Il y a comme deux versants dans le récit de la passion du Christ et de sa mort. Le versant visible, ou historique, que tous, y compris ses disciples, ne peuvent interpréter que comme le terrible échec de sa mission. Et le versant invisible, ou caché : la manière de Jésus lui-même d'approcher sa mort, non comme un destin mais librement, comme une mise en jeu de toute son existence, de toute sa vie pour ses disciples, pour son peuple et pour la multitude des humains. Dans son geste testamentaire (le dernier repas), il révèle sa liberté inouïe par rapport à ce qui est en train d'arriver : « Mon corps et mon sang [ce qui me fait vivre], c'est pour vous. » Le Jésus de l'évangile de Jean dit la même chose autrement : « Ma vie, personne ne me l'enlève : je m'en dessaisis de moi-même. » (Jn 10, 18).
Les évangiles synoptiques nous rapportent que Jésus est mort en poussant un grand cri : tous ont pu l'entendre. Y a-t-il eu un contenu à ce cri ? Sans doute oui, mais il relève du versant intérieur et caché de ce qui s'est passé. Les évangélistes l'ont rattaché à des paroles tirées des psaumes. Marc et Matthieu se réfèrent au psaume 21 du juste persécuté : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné » (Mc 15, 34) ; et Luc au psaume 31 qui est un psaume de confiance : « Entre tes mains, je remets mon esprit » (Lc 23, 46). Jean fait dire à Jésus une parole paisible d'accomplissement : « Tout est achevé » (Jn 19, 30).
Après l'ensevelissement, sans doute rapide, commence le shabbat qui est célébré selon les règles habituelles de l'absence de travail, de la limitation des mouvements et du repos divin. Nous ne savons pas ce que les disciples de Jésus ont vécu ce jour-là. Selon Marc et Matthieu, ils ont quitté Jérusalem et sont repartis en Galilée. D'après Luc, ils sont restés à Jérusalem et voici ce qu'il dit des femmes du groupe : « Durant le shabbat, elles observaient le repos » (Lc 23, 56). Mais, le premier jour de la semaine (notre dimanche de Pâques), nous apprenons, de la bouche des disciples qui se mettent en route vers Emmaüs, comment ils ont vécu ce qui s'est passé : ils ont « l'air sombre » et disent la déception qui résulte de l'effondrement de leur espérance.
Le seul shabbat que l'Église observe depuis le lendemain de la crucifixion de Jésus est le Samedi saint qui est une journée sans eucharistie, une journée de silence où, avec les disciples, nous prenons conscience de l'absence du Christ Jésus. C'est sur cette absence que je voudrais méditer. Car, si nous n'acceptons pas de passer par là, nous ne pouvons pas vraiment faire l'expérience de la manière discrète du Ressuscité de se manifester au milieu de nous. D'où le titre de mon article : « De l'absence du Christ Jésus à une nouvelle manière de se rendre présent ».
Dans un premier temps, il sera question de cette expérience d'absence et de notre manière de la vivre. Nous verrons ensuite ce que cette absence cache en quelque sorte et ce que nous pouvons entendre dans le silence de Dieu durant le shabbat. Je reviendrai enfin, avec les disciples, à ce que le Christ Jésus nous a laissé et qui prend tout son relief sur le fond de sa disparition, au point de nous laisser surprendre par sa nouvelle manière de se « rendre présent ». Et je terminerai par quelques réflexions sur la naissance de l'Église.
Nous faisons probablement tous l'expérience de la difficulté de prier – « nous ne savons pas comment prier » reconnaît saint Paul dans l'épître aux Romains (Rm 8, 26). Les raisons pour chacun sont multiples et sans doute très diverses pour les uns et les autres. Mais, quand nous réussissons à nous y mettre, si je puis dire, nous nous heurtons à l'expérience de l'absence de Dieu et de celle du Christ. On nous dit parfois – un peu rapidement – que la prière est un dialogue avec Dieu. C'est vrai, mais qu'est-ce qu'un dialogue quand le « vis-à-vis » ne semble pas répondre ? Ou, pour revenir au combat spirituel du Christ Jésus, comment se maintenir dans l'intimité de Dieu – comme cela a été donné à Jésus – quand il semble nous abandonner ?
