Ces lignes n'ont d'autre prétention que de pointer — à la manière de deux ou trois balises placées à la sortie d'un port pour indiquer le chenal en direction de la haute mer — quelques propositions à l'intention de ceux qui entrent ou vont entrer dans cette dernière, ou plutôt avant-dernière étape de la vie humaine et spirituelle qu'on appelle « maturité ». Mais déjà la métaphore marine est incongrue, le concept de maturité appartenant plutôt à la flore. Ce n'est que par analogie qu'il s'applique à un certain stade de la croissance humaine : il en désigne Yacmé, équilibre fragile qui ne correspond d'ailleurs pas à un âge déterminé et dont nul ne saurait se prévaloir, car, mieux qu'un « état », il est un état de grâce — moment aussi transitoire que l'enfance, la jeunesse ou l'adolescence ; « espace mobile et temps incertain » 1 qui ne s'accomplit qu'en se renversant en leurs contraires : déclin, vieillissement, dépérissement.
« Quand le blé est mûr [littéralement : « Quand le fruit se donne »], on y met la faucille, car c'est le temps de la moisson » (Me 4,29). Ainsi est offerte à notre mémoire l'image du grain de blé tombant en terre, mourant et donnant beaucoup de fruit : c'est la comparaison qu'emploiera Jésus au terme de son itinéraire terrestre pour dire son destin et celui de ses disciples (Jn 12,24). Mais les tonalités les mieux indiquées, à mon goût, pour représenter le temps de la maturité humaine sont peut-être moins celles, éclatantes, de l'été au moment des moissons que celles, plus discrètes mais non moins lumineuses, de cette autre saison que Biaise Arminjon nommait « l'automne des fruits ». C'est en effet au moment où parviennent à maturité les fruits de la vigne et du figuier qu'ont lieu les retrouvailles définitives du Bien-aimé et de sa Bien-aimée, au terme des multiples péripéties de leur longue et souvent difficile histoire d'amour, si pudiquement inscrite au coeur des cinq poèmes de cet extraordinaire petit livre qu'est le Cantique des cantiques. Alors, après ce « temps retrouvé » peut advenir, échappant à toute représentation, celui de l'« arrière-saison dorée» 2.  
Mais n'anticipons pas. « Il ne nous appartient pas de connaître les temps et les moments » (Ac 1,7). De plus, le chemin de chacun est unique. Aussi me contenterai-je de proposer, de la façon la plus personnelle et la moins subjective possible, quelques points de repères pour indiquer une direction sur cet énigmatique chemin de maturité. J'espère que d'autres « voyageurs » empruntant une route semblable pourront s'y retrouver, quelle que soit l'étape de leur pèlerinage
 

Accueillir son désir profond


Depuis quelques années, sous l'influence sans doute de la psychanalyse mais peut-être aussi par la grâce d'un simple retour à des sources judéo-chrétiennes oubliées, éducateurs attitrés et accompagnateurs patentés (ré)affument l'importance — mieux encore : la nécessité — que chacun accède à son humanité, que soit reconnu, nommé et accueilli le désir fondamental qui l'habite et fait de lui un être unique. Sans une telle reconnaissance, pas de croissance humaine, pas de vie spirituelle, pas de vie tout court. Cette (re)découverte est capitale et marque noue culture d'une façon qu'on peut espérer irréversible. Elle avait été plus ou moins occultée en des temps où l'on comptait plus sur la force de sa « volonté » que sur le consentement à son propre désir.
De plus, s'il est permis de comparer le « désir » aux eaux vives d'un torrent qui dévale la montagne, puis poursuit sa route comme un grand fleuve qui finit par se perdre dans la mer, nous devons avouer que ce « fleuve nommé désir » ne ressemble en rien à un « long fleuve tranquille », et que son cours impétueux charrie aussi bien des impuretés qui troublent l'image idyllique que l'on s'en fait parfois. Le désir humain est radicalement mêlé. Et nous avons bien du mal à reconnaître en nous, sans culpabilité, ces ambivalences qui altèrent son authenticité. Nous ne devrions pourtant pas nous offusquer qu'un tel mélange fasse partie intégrante de notre « trousseau de voyage ».
