Juin 2001. L'année universitaire s'achève Un étudiant expose un travail sur le visage à partir de photos prises dans une maison de retraite. Cliché après cliché, les fronts se plissent, les orbites se creusent, les rides s'ordonnent en profonds sillons. Quelle impudence l'a poussé à exhiber ces apparents abîmes quand aujourd'hui tout assure aux visages le droit absolu à la « jeunesse et beauté » ?
Oublierait-il ce clip publicitaire persuasif et récurrent, où un visage féminin de tableau de maître se craquelle sous le vernis vieillissant, tandis qu'une crème miracle lui restitue sa pureté inaugurale ? Et surtout, quelle inconscience ou provocation l'a conduit à cette vision incongrue, « humaine, trop humaine », à l'issue d'un cours sur l'œuvre d'art ? L'art n'est-il pas un lieu d'éternité que l'irruption du temps violente ? Mais l'étudiant s'obstine Et, peu à peu, les visages émaciés, livrés sans défense, libèrent le regard habituel et hâtif. S'introduit une vision nouvelle. Cette vision, que les contemplatifs partagent avec les artistes, restitue l'énigme de la métamorphose des choses, dans l'intuition que beauté et abîme se rejoignent par-delà les poncifs esthétiques et, dans le cas du visage au-delà de l'anatomie temporelle, dans une aura qui l'unit au Mystère du monde.
Et cette vision s'inscrit dans un long cortège de rides, de sillons, de toutes ces figures d'anciens que convoque d'emblée notre mémoire visuelle, tous les visages que l'iconographie biblique a entraînés avec elle sur les routes du pèlerinage humain : patriarches, prophètes, « vieillards » de l'Apocalypse, jusqu'à l'Eternel qui apparaît à Daniel sous les traits d'un Ancien. Cependant, l'inventaire de cette immense suite ne ferait pas apparaître le champ visuel de la scénographie quasi sacrée, délibérée volontaire, des paradigmes de la vieillesse, qui vivent sous le pinceau de quelques artistes. Aussi, puisqu'il faut choisir, faisons confiance à la spontanéité de notre mémoire.

REMBRANDT, SA MÈRE ET LA PROPHÊTESSE ANNE


Une de ces premières évocations manifestes pourrait être celle de Rembrandt. On évoque volontiers sa complaisance pour les visages d'anciens qui ont « essuyé les défaites de l'être et du temps » (Claude Roy), son goût à peindre leur « extrême dénuement ». Dans son œuvre — pour une grande part, il est vrai —, les visages sont immanquablement ceux du vieillard, issu de sa Hollande ou de ses rencontres bibliques ; le sien aussi. Or, le plus souvent, l'évocation contient d'emblée un postulat si persistant qu'il opère comme un stéréotype des plus communs : les visages de Rembrandt sont ceux d'un croyant qui puise ses modèles dans la Bible pour en faire des épiphanies. Ce n'est pas faux, mais, à telle enseigne, nous ne repérons plus les allégations ou les démentis qui nous permettraient de saisir les rapports que l'artiste entretenait avec la figure humaine en général, celle du vieillard en particulier, celle de ses proches, et la sienne propre. Arrêtons-nous sur les portraits qu'il fit de sa mère.


Quand le visage se fait énigme.


