La mort nous oblige aux questions radicales. Et c'est pourquoi elle nous laisse balbutiants en un temps où l'on s'accommode volontiers de situations provisoires et de vérités relatives. On évite plutôt d'y penser. Comment ces questions, dès lors, pourraient-elles mûrir, dépasser l'angoisse, s'éclairer d'une autre lumière que celle du destin inéluctable, quand le corps est médicalisé et la fin de la vie entourée de mutisme ? Comment, quand il n'y a plus de mots pour la dire, annoncer encore la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne, et faire de la nôtre une participation à ce grand sacrifice de lui-même qu'il offrit pour nous sortir de l'impasse ? Sans lui, en effet, nous ne savons ce que c'est ni que vivre, ni que mourir.
Ce numéro n'aborde pas la question de l'au-delà, mais risque une parole sur le « mourir », l'expérience de la mort, telle que nous la vivons à travers celle des autres, proches ou lointains, telle aussi que chacun l'éprouve à son approche, et déjà à travers les diminutions de l'âge et de la maladie. C'est l'expérience que la vie ne nous appartient pas, qu'elle est un don reçu, qui peut devenir offrande unie à celle du Christ, abandon entre les mains du Père.
Voici, en effet, le renversement que Jésus opère en sa passion, où saint Jean voit si justement l'heure de sa Gloire : c'est alors qu'il est le plus livré, jouet des forces de la violence et de la dérision, qu'il est le plus libre. Victoire de l'amour : « Ma vie, nul ne la prend, mais c'est moi qui la donne. » C'est alors qu'il va mourir que le larron perçoit en un éclair fulgurant la force souveraine de son règne : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. »
L'heure du grand passage s'éclaire ainsi pour chacun d'une lumière nouvelle, celle du Royaume où il est attendu, tandis que la main du Christ s'offre pour la traversée : passons sur l'autre rive ! Lumière qui reflue sur tous ces petits passages de la vie qui, au jour le jour, opèrent le grand retournement par lequel « les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux » (2 Co 5,15). Il est significatif que la liturgie ait inséré ces paroles dans une prière eucharistique qui attribue à l'Esprit Saint cette opération de décentrement. La grande ennemie n'a plus rien à prendre quand, en lui, tout est déjà donné.
On dira que c'est une chance d'avoir une telle foi, de percevoir, à travers le brouillard, la parole du Seigneur : « Viens sur les eaux ! » Il est bien vrai que c'est une grâce. Mais ce don nous est fait pour qu'il soit partagé, afin que le Ressuscité puisse saisir, à travers la chaîne des vivants et la compassion de l'Eglise, la main de ceux qui perdent coeur.