Nous oublions que ces misères, même si elles ne sont pas originelles, font corps avec notre nature, et que, bien souvent, elles sont terriblement aggravées par nos histoires. Par peur ou par orgueil, nous sommes tentés de les nier, préférant laisser stagner notre liberté en quelque bras mort du fleuve plutôt que d'affronter la haute mer, ou bien enterrer nos talents plutôt que cte les risquer dans la confiance. Nous oublions cette vérité première selon laquelle, pétris de glaise comme nos premiers parents, nous avons aussi reçu un « souffle » qui fait d'abord de nous les fils et filles d'un même Dieu qui, lui-même « Etre de désir » 3, nous crée à son image et à sa ressemblance. Et même lorsque nous avons perdu toute ressemblance avec l'image, ose affirmer Augustin, nous gardons en notre chair l'empreinte de la main qui nous a créés. Nous restons pour toujours « fils de Dieu », et ne pourrons jamais être à ses yeux des esclaves, quand bien même nous le serions à nos propres yeux. « Pécheurs », mais pécheurs infiniment aimés, nous révèle l'Evangile de la miséricorde.
Mais plutôt que de le croire, ne préférons-nous pas souvent, semblables au fils aîné de la parabole (Le 15), « refouler notre désir », ce désir inscrit en nous par notre Créateur comme son image de marque, et nous fabriquer de toutes pièces l'idole d'une justice à notre image à nous ? C'est pour parfaire en lui cette parodie de justice que le fils aîné travaille tant, ne transgresse aucun ordre et ne vit pas vraiment. Il serait tellement plus simple de revendiquer, comme le fait le fils prodigue, la part d'héritage qui nous revient en finissant par reconnaître qu'elle nous est donnée par un Père sans calcul.
C'est pour l'ignorer plus ou moins volontairement 4 que nous faisons tous l'amère expérience de la dissemblance. Ce n'est qu'après, et après seulement, qu'il nous arrive d'« entrer en nous-mêmes », et revenir à celui qui est « notre Père », en lui disant avec confiance : « Père, j'ai péché... Je ne mérite pas d'être appelé ton fils » — ce que ce Père refuse précisément d'entendre. Alors, nous pouvons recevoir en vérité l'héritage qui n'a jamais cessé de nous appartenir, puisque nous sommes fils et non mercenaires. La chance du fils prodigue est d'avoir osé affirmer son désir, désir par nature terriblement ambivalent, mais qui, finalement, malgré le péché, est un désir de fils. Bien lui en prend, puisque l'expression de ce désir humain, trop humain, est, sinon la cause, du moins l'occasion de son retour. C'est en tout cas ce que semble révéler Jésus aux pharisiens qui se croient justes et l'accusent de « faire bon accueil aux pécheurs et de manger avec eux ».
Les acquis de la (re)découverte du désir sont un progrès. Il n'est cependant pas souhaitable de tomber dans des dérives inverses des époques qui nous ont précédés. En lieu et place des conformismes, volontarismes et légalismes anciens, nous risquerions alors d'hériter des subjectivismes, hédonismes et individualismes qui caractérisent aussi notre modernité. Certes, l'individualisme ne serait pas un mal s'il n'était que l'antidote d'un grégarisme et d'un conformisme sans âme, et ne consistait qu'en une plus grande reconnaissance de la valeur unique de chaque « individu », permettant une meilleure mise en commun des différences et un plus grand partage des biens. L'hédonisme ne serait pas décevant s'il n'était que la reconnaissance de ce que, sans être une fin en soi, plaisir rime avec désir quand celui-ci s'accorde au plaisir de l'autre.
Seule cette « altérité » permet d'accéder à la fois à la joie et au plaisir, comme sans doute le fils prodigue, de retour chez son père, a goûté le plaisir du banquet et la joie de la rencontre. Renonçant désormais à l'égoïsme du consommateur solitaire, il peut vivre auprès de son Père, et même de son frère, dans la mesure où celui-ci acceptera l'invitation d'entrer à son tour dans une fête où il reste le premier invité. Le fils cadet pourra alors « faire alliance » avec son père et son frère, être heureux, se marier s'il le désire, et vivre avec des hommes et des femmes qui sont moins désormais ses salariés que ses partenaires, sur un domaine possédé en commun : « Tout ce qui est à moi est à toi. » Il devient adulte en s'ouvrant à une plus grande universalité de son désir. Il entre sur le chemin de sa maturité. Car l'émergence du désir va de pair avec un certain « oubli de soi-même » qui permet la reconnaissance de frères.