Oublions un instant le peintre héros mystique qui nous rassure à l'heure où nos images vacillent. Il est moins sublime mais plus vrai de considérer l'homme. Le déchirement de l'être qui contemple la chair qui l'a conçu, sa mère. Chair, hier créatrice, et qui aujourd'hui s'affaisse, et bientôt ne sera plus. De fait, sous le capuchon incliné, une ombre dramatique envahit presque tout le visage. Le temps a fait son travail. La bouche pincée et les orbites obscures parlent déjà de mort.
Rembrandt n'est encore qu'un jeune garçon lorsqu'il convainc sa mère. Sa vie comme son métier de peintre il les lui doit. Paradoxalement, alors qu'il peint son père — qui, lui, s'était opposé à ce « métier de fainéant » — solennel ou à l'orientale, Rembrandt laisse une douzaine de portraits maternels émouvants par leur réalisme sans apparat. Les eaux-fortes griffent le visage aimé et le pinceau accentue l'empâtement de la chair affaissée... Partout, la disgrâce s'installe sur les traits qui composent habituellement l'« idéal de la Madone ».
Renversement des choses. Cette vieille femme est sa mère. Son visage est devenu énigme ; ses yeux, insaisissables. Insupportable renversement mère/enfant. « Où sont les yeux de mon enfance — écrit Annie Emaux visitant sa propre mère à l'hôpital —, ses yeux d'il y a trente ans, terribles, ses yeux qui m'ont faite? » 1.
A l'instar du déchirement filial, le tracé incisif de la pointe sèche souligne, avec une acuité poignante mais non dépourvue de délicatesse la fragile vérité humaine. Cette fragilité dont Bacon dira des siècles plus tard : « Le sujet qui ne cesse de vous ronger de l'intérieur — et ce à quoi vous ramène toujours le plus grand art —, c'est la vulnérabilité de la situation humaine » 2. Lèvres fondues, peau burinée, écorce fissurée, Rembrandt l'artiste use du visage maternel comme, plus tard, il usera du visage de Saskia. Mais alors que ce dernier livre le désir, l'élan, la force de l'amour jusque dans le deuil, Rembrandt ne montre pas la mort de sa mère. Il y quête ce qu'il quêtera dans son miroir : l'irréductible. Ce que le temps et les souffrances ne peuvent plus atteindre : l'accomplissement. D'autant plus palpable que l'enveloppe est plus fragile, plus transparente. « Ma mère devient décolorée. Vieillir, c'est se décolorer, c'est devenir transparent » 3.

Ce qui est beau reste caché


C'est alors, et alors seulement, qu'à travers cette transparence la quête se meut en affirmation spirituelle. Conquête d'un beau caché. C'est alors seulement que la vieille prophétesse Anne peut revêtir la peau parcheminée de sa mère. Peut-être. Ce n'est pas sûr. Rembrandt ne s'est jamais expliqué là-dessus. Il ne faut pas aller trop vite en besogne, car l'esprit inquiet ou tout simplement paresseux s'installe vite dans une empathie facile où la beauté n'agit plus parce que le vrai se dissout. Dans les musées ou les expositions, l'énigme de l'abîme est livrée à l'admiration des spectateurs. Elle est pour ainsi dire surexposée Elle se dissout dans le sublime. Or la vérité des visages de Rembrandt passe par cette soumission au réel, cette épreuve de la vérité. « Le regard de Rembrandt vieux ou le masque de Beethoven aux yeux clos m'émeuvent autant qu'un siècle entier d'actions épiques, écrit Rouault. En fait, ce qui est beau reste caché, et il en a toujours été ainsi » 4.
Ne trichons pas avec l'oeuvre de Rembrandt. Il n'a pas triché avec le visage. L'esthétique de la décrépitude est un leurre justifié par l'illusion imaginaire de la beauté. Il est peut-être plus facile de la repérer chez Giorgione lorsqu'il peint la Vieille femme (Venise) ou chez Donatello lorsqu'il sculpte le corps meurtri de Marie-Madeleine (Florence) l'une et l'autre dépourvues d'à priori spiritualisant. Malgré toute la volonté de transfiguration du corps décrépit en oeuvre d'art, jamais les disgrâces d'une peau plissée, d'une bouche édentée, des mains crevassées, des cheveux clairsemés, ne pourront paraître belles. Rembrandt le sait qui, à l'heure de sa mort, regardera dans le miroir plein d'ombre sa face de chagrin et éclatera d'un « rire insensé » 5. Est-ce le même rire que celui qui accompagne la nudité abandonnée du vieux Noé de Bellini (Besançon), l'une des premières fois où l'art de la Renaissance osa représenter les limites de la chair vieillissante ? Rembrandt est grave. Il s'est donné beaucoup de mal pour représenter cette femme extrêmement âgée qui, selon la Bible, avait quatre-vingt-quatre ans et qui tressaille à l'aube de sa mort. Les tons chauds, les ocres, les bruns font de la couleur — qui n'était que voile jeu subtil de glacis — une matière épaisse Elle était apparence, elle devient substance La texture prend l'aspect d'une matière en fusion, mais les tonalités dorées ne sont pas celles de l'or dont on fait les icônes, elles sont celles de la lumière qui se dépose sur les pierres lézardées à l'heure du crépuscule Le visage qu'il donne à la prophétesse ne sert là ni une ressemblance, ni une allégorie de la vieillesse, pas plus qu'une sublimation esthétique Et si le peintre lui donne le visage de sa mère, c'est peut-être qu'en regardant sa mère il voit, comme la prophétesse Anne ce qui ne se voit pas : l'Espérance qui s'accomplit.

