Dans une lettre adressée aux catholiques chiliens, le pape appelle de ses vœux une Église qui ait des racines, une mémoire, un corps et un visage même. C’est à ce prix que nos communautés seront porteuses de vie en leur sein et pour d’autres. Or, le visage et le corps collectifs de notre institution ne prennent chair que dans le visage et le corps particuliers de chacun d’entre nous, du paroissien « du dernier rang » au prêtre qui prêche à l’ambon.

Mais avoir un visage et un corps qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire au delà de l’évidence ? Il nous est assez facile de décrire notre curé ou notre voisine de banc à la messe : leur taille, la couleur de leurs cheveux, de leurs yeux, l’intonation de leur voix, nous sommes même parfois en mesure de nommer quelques traits de leur caractère. Mais est-ce suffisant pour qu’ils soient plus que la fonction qu’ils assument à nos yeux : celle du prêtre ou celle de l’autre paroissien ? Et surtout, est-ce assez pour que leur vie féconde la nôtre ? Je ne crois pas. Car quelle que soit sa fonction ou son rôle, il faut que l’autre soit un homme ou une femme en chair, en os et en émotions devant nous pour qu’il contribue à notre vie. Qu’il accepte de s’ouvrir, non pas en se répandant sans pudeur, mais en  nous donnant de voir son humanité, ce qui le fait vivre, ses joies et ses peines, car c’est entre ces lignes-là que l’Esprit se révèle. Il faut que nous ayons un tant soit peu accès à ce qui fait vibrer son cœur. Qu’il ose aussi parfois confier humblement ses entraves. Que derrière la parole partagée, il y ait un peu de l’expérience personnelle qui se dise. Il faut qu’il se mouille, qu’il quitte le refuge du col romain, de l’habit religieux ou de la fonction dans l’entreprise. Car rien de ceci : le statut, le travail, la place dans la société-Église ou la société civile ne définit quelqu’un en profondeur, tout cela n’est que l’écume, or tout cuisinier sait bien que l’écume ne nourrit pas, c’est ce que l’on retire… Pour être nourrissant, il faut avoir de la chair !

Ce qui fait que nous sommes une « nourriture » consistante pour d’autres, c’est notre capacité à livrer une part de nous-même et à oser une parole personnelle, c’est à dire : enracinée dans ce que nous sommes en vérité. Certes, le risque est grand car si nous faisons ainsi, nos failles peuvent apparaître au grand jour, mais l’enjeu l’est plus encore car c’est à ce prix que nous participons véritablement au corps de Celui qui le premier s’est livré, qui est nourriture et qui donne la vie.