Quand nous disons que nous aimons l’autre, que disons-nous vraiment ? Qu’est-ce qui habite notre coeur et inspire les mots qui expriment notre amour ? Aimer quelqu’un, en effet, c’est viser sous une forme ou une autre « un partage de plaisir avec lui ou elle », mais c’est du même coup prendre un risque, car en livrant ce que nous avons dans le coeur, nous perdons une maîtrise sur une part de nous-même, nous nous mettons en dépendance de l’autre, de ses réactions, de ses sentiments, au risque d’en éprouver de la déception, de l’incompréhension, un échec possible. Devant cette menace que l’autre est aussi pour nous, même quand nous disons l’aimer, se lèvent alors en nous des peurs mal contrôlées qui construisent des stratégies peu conscientes de manière à échapper aux risques d’une vraie relation affective. C’est tout l’enjeu du dernier livre de Nicole Jeammet : repérer et nommer les atours mensongers et les justifications qui, malgré les apparences, empêchent ou travestissent une relation d’amour, pour chercher et inventer pas à pas avec l’autre les attitudes et l’expression d’une relation confiante et vraie, à travers ce qu’elle permet de « co-créer » ensemble. Pour cela, l’auteure fait appel aux deux chemins culturels qui lui sont familiers, la psychanalyse (elle a enseigné la psychopathologie à l’université Paris-V et aux Facultés jésuites de Paris) et la Bible : « deux cultures et deux expériences étrangères l’une à l’autre » écrit-elle.
Pour donner et recevoir de l’amour en vérité et en confiance, il faut avoir été aimé et respecté dans la petite enfance. Mais sortir d’une relation fusionnelle avec la mère, et penser la différence ne suffit pas, et là sans doute Nicole Jeammet révèle toute l’originalité et l’acuité de son regard. En référence à l’« aire et à l’objet transitionnels » du psychanalyste D. Winnicott d’une part, et d’autre part aux réflexions de F. Jullien autour de l’« écart » et l’« entre », il faut aussi qu’ait pu s’inscrire entre soi et l’autre (la mère) cet « espace transitionnel » où le « je » peut se construire en relation avec un « tu ». À cette lumière, l’auteure relit huit oeuvres littéraires variées par les personnages, les époques et le genre, montrant ici les impasses d’une relation fusionnelle ou dominatrice, souvent cachée sous une justification idéale, quand cet espace transitionnel n’a pas existé ; mais racontant là comment une relation justement distanciée et aimante a pu faire grandir en confiance et en amour, comme celle de Camus avec son instituteur. Ces relations blessées, écrasées, refusées, enfermées ou parfois confiantes avec l’autre, Nicole Jeammet les retrouvent « en sous-jacence » des relations tumultueuses et sans cesse reprises que nous rapporte la Bible entre Dieu et l’homme. L’éclairage qu’elles en reçoivent les rend particulièrement parlantes. Les histoires de Jacob, Joseph, Moïse, et par-dessus tout Jésus, qui se fait « le prochain de tout homme », sont autant de parcours initiatiques pour aujourd’hui nous ouvrant à une véritable altérité. Chacun est ainsi amené à prendre conscience de son désir premier de supprimer l’autre qui menace son territoire, puis à être affecté par ce que l’autre lui a fait subir en cherchant à le supprimer, et remis ainsi à égalité, pour que se reconstruise entre eux une relation de confiance et de plaisir mutuels, partagés. Ainsi le monde que Dieu nous invite à co-créer est-il fondé sur cette « terre promise », ce salut, qu’est la relation à l’autre dans toute sa diversité. La place que je lui reconnais et lui donne dans ma vie répond à l’Alliance que Dieu ne se lasse pas de proposer aux hommes, Lui « le Dieu Autre qui se dit en disant qui est l’autre : mon prochain ».
On le comprend, plus qu’un essai psychologique ou littéraire passionnant, ce livre est un véritable ouvrage spirituel. Lumineux, il s’adresse à tous car chacun peut s’y reconnaître et y trouver de la lumière. On y appréciera des portraits littéraires inédits et questionnant (Sartre, Green…). On goûtera la saveur nouvelle de lectures longuement méditées de quelques passages bibliques et évangéliques qu’on croyait pourtant bien connaître. Mais la tonalité d’ensemble, l’expérience vécue et sa relecture qui affleure à tout moment laissent percevoir l’Esprit à l’oeuvre dans le regard de foi qui est ici porté sur les hommes, sur leur désir de sauver l’amour qui les porte, leur vie, leur avenir.


Remi de Maindreville