CHAGALL, ABRAHAM, SON PÈRE ET LE GRAND-PÈRE


« Je suis certain que Rembrandt m'aime » Souvent citée en commentaire de ses oeuvres, la confidence que livre Chagall à la fin de Ma vie (1 931) serait de peu d'intérêt si elle ne servait ici que d'habile transition. Cet aveu s'inscrit au cœur de notre propos, en son développement moins connu : « Je pense plus volontiers à mes parents, à Rembrandt à ma mère, à Cézanne, à mon grand-père, à ma femme. » « Pêle-mêle » aussi déroutant que signifiant.
Chagall éprouve comme un plaisir enfantin à se trouver confronté à un réel déroutant pour s'avancer sans armes, nu devant la vérité de l'être confronté à l'énigme brute d'un amour profondément incarné, je veux dire sensible. Car si, cette fois, le postulat ne peut être remis en question — ses poèmes et ses tableaux ayant bien la même source : l'amour —, il faut pourtant se garder de trop vite spiritualiser ou esthétiser ses oeuvres : « Si quelqu'un voit seulement dans mon art la recherche d'un plaisir, il est libre. Libre aussi de considérer comme une autre réalité se transformant involontairement en symbole la construction logique et psychique des formes et des couleurs. Sur ce point, comme sur d'autres, il m'est agréable de garder le silence et de laisser la liberté de penser ce que l'on veut. »
Dans la présentation du Message biblique à Nice, Pierre Provoyeur note que ce refus d'ajouter des mots à la peinture est pour l'artiste refus de rétrécir son œuvre à un message confessionnel ou de la dessécher en rhétorique Si Chagall l'a souhaitée accessible à tous, c'est non seulement au nom d'une extrême liberté mais de « la plus grande humanité » qui soit. La confidence que nous évoquions ci-dessus éclaire les multiples visages d'anciens qui ponctuent son œuvre : celui du vieux père « imprégné de l'odeur de harengs que dégagent ses vêtements », ou celui, « fané », de sa mère « plissé comme la peau de ses seins ». Autrement dit, l'amour qui transpire des œuvres ne nie en rien les sens qui nous rappellent sans illusion à notre vraie nature et à la finitude de notre chair ; plus, il les sollicite.
On ne retiendra ici qu'un de ses visages, celui d'Abraham.

« Inspire-moi, grand-père »


Abraham reçoit la visite des trois Anges. Le fond rouge du Message biblique donne à la scène une « grandeur byzantine » (P. Provoyeur), unissant l'iconographie ancienne orientale à l'expérience parisienne expressionniste. Pourtant, aussi séduisant que soit le sujet, concentrons-nous sur un détail, si tant est qu'on puisse qualifier ainsi le visage du patriarche, au centre de l'œuvre Usant des audaces de l'art moderne, Chagall y joue le conflit des couleurs complémentaires, le rouge et le vert, auxquelles il ajoute une touche de jaune aux reflets d'or. Un filet noir y trace une écriture indicible.
Qu'écrit donc Chagall ? Sa propre histoire et celle de son peuple. Conflits intérieurs et lumière divine. Derrière le visage se profile la maison de Vitebsk, le seuil et ses deux marches branlantes, la cour et ses poules. La ferme brûle II faut quitter le pays. Ce visage d'ancien, c'est celui du père, du grand-père, de son vieil oncle qu'il aimait tant. C'est aussi celui d'Abraham. Il faut quitter le pays. Quitter Ur et suivre la main divine qui guide, protège et promet. Les visages se superposent. Les portraits de ses proches sont une espèce de modelage qui restitue le mystère des strates que la vie dépose. Il les invoque pour convoquer ceux de l'humanité :

« Je me rappelle mon arrière-grand-père, celui qui avait fait les fresques à la synagogue... Inspire-moi, grand-père.. Dis-moi quelle force mystérieuse dirigeait ton pinceau à Lejné. Instille-moi, ô grand-père barbu, quelques gouttes de vérité juive ! »


