Faut-il lire et surtout entendre encore Emmanuel Mounier ? Son oeuvre est-elle irrémédiablement datée ? Ou Mounier ne reste-t-il pas celui que Paul Ricceur désignait comme l'« instituteur » de sa génération et de celles qui allaient suivre celui qui institue l'humanité, la personne humaine, en tout individu ne cherchant pas à s'évader de la condition humaine ? Pour le chrétien Mounier, il ne s'agissait pas de s'absenter de l'Eglise, mais de relever les défis qu'une crise de civilisation imposait à tout homme et au chrétien parmi les hommes, car la crise de l'Eglise en ce siècle est aussi la crise du monde moderne.
De L'affrontement chrétien à Feu la chrétienté, Mounier, en continuateur et disciple de Péguy, a su prendre acte de l'agonie conjointe du christianisme et de la philosophie des Lumières. Mais, pour Mounier, il convient de rendre au mot « agonie » son sens originel : non pas celui d'antichambre de la mort définitive mais celui de combat pour une vie plus forte que la mort, un combat pour la résurrection d'entre les morts. Voilà pourquoi ce qu'il écrivait en préface à Feu la chrétienté, en mars 1950, garde une extraordinaire fraîcheur d'actualité : « De tous côtés, le Christianisme qui voudrait s'installer est refoulé vers son drame essentiel, vers sa condition natale • itinérance, faiblesse et pauvreté. Un peu partout, mais spécialement en France, des chrétiens prennent conscience depuis les grandes secousses de ce siècle impitoyable d'une leçon qui le déborde largement : ils redécouvrent, en tâtonnant, la nature même, la nature paradoxale du Royaume désarmé et triomphant, insaisissable et enraciné... »
Quelques repères, d'abord, pour situer Mounier dans sa génération et définir la démarche qui caractérise sa réflexion et son action. Puis, en lui donnant la parole, je tenterai de ressaisir la perception qu'il a eue de la crise de l'Eglise dans un Occident et une humanité eux-mêmes en crise. Pour finir, je soulignerai l'enjeu essentiel de cette crise pour Mounier : la redécouverte du sens chrétien de l'histoire et de la responsabilité des chrétiens envers l'histoire humaine.
 

