation s'est aggravée. Gômez, qui n'a décidément rien compris à l'Inde, pour faire de Saint-Paul un collège à la manière de celui de Coïmbre, n'y a gardé que les Portugais et s'est lancé dans de vastes constructions. A Cochin, pareillement jugeant que les jésuites n'avaient pas, pour leur collège, une église digne d'eux, il n'a pas hésité à se faire attribuer celle de la Madré de Deus, appartenant à la Casa da - Misericordia, la meilleure des institutions portugaises en Asie. En peu de temps, François met bon ordre à tout cela, mais il fait plus encore. Son désir, en effet n'est plus de participer à la « dilatation » de la chrétienté portugaise en Inde, mais de contribuer à la création d'une « Chrétienté nouvelle » (101,398) où les jésuites auraient leur place à tenir en bonne entente avec le clergé, les religieux et tous les séculiers. Qu'il n'y ait donc plus, écrit-il, de procès, de querelles et de scandales (100,395 ; 101,404), et que les contrevenants soient exclus de la Compagnie! Mais il souhaite davantage, et ses instructions à Berze, le nouveau recteur de Goa, sont suggestives : « Envers les Pères et les Frères, conduisez-vous avec beaucoup d'amour, de charité et de modestie, et non avec rudesse et rigueur » (115,438) ; « Quant à la manière de les aider, elle sera d'autant meilleure qu'elle sera plus universelle » (115,440). François veut aussi que l'on veille à l'accueil des novices : il faut leur donner les Exercices et leur proposer de sérieuses expériences. Mais il attache plus d'importance encore à l'union des compagnons entre eux et avec leurs supérieurs (117,444-447). N'ira-t-il pas lui-même jusqu'à souhaiter son rappel à Rome pour revoir Ignace ? « Rien n'est impossible à la sainte obéissance », lui écrit-il le 20 janvier 1552 (97,382). Quand la réponse parvint en Inde, François était mort depuis longtemps 9.
Homme d'amitié assurément François est plus encore un homme de communication. A l'école d'Ignace, il a appris que, puisque « tous les biens et tous les dons descendent d'en haut » (ES 237), l'union à Dieu se fonde sur son omniprésence. Mais, pour lui, cette expérience ne peut être que dynamique. Trouver Dieu dans le présent, c'est le chercher d'une manière plus universelle. Aussi, chez lui, le discernement est-il lié à l'extension de la mission, et le progrès de la contemplation à une lecture spirituelle du monde. Comme dans la « Contemplation pour obtenir l'amour » {ES 230-237, le « trouver Dieu en toutes choses » s'épanouit en une « communication » amoureuse où l'homme est appelé à s'ouvrir à Dieu qui travaille au-dedans comme au-dehors 10.

« Fais que je ne sois jamais séparé de toi »


