Dans l'une de ses dernières livraisons, la revue Sources vives, éditée par les Fraternités monastiques de Jérusalem, consacre tout un dossier à la fragilité, preuve s'il en était que ce thème préoccupe nos contemporains, à la frontière mouvante du psychologique et du spirituel. À côté de réflexions assez classiques, comme sur « la fragilité des forts » à propos de Moïse et d'Élie (Sr Marie-Laure), sur saint Paul et « l'écharde dans la chair » (P. Éric Morin), ou sur « la force de la fragilité » à partir de la Petite Voie de l'enfance spirituelle de Thérèse de Lisieux (Sr Catherine), on remarquera en particulier la contribution suggestive de Sr Marie-Aimée, qui propose une « petite phénoménologie biblique de la fragilité » à partir des trois mots de « fissure », de « faille » et de « fêlure ». Car si le terme de fragilité ne se trouve pas explicitement dans la Bible, son expérience y est bel et bien présente : c'est la « faille de la finitude humaine », mais aussi la « lézarde du péché » et peut-être plus encore la « brèche du rocher », blessure par laquelle l'amour peut se glisser.
Mais, sur ce concept si présent aujourd'hui, il manquait une étude philosophique et théologique de fond. C'est chose faite avec l'ouvrage du philosophe Jean-Louis Chrétien, publié sous le simple titre Fragilité et qui frappe par l'ampleur de son érudition. D'écriture soutenue, ne renonçant ni à l'humour ni à l'étude du langage, ce dernier ne se contente pas de définir le mot, il montre combien cette notion a pu s'enrichir au cours des siècles. Car si la fragilité renvoie à la structure même de l'homme, la vulnérabilité se définit davantage par l'existence d'une menace extérieure. Les auteurs de l'Antiquité mettent en avant la finitude de l'individu mortel et, à travers le langage des vertus, vont opposer la faiblesse à la force. Source infinie d'inspiration pour les artistes ou les penseurs, la fragilité va s'exprimer à travers la richesse des images, des figures parlantes : la vase d'argile, le verre qui se brise, la bulle de savon, le nourrisson, le roseau et jusqu'à cette « fêlure » évoquée par Baudelaire ou Scott Fitzgerald. À leur manière, les ruines disent tout à la fois la fuite du temps et la trace des catastrophes. Mais il revient au christianisme de donner une dimension morale à la fragilité, au-delà de la seule idée de finitude : la difficulté de l'homme à répondre à l'amour de Dieu. C'est pourtant par cette faillibilité même que va se réaliser le salut : disant cela, Jean-Louis Chrétien ne se réfère pas tant au « roseau pensant » de Pascal qu'à ce qu'en disent les Pères de l'Église. Déjà saint Paul insistait sur ce paradoxe : « Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort » (2 Co 12,10). Mais saint Ambroise développe à son tour : nous sommes des roseaux vivant dans la « vanité du fragile », mais qui peuvent être transfigurés par Dieu pour devenir plume souple entre ses mains. Et saint Augustin d'exhorter de son côté : « Ayez à l'esprit, mes frères, la fragilité humaine : courez tant que vous vivez, afin de vivre ; courez tant que vous vivez, afin de ne pas mourir vraiment. » En d'autres termes, pour ne pas céder au péché. Après avoir montré combien la modernité kantienne tendait à vouloir dépasser et même « exténuer » ce concept, le livre s'achève par une belle méditation sur la fragilité de la voix humaine, capable pourtant de porter le Verbe divin : « C'est donc la fragilité seule qui forme la demeure de l'impérissable dans le monde. Seule la barque fragile de la voix humaine peut jeter son ancre dans le Ciel. »
Un exercice de pensée salutaire pour qui ne veut pas se limiter aux seules considérations de l'air du temps.