 

S'ouvrir au plus universel


Désir d'un « plus universel » : ce comparatif est essentiel à la croissance de l'homme et à la maturation de son humanité. J'emprunte l'expression à Ignace de Loyola : « Le bien étant d'autant plus divin qu'il est plus uniyersel... » Tout homme se sent en principe appelé à orienter sa vie selon le principe de l'universel, mais la question est de « désirer et de choisir uniquement ce qui nous conduira davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés : louer, respecter et servir Dieu, et ainsi sauver notre âme » (Ex. sp. 23). Seul le désir de cette fin première peut nous conduire à choisir, parmi les réalités secondes qui s'offrent à notre liberté, celles qui nous permettront d'atteindre davantage un « bien commun » plus universel, c'est-à-dire portant plus de fruit pour le prochain et pour nous-mêmes, pour tous et pour chacun en particulier.
Ainsi, pour ce qui est du choix des lieux d'évangélisation, Ignace suggérait-il à ses premiers compagnons de préférer « l'aide apportée aux grandes nations, comme les Indes, aux capitales, aux universités, parce qu'il s'y rencontre plus de gens qui pourront, grâce à l'aide reçue, être des ouvriers pour en aider d'autres ». Ce qui ne l'empêchait pas de pondérer ce principe général en fonction de critères plus particuliers, comme la reconnaissance due à des bienfaiteurs, la plus ou moins grande urgence, ou même, à égalité d'urgence, la perspective d'une plus ou moins grande sécurité pour ceux qu'on envoyait à des missions difficiles.
Récemment, un provincial jésuite invitait les membres laïcs de la Communauté Vie Chrétienne à se former, malgré le peu de crédit accordé aujourd'hui à ces réalités, à l'action et à la responsabilité politiques, « car nous ne devons pas manquer d'ambition pour le monde et pour le Règne de Dieu » 5. Principe de plus grande universalité à moduler selon d'autres considérations, à la mesure du charisme et les capacités de chacun. Reconnaissons qu'en régime chrétien nous ne manquons pas de critères pour nous décider selon le principe d'un « bien plus universel », avec un coeur large et généreux.
Il ne manque certes pas de penseurs célèbres pour nier l'existence, ou du moins mettre en doute l'objectivité de tels critères 6. Mais l'Evangile, sans nier le moins du monde l'existence et la grandeur de plusieurs formes d'amour (y compris l'amour de soi), établit cependant entre eux une hiérarchie selon ce même critère de préférence : « Si quelqu'un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs, et même à sa propre vie ne peut être mon disciple » (Le 14,26).
 

S'offrir à l'écoute


« Parle, vieillard, car cela te sied ; mais avec discrétion ; n'empêche pas la musique » (Si 32,3). Cette monition pleine d'humour, dont le contexte est celui de la conversation à table et spécialement au cours des banquets, s'adresse à l'évidence à un convive qui a non seulement atteint l'âge de la maturité, mais l'a sans doute largement dépassé. Son expérience de la vie l'autorise à parler, mais il doit le faire avec « discrétion », c'est-à-dire avec discernement. La tentation de « celui qui a l'expérience des années » peut être en effet de « faire la morale » La leçon, bien sûr, est donnée avec la meilleure intention du monde, mais elle oublie que le jeune a une « autre » expérience Le risque est alors grand d'« empêcher la musique », c'est-à-dire d'interdire à l'interlocuteur la chance de faire par lui-même une découverte, même modeste, en donnant des réponses toutes faites à des questions qu'il ne se pose sans doute même pas. Ces conseils augmenteront peut-être son savoir, mais ils ne favoriseront pas l'édosion de son expérience.