Dès son retour en Inde, François dit à Ignace son désir de partir en Chine afin d'y accomplir le plus grand service de Dieu. Ce qui le meut est bien le dynamisme rappelé à l'instant et il est frappant de voir que ses arguments sont très proches de l'interprétation qu'en donnent les Constitutions de la Compagnie. Avec pour règle « le plus grand service divin et le plus grand bien universel », lit-on dans ce texte, il faut voir le lieu où les moyens de la Compagnie porteront plus de fruit 11. C'est précisément ce qu'écrit François : « Un chemin va être ouvert non seulement pour les Frères de la Compagnie, mais encore pour tous les Ordres » (96,379). Le texte des Constitutions poursuit : on ira là où les gens auront une plus grande disposition à en tirer profit. Et François de noter que, bien plus que les Japonais, les Chinois sont des grands esprits très adonnés à l'étude. Mais revenons une dernière fois aux Constitutions : parce que « le bien est d'autant plus divin qu'il est plus universel », on ira auprès de ceux qui feront que le bien s'étende à d'autres « qui sont sous leur autorité ou qui se règlent sur eux ». Et c'est encore ce que souligne François : si les Chinois acceptaient la Loi du Christ, cela aiderait beaucoup ceux du Japon à perdre la confiance mise par eux dans les sectes.
Ces principes posés, François prépare minutieusement son voyage. « Jacques Pereira part en tant qu'ambassadeur, écrit-il à Jean III, afin de réclamer les Portugais restés prisonniers et (...) d'établir la paix et l'amitié entre Votre Altesse et le roi de Chine. Quant à nous (...), nous partons mettre la guerre et la discorde entre les démons et les personnes qui les adorent, au moyen de grandes requêtes de la part de Dieu, adressées d'abord au roi, et ensuite à tous les habitants de son royaume » (109,420) 12. Dans sa dernière lettre à Ignace, François, moins triomphant, livre le secret de son cœur, où mission et contemplation se rejoignent : « Tout le monde me dit qu'on peut aller à Jérusalem à partir de la Chine » (110,427). Après une exhortation à ses compagnons dans la nuit du Jeudi Saint, il quitte Goa pour Malacca où il a la surprise de trouver, auprès de son ami Pierre da Silva da Gama, son frère Àlvaro da Ataide da Gama 13. Celui-ci lui conteste son titre de Nonce et s'oppose au départ du Santa Cruz si Pereira ne renonce pas à son titre d'ambassadeur. Tout s'effondre : le service de Dieu est entravé. Mais, sa colère apaisée, François se soumet et s'embarque « détaché de toute faveur humaine » avec l'espoir qu'un Maure ou un Gentil le transportera en Chine (125,472).
En septembre, il débarque à Sancian qui, plus qu'un îlot isolé, est une sorte de port où relâchent Chinois et Portugais. Là, profitant des bateaux en partance pour Malacca, il continue de gouverner sa province. Attendant avec impatience son passeur qu'il a déjà payé, il échafaude d'autres projets : retourner en Inde pour préparer un nouveau voyage, tenter d'entrer en Chine grâce à une ambassade siamoise. Mais voilà que, comme à l'improviste, la maladie surgit. Il garde espoir cependant : « Si Dieu est pour nous, qui pourra emporter la victoire sur nous ? » {Rm 8,31) 14. Mais il est terrassé, et l'heure est venue de vivre son ultime offrande : « Prenez et recevez, Seigneur. (...) Tout est vôtre, disposez-en selon votre entière volonté. Donnez-moi votre amour et votre grâce : c'est assez pour moi » {ES 234).
Si François Xavier est mû par un unique désir : porter l'Evangile à ceux qui sont loin, les dix années qu'il passa en Asie ont été jalonnées par trois grands « départs ». Quand il quitte l'Inde pour l'Indonésie, il prend ses distances par rapport au patronat portugais et part vers l'inconnu ; c'est aussi pour lui l'occasion d'aller vers Dieu d'une autre manière. Sa décision de s'embarquer pour le Japon est le fruit d'un long discernement ; mais, alors qu'il est au large des côtes de Chine, il découvre que Dieu lui demande davantage : s'abandonner totalement à lui. Son dernier départ est dans la logique des précédents, celle d'un bien plus universel à accomplir. Ce n'est pas une fuite en avant, car, jusque sur l'île de Sancian où il est retenu contre son gré, il accomplit rigoureusement sa charge de provincial. Mais c'est aussi là que la mort le rejoint comme à l'improviste Certes, ces trois départs n'épuisent pas toute la vie de Ftançois Xavier : ils en soulignent cependant les nervures profondes.



1 Cité par André Ravier, La Compagnie de Jésus sous le gouvernement d'Ignace de Loyola (1541-1556), Desdée de Brouwer, coll « Chnstus », 1991, p 203
2. Saint François Xavier (1 953), Desdée de Brouwer, coll « Chnstus », 1 997 Nous devons beaucoup à cet ouvrage pionnier
3. Nous citerons largement ces notations pour montrer un autre visage de François et ne pas l'enfermer dans nos questionnements contemporains sur les religions et les cultures
4. Lettre 15, Correspondance (1535-1552), Desdée de Brouwer, coll. « Christus », 1987, p. 87. Désormais, nous n'indiqueront que le numéro de la lettre, suivi de la page correspondante. Par ailleurs, nous n'hésiterons pas à atténuer la rugosité de la traduction de Hugues Didier
5. Ignace de Loyola, Exercices spirituels (n* 93), dans Ecrits, Desdée de Brouwer, coll. « Christus », 1 991 Désormais, pour citer ce texte, nous écrirons ES suivi du numéro.
6. Par le traité de Tordesilas (1 494), le pape Alexandre VI avait partagé les terres récemment découvertes en deux parts, attribuant celles de l'ouest au roi d'Espagne et celles de l'est à celui du Portugal, et chargeant ces deux souverains d'ériger et d'entretenir l'Eglise en ces contrées. C’est cela qu'on appelle le patronat
7. Cité parlâmes Brodrick, Saint François Xavier, Spes, 1954, p. 221-222.
8. Jacques Pereira est le riche marchand qui finança l'ambassade de Chine.
9. La lettre d'Ignace, rappelant François, est datée du 26 juin 1553
10. Michel de Certeau, « L'universalisme ignatien - mystique et mission », Christus, n" 50, avril 1966, p. 173-183.
11. Les Constitutions, sans avoir encore été promulguées en Inde, y sont déjà connues (107, 412). Cf. Constitutions CVl,2,6Ï2), dans Ecrits, p. 548-549.
12. Sachant les difficultés que posent aux Chinois la Création et la Rédemption, François avait fait rédiger sur ces sujets un livre en leur langue
13. Les deux fils du grand navigateur Vasco da Cama
14. Cité par François en 131,483.