L’inquiétude passait jadis pour une maladie de la vie spirituelle : n'est-elle pas l'état d'un coeur divisé, incapable de progresser ; ou encore, selon François de Sales, le plus grand mal qui arrive en l'âme, excepté le péché ? « Notre coeur étant troublé et inquiété en soi-même perd la force de maintenir les vertus qu'il avait acquise et le moyen de résister aux tentations de l'ennemi, lequel fait alors toutes sortes d'efforts pour pêcher, comme l'on dit, en eau trouble. »
De nos jours, l'inquiétude serait plutôt la marque d'une conscience éveillée, quelque peu tourmentée sans doute, mais habitée du souci des autres et de son propre accomplissement. Elle signe notre condition inachevée. A l'inverse des oiseaux des champs dont il récuse l'insouciance, l'homme moderne se reconnaît dans Yhomo viator, ce perpétuel errant à la recherche de soi-même et du sens de sa vie.
Hier, l'inquiétude était religieuse. Aujourd'hui, elle est séculière : si le coeur est sans repos, ce n'est pas qu'il soit marqué d'un grand vide, d'une blessure : la société de consommation a tôt fait de colmater le moindre manque, ne laissant que le goût d'une vague indifférence. Non, ce n'est pas le vide qui provoque aujourd'hui l'inquiétude, c'est plutôt le vertige des possibles, l'ambition du tout et la peur de perdre en faisant la mauvaise impasse. Le zapping, l'affût, l'agitation incessante en sont les symptômes les plus visibles.
L'inquiétude prend ainsi les formes nouvelles du souci contemporain devant les menaces modernes, la peur des décisions irrévocables et le sentiment d'une responsabilité accrue face à l'avenir. L'homme est soucieux, souvent angoissé, toujours en mouvement, comme si sa conscience, plus avertie, plus éveillée, était travaillée par une négativité permanente. Il sait ce qu'il ne veut pas, mais ignore ce qu'il veut. Se voulant agnostique, il fuit le doute qui le ronge.
L'inquiétude s'offre ainsi dans son ambivalence même à une lecture spirituelle. Elle est l'attente des possibles, elle se meut dans l'entre-deux du provisoire et l'insécurité des choix éthiques. Selon le mot très juste d'Eloi Leclerc, elle est « un espace où Dieu peut encore créer », parce qu'elle reste ouverte, tendue vers l'infini, mais encore aux prises avec le temps. Bonne inquiétude chez ceux qui régressent, mauvaise inquiétude chez ceux qui progressent. L'Esprit créateur continue de montrer, en donnant sa Paix ou en la retirant, le chemin des véritables accomplissements. L'évangile ne nous invite pas à fuir l'inquiétude, mais à l'identifier, à la traverser, jusqu'à accueillir, à travers les choix qui font avancer, la paix promise.