Si le sage donne un tel avertissement à l'« homme de la maturité », c'est parce que, comme tout le monde, mais peut-être davantage à cause de son plus grand « savoir », il est exposé à la tentation de se donner en exemple ou de prodiguer des conseils sans avoir au préalable prêté attention à la musique de celui à qui il s'adresse, celle de l'orchestre, et sans doute aussi à la sienne propre. Cela ne signifie pas pour autant qu'il doive rester muet quand on l'interroge : sa parole peut aider une personne à trouver son propre chemin, si elle est dite sobrement et avec discrétion. C'est ce que conseillait Ignace à l'accompagnateur des Exercices spirituels : « Il doit raconter fidèlement l'histoire à contempler en ne parcourant les points que par une brève et sommaire explication (...), car si celui qui part d'un fondement historique vrai trouve par lui-même quelque chose qui lui fasse mieux sentir l'histoire, soit à partir de sa propre réflexion, soit parce que son intelligence est éclairée par la grâce de Dieu (...), il y trouve plus de goût et de fruit spirituel que si l'accompagnateur avait beaucoup expliqué le sens de l'histoire » (Ex sp. 2).
Ecouter quelqu'un jusqu'au bout avant de lui adresser la parole qui l'aidera peut-être à progresser n'est pas si simple. Cela suppose de la part de l'écoutant la suspension d'un « savoir » qui pourrait faire écran à ce qui cherche à se dire chez son interlocuteur : c'est seulement en « partant du point où il en est » qu'il pourra l'aider à avancer sur son chemin personnel. L'accompagnateur doit en quelque sorte « trianguler » pour qu'advienne au jour, entre lui et son accompagné, la Parole de Celui qui est source de toute sagesse.
Ce qui est dit ici de l'accueil de la Parole entre deux croyants pourrait se dire aussi du dialogue entre deux personnes ne partageant pas la même foi. Ici encore « écouter » ne signifie pas nécessairement « ne rien dire » mais « donner la parole » à quelqu'un dont on comprend mal ou pas du tout la proposition, au lieu de chercher à le corriger à tout prix et à le remettre sur un prétendu droit chemin dont on serait seul à connaître la direction. Cela présuppose que l'accompagnateur ait foi en l'intention de son interlocuteur, en sa capacité de trouver une vérité commune au coeur d'un « dialogue » avec lui, même si ce dialogue est difficile ou paraît même impossible à vues humaines. Cette attitude implique une confiance de principe en la parole, selon laquelle il est possible de chercher avec n'importe quel interlocuteur qui le désire « tous les moyens adaptés pour qu'en comprenant bien une proposition on soit sauvé » 7. C'est le fameux « présupposé de bienveillance » énoncé par Ignace au début des Exercices (22), dont l'application pourrait faciliter bien des relations humaines dans les contextes conflictuels les plus variés.
L'invitation à l'écoute n'est-elle pas l'essentiel du message du concile Vatican II en matière de conversion ? Cette invitation ne semble pas réservée aux seuls individus : elle peut aussi s'appliquer aux collertivités. Mieux encore : elle n'est pas un appel de l'Eglise adressé aux seuls chrétiens, mais à tous les hommes vivant « dans le monde de ce temps ». Gaudium et spes n'affirme-t-il pas que « tous les hommes ont une vocation unique, c'est-à-dire divine » ? C'est donc à un nouveau type de maturité humaine et spirituelle que nous sommes appelés aujourd'hui, autrement dit à nous écouter et nous entendre les uns les autres dans des situations de grand pluralisme. Cette « entente » est possible aux yeux du Concile, qui nous invite à vérifier par nous-mêmes que l'Esprit Saint parle au coeur de tout homme, y compris, et peut-être d'abord, par la bouche de ceux dont nous aurions tendance à écarter ou mépriser la parole, parce qu'étrangers à notre foi ou à notre appréhension du réel. Car, dit le Concile, « tout homme peut être associé au mystère pascal de Jésus Christ, d'une façon que Dieu seul connaît » : « En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l'homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associés au mystère pascal » (GS 22).
Le temps de l'écoute est certes le temps de la patience, mais il peut être aussi celui de la découverte et du bonheur : c'est ce qu'on expérimente parfois dans le partage de la parole avec des jeunes. En dépit de leur manque d'expérience il s'en trouve qui manifestent une sagesse « qui ne se mesure pas au nombre des années, ni des cheveux blancs » (Sg 4,8-9). Certaines de leurs interventions ont une fraîcheur et une vérité dont on se demande parfois d'où ils la tirent.