Mounier dans sa génération


Mounier, comme Péguy, est conjointement penseur et citoyen, l'homme qui fait de l'événement son maîtte intérieur, si l'on entend par « événement » aussi bien les accidents de la vie privée que les crises de la vie publique. Pour la génération de Mounier, c'est la prise de conscience du totalitarisme sous les formes bientôt virulentes du nazisme et du stalinisme.
En regard de ces manifestations de la volonté de puissance de la force barbare, que voit-on ? Des démocraties parlementaires frappées de langueur, des Eglises, dont l'Eglise catholique, souvent gagnées par l'esprit de forteresse assiégée et se pensant encore comme une chrétienté, c'est-à-dire comme une matrice à la fois territoriale, éducative et religieuse, censée regrouper sous sa juridiction l'ensemble des individus d'une nation. Pour Mounier, une telle matrice n'existe plus qu'à l'état de vestiges et, en tout cas, ne saurait s'identifier à l'esprit de l'Evangile.
Ce diagnostic, Mounier l'approfondit à travers trois ouvrages écrits dans cette décennie apocalyptique qui va de la débâcle de la nation française en 1940 à la montée en puissance planétaire de cette religion nouvelle qu'est le communisme, à quoi s'ajoute l'essor à la fois exaltant et terrifiant des techniques : L'affrontement chrétien (1944), La petite peur du xx* siècle (1949) et Feu la chrétienté (1950). Mounier appartient à cette France où la majorité de la population est encore sociologiquement catholique où moeurs et coutumes conservent une certaine imprégnation chrétienne, mais où la sève proprement évangélique connaît un hiver, même si de vigoureux bourgeons préparent un printemps dont le Concile Vatican II sera l'un des fruits. A l'ouverture du Concile en 1962, Mounier est mort depuis douze ans, mais son oeuvre et sa revue Esprit avaient participé vigoureusement aux semailles du renouveau.
J'ajoute tout de suite qu'il ne suffit pas de faire de Mounier un précurseur de Vatican IL Plus qu'un précurseur, il est le témoin et l'acteur d'une gigantesque mue de l'humanité : l'avènement de l'homme autonome, de l'autonomie des réalités terrestres, de cette « cité séculière » qui peut se concevoir comme athée mais — et c'est la conviction de Mounier — qui peut aussi répondre à la vision de la Révélation biblique : l'homme à l'image et à la ressemblance du Dieu trinitaire Jean Lacroix, l'ami de Mounier, aimait rappeler ces mots de Bérulle : « Dieu nous a donnés nous-mêmes à nous-mêmes. » Remarquons ce « nous » : l'homme n'est jamais, pour la révélation chrétienne, un individu isolé mais un « nous », et, au terme de l'histoire le « nous » de toutes les générations rassemblées dans le Christ. Quand Mounier parle de la personne de personnalisme, c'est à ce « nous » qu'il pense. C'est le coeur même de toute sa réflexion, de tous ses engagements, de son « affrontement ».
Je viens de citer l'un des mots-clés de la démarche de Mounier. Avec L'affrontement chrétien, nous avons un exemple typique de sa méthode : une analyse de la situation de l'Eglise et des chrétiens qui la composent, analyse conduite en confrontation serrée avec Zarathoustra, c'est-à-dire Nietzsche, l'« athée de rigueur », selon Paul Valadier. Il faut : 1. Ecouter l'adversaire, dégager le noyau dur de sa contestation, de sa réprobation, de son refus des moeurs chrétiennes ; 2. Faire droit à la vérité, aux vérités de la critique nietzschéenne du christianisme vécu...
Tel est l'affrontement : non pas la réfutation pure et simple de l'adversaire, sa disqualification par tous les moyens purs et impurs de la polémique mais l'accueil de ses raisons et, en celles-ci, de tout ce qui me permet de faire la lumière sur moi-même mes moeurs, mon histoire, mes convictions, ma foi. L'affrontement n'est chrétien que s'il est charitable : la polémique si elle est lutte pour le vrai et le juste présuppose l'accueil de l'autre et donc d'entendre, autant que faire se peut, son langage épouser sa démarche intellectuelle cerner aussi justement que possible le coeur de sa protestation.
Ce que Mounier fait avec Nietzsche dans ce livre, il le fait aussi ailleurs avec Marx et les penseurs socialistes du xcC siècle, avec la « pensée indépendante » de type universitaire. Et cette méthode est au profit non du polémiste, mais de l'Eglise à réformer en permanence et, au-delà de l'Eglise, de tout lecteur, quelle que soit son appartenance idéologique.
 

Dans un Occident en crise


Cette démarche d'affrontement précisée, donnons la parole à Mounier, lui-même aux carrefours de ce nous que j'ai évoqué : le Mounier correspondant infatigable, épistolier de talent ; le Mounier militant et méditant sur l'aventure humaine — celle de son couple, de l'équipe d'Esprit, de la nation française, de l'Europe — et, suprêmement, sur l'histoire de l'humanité. D'où le florilège de citations que j'extrais de Mounier et sa génération 1:

Lettre du 31 mai 1944 à son père :
 
« Tu m'intenoges sur mon travail actuel... Je n'ai pour l'instant que des projets lointains. Peut-être un ensemble de méditations sur les problèmes français — et les problèmes posés par les nouvelles formes de la chrétienté audelà de cette crise qui, pour elle ne fait que commencer. Mais je n'en suis qu'à poursuivre les grands travaux de base D'une part, je continue une connaissance intime des cent cinquante dernières années. Je lis maintenant Lamennais, après Montalembert, Heine, Renan, etc Je poursuis un long périple de la littérature sur la Révolution française. Par ailleurs, je sonde les profondeurs historiques du christianisme. »

Le terme qui nous occupe ici est chrétienté, c'est-à-dire les formes historiquement datées qu'a revêtues le christianisme en Occident à la suite des ruptures des temps modernes. Ce qu'annonce calmement Mounier à l'aube imminente de la libération de l'Europe du totalitarisme nazi, c'est la crise de cette chrétienté-là, forme caduque qu'il faudra remplacer en recourant à l'histoire indissolublement sociale, politique et spirituelle, de l'Europe des Lumières. Notons que Mounier ne se laisse pas enfermer dans l'histoire particulière et récente de l'Occident moderne, mais il se tourne vers une autre histoire, celle qui embrasse l'ensemble du développement de la foi chrétienne depuis les origines. C'est par un ressourcement que s'élaboreront des formes nouvelles ; c'est en sondant les « profondeurs du christianisme » que la longue crise à venir sera surmontée