Le visage entier du monde


Alors qu'il peint les visages de Bella ou de Vava flottants dans le ciel, jeunes, oniriques, intemporels, ses visages de patriarches/père-grand-père participent, eux, de la terre et du temps. Et lorsque notre étudiant égrenait les photos des vieillards de sa maison de retraite, ne rejoignait-il pas avec une très grande justesse l'intuition créatrice de Chagall ? Certes, l'image biblique surgit ici de plein droit, mais elle ne peut justifier l'obsession du peintre pour cette figure sans cesse reprise C'est en ce sens que l'artiste est prophète. Car l'art n'est pas du côté de l'éphémère mais des signes. Ceux que dépose le mystère insondable du temps qu'il transcende. C'est dire qu'il est du côté de la compréhension de l'existence, non de sa négation. « Plus notre temps refuse de voir le visage entier du monde pour ne regarder qu'une toute petite partie de sa peau, plus je deviens inquiet en considérant ce visage en son rythme éternel, et plus aussi je veux aller contre ce courant général. »
Aviez-vous remarqué la présence quasi incontournable de l'horloge auprès de ces visages ? Qu'elle ait des ailes aux dimensions cosmiques, ou qu'elle effleure délicatement la joue ou le front de ces faces qui sont là, en face, et qui ne sont déjà plus, cette métaphore chagallienne nous en dit plus long qu'un discours : l'homme est, malgré tout, le seul être qui donne un sens au temps. Aussi, à l'heure où tout est fait pour interdire aux vieux d'être vieux, où sacrifier au culte du jeunisme renvoie au reflux sensible de la croyance en l'au-delà, où le temps est désormais le seul horizon de l'homme du XXe siècle, la contemplation de ces visages d'anciens s'avère une très grande sagesse. Elle donne au vieillard, et au visage qu'il expose à la société, une redéfinition du sens et de la valeur que l'homme accorde à son existence.


JOSEPH D'ARIMATHIE ET NICODÈME


Au Moyen Age où l'iconographie associait esthétique et religion, l'image de la vieillesse qui se met en place n'échappe pas aux ambiguïtés des stéréotypes. Soit elle personnifiait le Vénérable le Sage le Respectable, suivant l'Un des plus beaux portraits de la littérature biblique : « Quelle belle chose que le jugement joint aux cheveux blancs et pour les anciens de connaître le conseil ! La couronne des anciens, c'est leur riche expérience ! » (Qo 25,4-5). Soit elle se confondait avec le lubrique, le ridicule toute sorte de tares qui conduisent à la mort, considérée alors comme châtiment. Héritière pour une bonne part des traditions littéraires antiques, l'image était aussi tributaire de la place que tenait le corps dans la société d'alors 6. Arrêtons-nous sur deux figures d'anciens, que les ymagiers se plaisaient particulièrement à travailler : Joseph d'Arimathie et Nicodème.

« Locus ciassicus »


L'âge canonique de ces vénérables vieillards n'est justifié par aucun texte scripturaire 7. Certes, leur double rôle — l'un concret et fonctionnel, celui d'ensevelisseurs du Corps sacré et l'autre plus didactique de représentants du peuple juif — leur conférait une signification particulièrement riche et commandait leur projection au-devant de la scène. Mais entraînait-il nécessairement des cheveux blancs ? On a pu avancer l'influence des confréries et du théâtre des Mystères, mais, dès le Xè siècle le Codex Egbert (Trêves) et encore plus tôt, les miniaturistes et fresquistes byzantins leur attribuaient cette apparence 8. Quant à l'imago pietatis des XIVè et XVè siècles, elle ne légitime pas non plus ce recours à la vieillesse. Ce qui motive donc mon propos, c'est la manière particulièrement affirmée et fouillée dont ces visages ont été peints, gravés, sculptés, avec une constance singulière au long des siècles.
Pouvons-nous avancer l'argument du « locus ciassicus » de l'iconographie chrétienne, c'est-à-dire de la triade « représenter-instruire-faire prier », repris obstinément par les théologiens ? Sans doute et nous serions déjà plus proches du bien-fondé de la formule picturale qu'en invoquant faits sociologiques ou mentalités religieuses. Mais la question demeure : pourquoi un visage de vieillard auprès du Christ mort est-il devenu un « locus ciassicus » ?