Les psaumes et le livre de Job nous apprennent que cette situation spirituelle de l'apparente absence de Dieu et de sa non-réponse a toujours existé, sans parler du doute, bien présent dans les Écritures. Nos grands spirituels juifs, musulmans et chrétiens l'ont vécue. Pensons par exemple à Thérèse de Lisieux qui a chanté la miséricorde de Dieu et qui, cependant, à la fin de sa vie, s'est heurtée comme à un mur de silence quand elle s'est adressée à Dieu. Mais la situation actuelle de nos sociétés sécularisées est différente et radicalise en quelque sorte l'expérience des « anciens » et des « anciennes ». Car Dieu est absent de l'histoire publique de nos sociétés, nos églises sont devenues pour beaucoup des musées et les calvaires au bord des chemins des monuments du passé. La différence entre ce qui est visible autour de nous et ce qui se passe dans l'invisible de nos existences spirituelles s'est renforcée : à l'époque de Jésus et pendant de longs siècles du christianisme en Occident, le personnel religieux faisait partie des structures mêmes des sociétés. Nous savons bien que ce n'est plus le cas. S'ajoute à cela que l'actuelle pandémie et la catastrophe écologique qui nous menace rendent la question du mal incontournable et conduisent beaucoup de nos contemporains à adopter une vision tragique du monde, telle qu'on la trouve par exemple dans La peste de Camus.
Dans cette situation, nous autres croyants sommes menacés d'être tentés d'abandonner ce qui nous met en relation avec Dieu et nous introduit dans son intimité, ce qu'on appelle « prière ». Certes, beaucoup de raisons peuvent provoquer cela, en particulier le stress ou l'énergie que coûte, pour nous tous, la vie quotidienne. Mais, plus profondément, c'est un climat global, l'épreuve de l'absence de Dieu et de son Christ Jésus, nos doutes quant à la bonté radicale de Dieu face au mal, au malheur et à la violence, qui produisent fréquemment une érosion de notre vie intérieure ou la réduisent à une participation plus ou moins réelle à la liturgie de l'Église.
Ce constat réaliste nous conduit maintenant vers un deuxième temps qui consiste à creuser davantage la signification spirituelle de l'apparente absence de Dieu et de son silence.
Le Samedi saint est un « shabbat » pour nous. Le shabbat est un jour de repos pour les Juifs où ils commémorent le septième jour de la Création, quand Dieu, ayant achevé l'œuvre qu'il avait faite, se reposa, laissant son œuvre être ce qu'elle était, la bénissant seulement. Le Samedi saint n'est peut-être pas un jour de repos pour nous. Mais, en nous arrêtant et en tentant de faire silence, nous pouvons peut-être entendre, dans le silence de Dieu, autre chose que son absence et peut-être y percevoir son « repos ».
Peut-être une expérience humaine toute simple pourrait-elle nous aider à comprendre qu'il y a au moins deux types de silence. Imaginez un groupe où quelqu'un ne parle pas : après un petit moment, chacun se demande instinctivement ce qu'il pense et ressent et éprouve son silence comme une menace ; peut-être quelqu'un lui posera alors la question : « Tu ne parles pas. Est-ce que tu n'es pas content ? Qu'as-tu à nous dire ? » Mais il y a aussi, dans tout groupe, des personnes qui parlent avec parcimonie, disent l'essentiel en peu de mots et, quand ils se taisent, leur silence ne fait pas peur car on sait qu'ils ont déjà tout dit et n'éprouvent pas le besoin de se répéter.
Il me semble que le Dieu de la Bible, celui que Jésus ose appeler Abba (« Papa », « Père »), ressemble au second type de personnage que je viens d'évoquer. S'il se tait, c'est parce qu'à un moment donné de l'histoire, il a tout dit. Peut-il alors se reposer réellement ? En tout cas, le Vendredi saint, le sixième jour de la semaine, il termine toute son œuvre. C'est ce que saint Jean exprime quand il laisse Pilate présenter Jésus, portant une couronne d'épines et un manteau de pourpre, et dire au peuple : « Voici l'homme » (Jn 19, 5) ; et quand il fait dire à Jésus, au moment de mourir : « Tout est achevé » (Jn 19, 30). Le septième jour est alors celui du silence, parce que tout est dit, et il serait déplacé de demander à Dieu de parler encore.
Je voudrais tenter de dire la même chose d'une autre manière encore : celui qui a vécu toute son existence dans l'intimité de son Père – Jésus –, celui qui, pour cette raison, est son « Fils unique », celui-là Dieu l'a laissé entre les mains des hommes, leur donnant tout avec lui, sa propre intimité cachée. Que pourrait-il leur donner de plus ? Ayant tout donné, il peut se taire et je dirais même se cacher pour nous laisser avec ce don absolument gratuit. Il est impensable que Dieu ne soit pas caché. C'est justement parce qu'il est caché1, nous laissant avec la création et Jésus – le vrai homme et Fils de l'homme – que son don est vraiment gratuit, nous laissant absolument libres de l'accueillir ou non.