• Lettre du 7 juin 1944 à sa mère

Les Alliés viennent de débarquer en Normandie. C'est pour Mounier l'occasion d'exprimer une conviction chez lui permanente, ce « sentiment de l'indétermination de l'avenir » :
 
« Ici, pas de courrier depuis deux jours. Pont sauté sur la route de Montélimar, donc pas de car, fils téléphoniques coupés, plus les suppressions sans doute officielles (nous n'en savons rien encore) de trains, téléphone etc. Tout le monde sent déjà qu'une page est tournée et, qu'heureux ou sinistres, les événements, le cours des jours, les perspectives de vie vont prendre désormais un autre visage... Nous n'en sommes qu'un peu plus avant glissés dans le sentiment de l'indétermination de l'avenir. »

Indétermination de l'avenir qui s'origine dans la conviction d'une impossible connaissance claire de l'histoire humaine : le Livre aux sept sceaux dont parle l'Apocalypse ne sera ouvert qu'à la fin des temps. Mais il appartient au prophète de type biblique d'entreprendre la lecture de l'événement en confrontation avec d'autres. Mounier a retenu la leçon de Péguy : face à l'événement, l'attitude du prophète est celle du veilleur et du lecteur sans concession ni repos.

• Lettre du 5 septembre 1949 à Jean-Marie Domenach
:
 
« Pour nous en tenir au subjectif et à mes responsabilités d'aîné, je voudrais que cette année tu puisses plus carrément et plus entièrement te donner à du travail personnel. Oh ! je n'ai pas de formule à te donner, car personne ne trouve sa formule que seul, et tout conseil est toujours un peu aliénant... Quand je t'ai dit maladroitement, il y a six mois : "Il faut choisir", je voulais dire il faut choisir entte une vie essentiellement orientée sur l'action qui, certes, manque de taille sans quelque culture, mais qui est faite de réaction immédiate à l'événement de présence multiple d'impromptu plus que de maturation intérieure — et la culture vaste, obstinée continue, que réclame notre fonction...
Le problème est d'assurer la place de cette culture de fond dans le travail. Je sais par expérience que ce n'est pas toujours commode mais on y arrive. D'abord, il faut sacrifier. Parfois le meilleur. Vers trente ans, j'ai sacrifié (à peu près) la musique : je ne suis pas encore remis de la blessure Mais on ne peut tout faire. »

Retenons le souci de cette culture de fond dans le travail, culture vaste, obstinée continue, que réclame notre fonction. Pour Mounier, servir l'intelligence, dans quelque type de recherche que ce soit — a fortiori dans l'intelligence de la foi —, suppose ces travaux de fond qui entraînent nécessairement ascèse de vie et réels sacrifices.

• Lettre de la mi-septembre 1949 à J.-M. Domenach.

Cette lettre contient la célèbre formule : « L'événement sera notte maître intérieur. » Pour Péguy, l'événement avait été l'affaire Dreyfus ; pour Mounier, en 1949, ce sont les péripéties de l'âpre affrontement de la revue Esprit au communisme mais il y avait eu auparavant la prison, la résidence surveillée sous Vichy et cette grève de la faim qui devait durablement l'affaiblir. Celui qui se dit ici « bonhomme vieillissant » n'a pas encore quarante-cinq ans :
 