« Un Dieu accessible au sens »


Remarquons en premier lieu que leur personnalité propre est davantage mise en valeur par leurs attitudes ou vêtements que par leurs visages quasi jumeaux. Alors que le premier relève du domaine narratif (parfois non dénué de pittoresque), le second est de portée symbolique. Il faut invoquer ici la dimension psychologique propre à l'art qui fait appel à la sensibilité immédiate plus qu'à des spéculations rationnelles. Les sentiments religieux qui naissent aux époques de disette et de famine dans l'Europe occidentale ne changent effectivement rien à l'affaire. Concédons-leur des images soulignant, plus que leurs soeurs aînées, la fragilité périssable du corps humain et le sort inéluctable de tout être vivant. Les Nicodème et les loseph d'Arimathie figurant dans les Mises au tombeau de Chaource, Semur-en-Auxois, Salers (XIV-XV siècles) 9... sont des exemples particulièrement bouleversants. Mais ils ne doivent pas nous détourner de notre question : la maturité et l'âge avancé des deux protagonistes. Pour ce faire, je proposerai brièvement une triple réception de l'image :
    • L'ensemble de la scène d'abord. Chaque personnage peut être reçu comme représentatif de celui qui est appelé à le contempler. Marie-Madeleine et Jean pour les plus jeunes ; Nicodème et Joseph d'Arimathie pour les plus âgés.
    • En second, un « arrêt sur visages ». La profondeur des yeux bordés d'une épaisse broussaille, la magnificence des barbes, l'argent des chevelures rehaussées d'augustes coiffures puisées dans les ghettos juifs de l'époque, tous ces détails, trop évidents pour n'être pas intentionnels, réveillent l'image biblique patriarcale intemporelle.
L'atmosphère de dignité qu'ils introduisent rappelle la longévité et la fécondité bibliques dues à la sagesse de vie et la foi en une Promesse.
    • Enfin, la relation entre ces vieillards et la mort. La mort du Christ, certes — et les commentaires peuvent être ici aussi nombreux que profonds. Mais autre chose est de contempler la proximité de ces vieillards avec la mort.
Si l'iconographie fait défaillir les plus jeunes, jamais elle n'inscrit la défaillance sur ces deux visages. Pas plus que la révolte. Ni le doute. C'est qu'ils sont, en fin de compte images des vieux façonnés par la vie et le temps, des vieux courbés par le poids des ans — à quoi s'ajoute ici le poids du linceul qui sera bientôt le leur et celui du spectateur. Ces visages n'en sont pas moins dignes, sereins, emplis de tendresse. Ces trois registres de contemplation ne s'excluent pas, ils se complètent pour rendre manifeste, selon l'expression de Pierre Gibert, « Dieu, accessible aux sens » 10.
Aussi, à l'heure où les « fontaines de jouvence » déversent leurs flots, où les mythes de pérennité renaissent sur les paillasses de nos laboratoires, où s'affrontent Endymion ou Mathusalem (jeunesse illimitée ou vieillesse sans fin ?) et où l'on sacrifie à Longévité sans savoir quoi offrir à Vie gagnée..., la contemplation des visages d'anciens ne soustrait pas à la responsabilité envers les vivants ; elle lui donne au contraire vigueur. Car les visages appartiennent à qui les voit. Peints ou sculptés, ils parlent à l'homme de la source qui leur a donné vie, en même temps qu'ils lui disent la fragilité des créatures et leur appel à plus de sollicitude. « Les vieillards meurent, disait Henry de Montherlant, parce qu'ils ne sont plus aimés. » La contemplation est enfantement. « Comment un homme peut-il naître une fois qu'il est vieux ? », demandait Nicodème. Quand la Lumière qui est dans le monde illumine son visage.



1. le ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, 1999, p 53
2 David Sylvester, Interviews with Francis Bacon, Thames & Hudson, 1990, p 199
3. A. Emaux, op M, p 62
4. Sur l'art et sur la vie, Gallimard, 1992, p 108
5. Le dernier autoportrait, au Wallraf Richard Muséum (Cologne). L'expression est de Malraux.
6. Cf. Georges Minois, Histoire 4e la vieillesse de l'Antiquité à la Renaissance, Fayard, 1 987.
7. Mt 27,57-61 ; Me 15,42-47 ; le 23,50-55, Jn 19,38-42. Seul ce dernier associe Nicodème à l'ensevelissement.
8. La BNF possède plusieurs de leurs manuscrits illustrés des Vlir et XI' siècles. N'oublions pas la superbe sculpture du cloître de Silos, en Espagne (XI* siècle), et les nombreuses enluminures des XI' et XII' siècles, très nettement influencées par l'art byzantin
9. Le lecteur nous pardonnera de ne pas citer les quelque 300 Mises au tombeau, peintes ou sculptées, recensées en Europe
10. Cf. « Un Dieu accessible aux sens », Théophilyon, t. V, vol. 1, 2 000.