Pour revenir à la question du mal que Jésus affronte : quand Dieu se tait et se cache, comme sur le Golgotha, le pouvoir des ténèbres semble régner. Ces ténèbres sont en quelque sorte l'autre versant du fait que Dieu est caché, nous laissant à notre liberté d'hommes et de femmes et à notre fragilité radicale. Les Écritures juives et chrétiennes ne répondent pas à la question : « Pourquoi le mal ? » Elles nous montrent qu'en Jésus le Christ nous recevons une « force », la sienne, permettant de résister au mal en renonçant à riposter au mal par le mal. Elles nous montrent aussi que le pouvoir de la violence et du mal ne reposent sur « rien » et finissent toujours, à un moment ou à un autre, par s'effondrer.
N'insistons pas sur ce qui demanderait encore bien d'autres développements et nuances, ce qui importe ici, c'est de comprendre le fait que Dieu soit caché et d'entendre sa voix dans son silence. Tout cela nous est offert le Samedi saint. En revenant à ce que nous avons découvert plus haut sur notre expérience de l'absence du Christ et du silence de Dieu, nous voyons que nous sommes libres d'entendre ou de ne pas entendre. Nous sommes libres de nous laisser entraîner vers le doute et vers une vision tragique de notre existence, voire vers l'érosion de notre vie intérieure, ou d'entendre dans ce silence même la voix de Dieu ; cette voix silencieuse qui, sortant de son intimité cachée, nous autorise non seulement à exister mais à devenir libres comme son Fils, sans nous laisser intimider par le « pouvoir des ténèbres » (Lc 22, 53)2.
Prendre conscience de notre expérience de l'absence du Christ Jésus et du silence de Dieu nous a menés à creuser ce silence – ce qui est la fonction du Samedi saint – et à nous demander ce que nous pouvons entendre dans ce silence, quand nous prions. Si nous y entendons la voix de Dieu, celle de sa bonté radicale qui veut nous donner accès à son intimité, qui est celle dans laquelle a vécu le Christ Jésus, nous pouvons faire mémoire de lui et nous interroger sur ce qu'il nous a laissé. C'est précisément ce qui s'est passé pour ses disciples, le jour du shabbat qui a suivi le Vendredi saint, jour de deuil et de déception, sans aucun doute, mais aussi jour où la mémoire a commencé à travailler. C'est ce qu'il me reste encore à montrer.
C'est dans le silence du Samedi saint que la mémoire des disciples a pu se mettre au travail et, si nous consentons au silence, notre mémoire peut, elle aussi, commencer son travail.
La première chose qui nous reste, ce sont les Écritures, la Bible de Jésus et de son peuple. Ce sont elles qui, après le choc de la crucifixion de Jésus, ont pu faire à nouveau surface. Jésus n'a cessé de s'y référer, de les prendre radicalement au sérieux et de se considérer comme le destinataire de la voix de Dieu qu'elles donnent à entendre. Il n'est pas surprenant que, le jour du shabbat qui suit la mort du Christ Jésus, ses disciples continuent à les lire et, quasi spontanément, à l'y retrouver. Ce qu'ils ont vécu avec lui donne à ces Écritures un relief absolument nouveau. Notre vigile pascale s'appuie sur cette expérience d'une mémoire qui se met à travailler : elle donne à entendre les textes fondamentaux de la Bible juive, allant de la Création au récit de l'Exode jusqu'aux textes prophétiques promettant aux hommes un « cœur nouveau » et une réconciliation entre eux et avec toute la création.
Un deuxième soutien pour les disciples après la débâcle de Jérusalem, ce sont précisément les paroles de Jésus qui sont revenues à leur mémoire, ses gestes de guérison, l'étonnante cohérence entre ses paroles et ses actes et surtout sa manière de prier. Les disciples pouvaient non seulement s'en inspirer mais surtout découvrir ce qui les avait attirés en suivant Jésus, ce qui les avait fait vivre et pouvait encore les faire vivre : l'attachement à sa personne et une manière de résister au mal par une fraternité inconditionnelle.