« Bonhomme vieillissant je me donnerai peu à peu à ma principale vocation peut-être (sous un semis d'aptitudes remplaçant le génie), qui est méditative... J'en arrive à l'âge où quand, comme dit Guéhenno, on ne préfère pas les cérémonies aux réalités, on a bien envie de casser l'instrument et de repartir à neuf (en 1939, la disparition définitive d'Esprit m'eût déchiré, aujourd'hui je suis arrivé à y êtte presque indifférent). Mais la sagesse de l'homme mûr est peut-être de renoncer à cette tentation prétentieuse de continuer et de perfectionner. A moins que l'événement...
L'événement sera notre maître intérieur... L'intellectuel a mission (et même sacerdoce) de chercher la vérité, et de juger : Homo spiritualis judicat omnia. Non pas de justifier les actes des puissants ou de contteforcer leur puissance, même si cette puissance est "dialectiquement" utile.. Cette autorité morale que l'on nous reconnaît n'est pas un dépôt en banque, c'est un produit corruptible que chacun de nos actes mûrit ou défait... »

Pour Mounier et ses collaborateurs, placer leur affrontement avec le siècle sous le signe de l'esprit n'avait rien à voir avec les jeux d'esprit. L'homme spirituel, l'homme docile aux incitations de l'Esprit, a la tâche redoutable du discernement : il est celui qui doit éclairer les enjeux d'une crise de civilisation. Soulignons la gravité éthique de cet acte de jugement : juger, discerner, est un acte périlleux qui doit se garder de la fascination de la puissance, de ces manoeuvres dialectiquement utiles dans les rapports de forces politiques. En 1949 étaient dialectiquement utiles aussi bien le terrorisme intellectuel de la propagande communiste que le terrorisme de la peur des propagandistes du « réarmement moral ». Si Mounier, dans sa génération, s'est acquis une autorité morale indéniable, il la doit à sa vigilance critique envers lui-même sa démarche intellectuelle et ses écrits. Il savait que « cette autorité morale [est] un produit corruptible que chacun de nos actes mûrit ou défait ».

• Lettre du 9 octobre 1949 à André Dumas.

L'événement à l'origine de cette correspondance entre Mounier le catholique et Dumas le protestant est le décret du Saint-Office du 13 juillet 1949. Ce décret faisait interdiction à un catholique d'adhérer au Parti communiste Dans la perspective qui est ici la nôtre retenons cette affirmation : « La masse d'ingérence mondaine de l'Eglise catholique est excessive. » Mais tout aussi éclairantes sont les conséquences pratiques qui découlent du travail de discernement que l'événement vient de provoquer :
 
« Beaucoup de catholiques sont d'accord que, depuis Grégoire ou Constantin, la masse d'ingérence mondaine de l'Eglise catholique (et pas seulement de l'Eglise catholique vous le savez) est excessive Ainsi, actuellement tous ces catholiques sont au combat contre la cristallisation d'une certaine "défense de la civilisation chrétienne", d'une certaine agglutination de l'Eglise et de l'Occident capitaliste et américain, dont l'Eglise n'est pas totalement responsable (on l'y pousse de l'Est) mais dont elle est premièrement responsable Que des forces venant de cette tentation blasphématoire poussent dans le sens actuel de l'attitude de notre Eglise sur le communisme cela ne fait aucun doute. Qu'elle soit angoissée entre autres, des menaces que le communisme fait peser sur son pouvoir post-constantinien ou post-grégorien non plus. Et cela, nous devons le combattre sans réticence. Cependant, notre attention de fidèles ne peut pas ne pas être attirée par l'insistance que met l'Eglise à cette dénonciation du communisme Nous pouvons foire l'hypothèse d'une erreur historique massive (il y en a eu d'autres). Nous la faisons. Mais nous devons faire aussi l'hypothèse d'une illumination prophétique et chercher.
Il ne s'agit donc nullement comme vous le dites, de défendre la force ou le pouvoir temporel de l'Eglise Dieu seul mesure ce qu'il veut lui en concéder à chaque temps et lieu. Il s'agit de lire et de défendre l'esprit de l'Eglise. Si des questions de foroe et de pouvoir sont incontestablement mêlées à une Eglise chargée de péché, à la transmission de la Parole et à la maturation du Règne cela ne veut pas dire que là où il y a impureté, il n'y a pas aussi et sur le même champ, agissant l'Esprit même de Dieu. »

• Lettre du 14 mars 1950 à un collaborateur.
Le 22 mars 1950, Mounier mourait subitement et cette lettre est comme l'ultime message de cet homme du discernement, à la fois sur le monde de son temps, notte monde encore aujourd'hui, et sur la condition humaine au long des siècles :
 
