Noël croule sous les cadeaux. À tel point qu’un commerçant de mes amis me disait l’autre jour, d’un air admiratif : 
« Les curés sont vraiment très forts : ils ont réussi à placer une fête religieuse juste au moment de Noël !

 
-   Et pourquoi pas ? lui répondis-je avec une pointe d’humour : les cadeaux, sans quoi Noël ne serait pas Noël, peuvent incarner un esprit religieux. Ici, comme dans la piété, comme dans l’art, le spirituel se cache dans la posture et non pas dans la chose.
-  Quelle posture ? me demanda-t-il.
- La posture, dis-je d’un ton doctoral, c’est à la fois un poste, c’est-à-dire un lieu où l’on est attendu, et une attitude. 
-  Le lieu, je le vois bien, dit-il, c’est la famille, les enfants, le sapin, la crèche, les amis, le réveillon, les dépenses que l’on ne calcule pas trop, jadis, en bout de table, la place du pauvre que ma grand’mère attendait toujours le soir de Noël (en fait, il ne venait jamais, parce que personne n’avait songé à l’inviter). Mais l’attitude ?
- Le vrai cadeau consiste à passer du ‘je’ au ‘tu’, puis du ‘tu’ au ‘il’. 
-  Je, tu, il ?
-  Le ’je’ s’incarne dans les dons que je fais pour me faire plaisir : j’offre ce que j’aimerais qu’on m’offre, jadis un train électrique, naguère un vélo ou un poste de radio, aujourd’hui un bon livre, et je jouis du plaisir, parfois bien imité, que je vois sur le visage d’autrui ; au point que je calcule non pas le meilleur rapport qualité/prix, mais le cadeau qui fera le plus d’effet au moindre coût. Le ‘tu’ consiste à choisir le cadeau qui te fera plaisir, comme si je te connaisssais comme le fond de ma poche. »
Il m’interrompit : - Tu parles du Père Noël, n’est-ce pas ?! Ce bon gros qui a dégommé l’ancien Saint Nicolas.
-  Saint Nicolas, au moins, n’avait pas d’illusion ; il savait que les enfants n’étaient pas toujours sages. C’est pourquoi il tenait sa corne d’abondance d’une main et un martinet de l’autre. Son successeur un peu débile a oublié le martinet ; il se croit au paradis.
-  Je ne comprends pas. Tout don ne porte-il pas en lui uniquement le souci de faire plaisir. Certes, il y a des cadeaux stupides qui encombrent les dessus d’armoires, il y a des cadeaux grotesques, dont on se débarrasse comme les bouteilles de mauvais vins qui ne servent qu’à déboucher l’évier. Mais tu admettras qu’il y a aussi des cadeaux éducatifs,  à la manière de ces jeux intelligents qui suscitent la réflexion et l’imagination des enfants. Pour les adultes, je pense aux dons utiles, ou qui épargnent des frais. Mon oncle m’avait offert des leçons de piano, à l’époque où je commençais à aimer la musique. Je ne trouve rien à redire à cela ; bien au contraire, pas plus qu’aux dons à l’Armée du salut. Mais pour toi, ces dons en argent ou en objets ne suffisent pas ?
-  Non, parce que ces cadeaux de Père-Noël cachent un secret mépris envers le bénéficiaire.
- Quel mépris ? 
-  Le mépris qui consiste à le considérer comme un irresponsable à qui tout est dû.
- Mais n’est-ce pas une bonne chose que d’oublier toute distance entre nous ? Noël n’est-il pas le bon moment pour se dissoudre, sans arrière-pensée, dans le plaisir de la fête, et de considérer chacun comme s’il était sans tache, à la manière de l’enfant idéal de la crèche ? 
-  Cette fête qui baigne dans l’illusion ne peut être qu’une parenthèse dans la vie réelle ; elle fait oublier, comme l’alcool, ce qui donne à l’existence toute sa densité humaine. Signe qui ne trompe pas, le lendemain de Noël, les cadeaux apparaissent comme ce qu’ils sont, des faux-semblants qui ne remplacent pas les relations vraies.
-  Mais toute relation a besoin de s’exprimer ! Tu parles de relations vraies, mais il n’existe pas de vraie relation qui ne s’inscrive dans la pesanteur des choses ; et le cadeau en est le signe sensible et efficace.
-  Tu n’es pas loin de ce que je mets sous le passage du ‘tu’ au ‘il’. Le cadeau à la troisième personne du singulier, c’est le don qui symbolise la vraie relation, et qui n’abolit pas la distance entre nous, qui ne prétend pas combler à coup sûr ton désir.
- Si je te comprends bien, tu n’es jamais certain que ton cadeau me fera plaisir. 
-  C’est cela-même ; car il n’est qu’une perche tendu au-dessus d’une distance que je ne peux combler à moi tout seul. 
-  Mais dans quel magasin le trouves-tu, ce cadeau étonnant ?
- Tu resteras toujours un commerçant, répondis-je avec un sourire. Le cadeau vécu dans le ‘il’ (et pas simplement dans le ‘tu’) ce peut-être du pain, des fleurs, ou simplement de l’argent pour une œuvre humanitaire. Tout cadeau peut être symbolique d’une vraie relation, pour peu que la posture soit la bonne, celle qui sait dépendre de la liberté du bénéficiaire. Je prends le risque que mon don soit mal interprété, et qu’il suscite incompréhension, ou même rejet. 
-  Je crois deviner, conclut mon ami le commerçant avec un air rêveur, que les cadeaux que tu fais à Noël cherchent à se faire pardonner. 
-  En effet… »