Et il y a enfin son Testament, ouvert devant ses disciples et livré entre leurs mains, à la veille de sa mort. À la limite, Jésus n'a rien laissé aux siens sinon le don de sa propre vie, en cohérence avec ce qu'il pensait, disait et faisait : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang pour vous » (1 Co 11, 23-25 ; Mc 14, 22-25). C'est en se souvenant de ce geste, par lequel Jésus a interprété lui-même et librement ce qui l'attendait, que Pierre et les autres disciples qui avaient pris la fuite pouvaient sortir de leur culpabilité et découvrir d'une manière toute nouvelle l'amour du Christ Jésus pour eux et la force de son pardon.
C'est donc dans cet espace vide du Samedi saint, en quelque sorte espace laissé par le silence de Dieu, que pouvait émerger progressivement la mémoire des disciples pour le « remplir ». C'est dans cet espace du Samedi saint, qui a dû durer un certain temps, qu'ils ont pu se laisser surprendre par une nouvelle manière du Christ Jésus ressuscité de se rendre présent à eux et de vaincre leur doute. C'est l'événement de « Pâques ». Nous pouvons maintenant revenir à notre propre expérience spirituelle : c'est en acceptant d'entrer par la prière dans le silence de Dieu que notre lecture des Écritures, notre attachement au Christ Jésus et le désir de nous nourrir de sa vie dans l'eucharistie peuvent prendre forme et progressivement transformer notre vie.
Ainsi, nous sommes invités à nous exposer réellement au silence de Dieu car c'est dans ce silence que notre mémoire de « christiens » (disciples du Christ) peut se construire et devenir vivifiante par la lecture des Écritures, l'attachement au Christ Jésus et une manière de vivre de sa vie. Or, il ne peut jamais s'agir d'un chemin seulement individuel. Dans le silence du Samedi saint, c'est l'Église qui naît et commence à prendre forme. C'est le dernier point que je voudrais brièvement aborder.
Il y aurait beaucoup de choses à dire ici. Nous ne retiendrons ici, dans les récits évangéliques, que deux manières différentes de montrer l'Église pas encore née et déjà esquissée au moment de la passion et de la crucifixion du Christ.
Dans les évangiles synoptiques, seules les femmes restent présentes sous la croix et on les retrouve ensuite comme les premiers témoins du Christ Jésus vivant qui se rend « présent » à elles (Mt 27, 55-56.61 ; 28, 9-10).
Dans l'évangile de Jean, il y a une seule femme qui fait le lien entre la mort de Jésus et sa présence de Ressuscité : c'est Marie de Magdala (Jn 20, 1-2), « l'apôtre des Apôtres » (Apostolorum apostola) comme l'a appelée la tradition. En fait, selon Jean, l'Église naissante s'esquisse dans la maisonnée de Béthanie, autour de Marthe, Marie et Lazare, Jésus y étant souvent présent comme hôte qui aime ces trois-là et rend Lazare à ses sœurs et à ses amis. Sous la croix, nous trouvons encore le « disciple que Jésus aimait » qui était présent à la Cène et Marie, la mère de Jésus que nous avons déjà rencontrée aux noces de Cana. Cet ensemble de personnages – Marthe, Marie et Lazare, le « disciple que Jésus aimait » et Marie, sans oublier Marie de Magdala – constitue une première figure de l'Église naissante. Ces personnages peuvent nous rappeler aujourd'hui que chacun de nous a, de manière singulière, quelque chose à apporter à la construction commune d'une mémoire ecclésiale. Nous réjouissons-nous de cette diversité ? Que chacun réfléchisse à ce qu'à partir de sa propre expérience spirituelle, il peut apporter à l'Église qui ne cesse de naître.
Pour finir, j'espère que nous avons compris que, dans l'expérience spirituelle qui nous conduit de l'absence du Christ Jésus vers une manière de nous laisser surprendre par sa nouvelle manière de se rendre « présent », rien ne peut être programmé d'avance. La joie d'une présence ne peut être produite et est toujours de l'ordre de la surprise. Nous pouvons nous y préparer et c'est le rôle du Samedi saint en attendant que celui que nous appelons « Esprit saint » nous y conduise.
Dans le récit de la passion de Jésus et de sa mort, j'ai insisté sur les deux versants : le versant visible ou historique et le versant invisible ou caché qui relève de l'intimité de Dieu et de celle de chacun et chacune d'entre nous. Or, ce que nous venons de voir de la naissance de l'Église et de son esquisse déjà présente pendant la vie de Jésus nous invite à ce que le versant invisible se manifeste dans notre histoire et la transforme de l'intérieur : c'est la mission de l'Église naissante et qui continue à naître aujourd'hui.