« Mais je sais qu'il n'y a pas de paradis sur tene. Je crois dangereuse la tendance de beaucoup de nos contemporains de vouloir trouver un absolu dans un régime politique. Tout ce qui est humain a sa face d'ombre et n'est réel, vivant charnel, que par là... Une ombre ne diminue pas la lumière d'une surface elle l'exalte c'est une loi élémentaire de la peinture »
 

Le sens chrétien de l'histoire


Puisque l'histoire des hommes n'est pas un beau livre d'images mais comme une tapisserie tragique où les ombres sont inextricablement mêlées aux lumières, Mounier, dans les vastes fresques historiques qui accompagnent sa méditation sur l'aventure humaine, ne gommera jamais les ombres. Et cela d'autant moins qu'il a retenu de Péguy que le xx* siècle qui s'ouvre en 1914, n'est pas une période étale sans bouleversement de fond, mais une époque où une mue imprévisible s'opère sur toute la planète. Les ombres chez Mounier sont là pour cerner et mettre en relief le phénomène majeur de l'époque : l'avènement de la sécularisation, c'est-à-dire de la prise de conscience généralisée de l'autonomie de l'homme, avec ce corollaire tragique d'une responsabilité vertigineuse, non seulement envers soi-même, mais envers le cosmos lui-même. C'est pourquoi, face au caractère inédit d'une telle situation, Mounier parle des responsabilités de la pensée chrétienne Sur un point capital, celui du sens de l'histoire qui englobe aussi celui du progrès, Mounier procède à un ressourcement de la ttadition chrétienne. Fidèle à sa méthode il va confronter la pensée chrétienne à cette autre pensée qui la critique ou la récuse, la pensée « progressiste » décrite, comme l'aurait souhaité Péguy, « dans sa hauteur et son plein » : celle de Feuerbach, Marx et Bakounine
 
« En parlant d'oeuvre divino-humaine, j'ai engagé le dernier élément du dialogue que j'esquisse entre la pensée chrétienne et la pensée progressiste. Les philosophies du progrès, face aux philosophies religieuses, se sont affirmées, au sens combatif du mot comme des protestations humanistes. Elles opposaient, à une humanité dont le destin était fixé à l'avance par une décision hétéronome, une humanité qui se faisait elle-même à la force de son propre génie. Elles apparaissaient ainsi liées au mouvement d'affranchissement social où l'homme collectif conquiert sa dignité et son autonomie. La grandeur de cette revendication n'est pas niable. Mais ne serait-elle pas une fois de plus le resurgissement d'une source chrétienne ? L'humanité fora da se. Qu'est-ce là, sinon la revendication d'un attribut de la divinité ? Et que dit le Christ aux hommes ? Vous serez des dieux, participant à la vie intime de Dieu, à la seule condition de reconnaître le Dieu qui se plaît à communiquer sa surabondance et à multiplier les dieux autour de lui...
L'humanité fora da se, lentement progressivement. Comment, dans la béatitude participerait-elle si imparfaitement que ce soit à l'aséité de Dieu, si en quelque façon elle n'avait préparé son triomphe de ses mains ? Le progrès est toujours pensé comme mouvement en avant mais il comporte aussi une attente un retard. Chaque chose ne vient qu'à son temps. Cet envers de la durée historique n'a de sens que si le temps est à la fois la patience de Dieu et la gloire de la liberté. On conviendra que cette perspective convient mieux à la gloire d'un Dieu de bonté que l'image d'un Dieu ricanant de notre impuissance et se plaisant à notte enlisement » 2.

A nos contemporains désenchantés, il est de la responsabilité du chrétien, selon Emmanuel Mounier, de rappeler que « Dieu s'est fait homme afin que l'homme soit fait Dieu ». Voilà la bonne Nouvelle. L'humanisation de Dieu est liée à la divinisation de l'homme. II n'y a effacement ou anéantissement ni de Dieu ni de l'homme mais accession de l'homme à « la réalité infinie du Créateur ». Irénée et les Pères grecs n'ont jamais dit autre chose.



1. Seuil, 1956 (rééd. Parole et silence, 2000).
2. La petite peur du xf siècle, dans OEuvres, III, Seuil, 1961, pp 418-420