Tauler, Ruusbroec, Henri de Herp (Harphius) : ces trois noms résument à eux seuls ce que la « spiritualité 
moderne » doit à la mystique du Nord (Rhénanie et Flandres), et qui est considérable. Ces auteurs ont nourri, directement ou indirectement, en traductions latines ou vernaculaires, les spirituels espagnols, français et italiens des XVIe et XVIIe siècles, de Jean d’Avila au 
Pseudo-Caussade. Tauler, disciple de Maître Eckhart (qui, condamné de son vivant, restait inédit), fut sans doute le plus lu. Plus encore que ses sermons, les Institutions spirituelles publiées sous son nom furent, avec l’Imitation de 
Jésus-Christ, le bréviaire des âmes mystiques. Le jeune Canisius en donna la première édition en allemand moderne au moment où il devenait jésuite, en 1543, à Cologne. Son ami Surius, chartreux de Cologne, traduisit l’ouvrage en latin cinq ans plus tard.
On sait aujourd’hui que Tauler n’en est pas l’auteur, mais qu’il s’agit d’une compilation (Jean-Marie Gueullette, dominicain, préfère parler de rapiarium, « recueil de citations »), d’une marqueterie complexe juxtaposant des textes flamands autant que rhénans (et dont Tauler est quasi absent !). À la base, les Douze vertus, traité d’un disciple de Ruusbroec, Wavel, qui avait tressé des passages des Noces spirituelles de son maître avec des extraits des Entretiens de Maître Eckhart. Par la suite, l’ouvrage fut enrichi de nombreux emprunts à Suso, Eckhart le Jeune, Ruusbroec, Henri de Gand, Eschius, Maria van Hout, etc. C’est sans doute à la chartreuse de Cologne que s’effectua le montage définitif.
Il faut reconnaître que l’inspiration eckhartienne est bien estompée dans cette polyphonie où dominent les accents de la Devotio moderna qui initia Ignace de Loyola à la vie spirituelle. Les fulgurantes affirmations du maître se retrouvent plus dans les sermons de Tauler que dans ces Institutions. Ici se font plutôt sentir les préoccupations ascétiques, les appels à la pénitence, à la componction – bref, cette « piété » non scolastique qui, chez Tauler, séduisit Luther. 
C’est pourquoi placer l’histoire de ce best-seller, de sa genèse, de sa diffusion et de sa réception sous le patronage d’Eckhart, est probablement abusif. Mais le P. Gueullette a le mérite de présenter en une synthèse clairement documentée les résultats des travaux des grands érudits du siècle dernier : Cognet, Orcibal, Optat de Veghel, Ampe, Verdeyen ou Certeau. Il corrige au passage les fausses perspectives créées par Henri Bremond sur la spiritualité du XVIIe siècle. Il confirme que les grandes traditions spirituelles (franciscaine, jésuite, carmélitaine, bérullienne) étaient beaucoup moins cloisonnées que ne le supposait Bremond, et que les Institutions notamment ont puissamment contribué à la communication des idiomes. 
La traduction que l’auteur propose, en deuxième partie du volume, est, à juste titre, celle du P. Edmond-Pierre Noël, au début du XXe siècle.
Dominique Salin