 

Oser parler


Le modèle parfait de l'écoute restera sans doute toujours celui dont Jésus ressuscité a donné l'exemple le jour de sa rencontre avec les deux disciples d'Emmaùs (Le 24) : il ne contredit pas ceux qui le considèrent comme le « seul étranger à ignorer ce qui s'est passé à Jérusalem ». Il leur demande seulement : « Quoi donc ? », et les laisse longuement parler. Cela ne l'empêche pas de prendre à son tour la parole, et même de la reprendre avec vigueur et sans complaisance : « Esprits sans intelligence... », puis de leur « interpréter dans toutes les Ecritures ce qui le concernait ». Oser parier n'est pas facile, car parler est un acte. L'acte, en particulier, auquel doit parvenir la prière, selon la tradition chrétienne, car, après avoir écouté la Parole de Dieu, il s'agit de lui parler, puisqu'il nous écoute, et de lui « parler comme un ami parle à son ami » (Ex. sp. 53). L'acte aussi auquel doit parvenir toute rencontre humaine, alors même qu'il est menacé par deux écueils : parler pour séduire ou pour dominer :
Parler pour séduire. La première tentation est subtile, et, pour l'éviter, nous pouvons nous réfugier dans une « neutralité bienveillante ». Il est au contraire du ressort de la Parole de trancher entre vérité et mensonge, ce qui met en cause la relation de celui qui parle avec la Vérité — relation à purifier dans un combat incessant, car « tout homme est menteur » (Rm 3,4). Et c'est aujourd'hui, dans la complexité des situations contemporaines, que nous sommes conviés à dire, sans présomption mais sans timidité, ce que nous croyons et discernons comme étant la vérité, pas seulement comme des « sages », mais aussi comme des « prophètes » dont le propre est d'énoncer des paroles données par Dieu pour un temps bien précis, quitte à déplaire à leurs auditeurs, comme le redoutait Jonas, ou à être tenus pour de « faux prophètes », comme cela arriva à Jérémie.
Parler pour dominer. Ce deuxième écueil semble plus facile à identifier, ne serait-ce que pour son aspect plus visiblement menaçant. Pourtant, il se ramène souvent au premier, dans la mesure où, pour mieux exercer sa violence, la parole peut se déguiser sous des dehors séduisants, en vue de mieux parvenir à ses fins et de réduire ses opposants. C'est pourquoi saint Ignace, sensible à cette possible perversion, prend soin de nous rappeler que « l'amour doit se mettre dans les actes et pas seulement dans les paroles » (Ex. 5p. 231). A ce principe de réalité, il ajoute une deuxième remarque : « L'amour consiste en une communication mutuelle ; c'est-à-dire que celui qui aime donne et communique ce qu'il a, ou une partie de ce qu'il a ou de ce qu'il peut, à celui qu'il aime : et de même, à l'inverse, celui qui est aimé, à celui qui l'aime. De cette manière, si l'un a de la science il la donne à celui qui ne l'a pas ; de même pour les honneurs et les richesses. Et l'autre agira de même envers le premier. »
Ainsi Ignace nous indique-t-il l'autre extrême d'une parole meurtrière fourvoyée dans la volonté de puissance : une parole faite pour communiquer et aider. Il rejoint par là saint Paul invitant les chrétiens à « répudier les silences de la honte » (2 Co 4,2), à « dire quand il le faut des paroles bonnes, constructives, capables de faire du bien à ceux qui l'entendent » (Ep 4,29). Lorsque ces paroles sont ordonnées au bien du prochain (ou même tout simplement au nôtre), il ne faut pas craindre de les exprimer.
En définitive les chemins de maturité qui conduisent à la plénitude de la vie ne sont peut-être pas si difficiles à trouver. Il nous suffit pour cela de « nous laisser conduire par l'Esprit » (Ga 5) sur ces sentiers de haute mer qui nous sont inconnus, mais que nous ne devons pas craindre d'emprunter dans la foi, puisqu'ils nous mènent sûrement au port de notre désir... Nous devons bien sûr rester attentifs aux sages conseils des psychologues qui nous rappellent au sens du réel, nous invitent à « symboliser » nos pulsions et nous avertissent des graves dangers qui pourraient résulter de l'outre-dépassement de nos limites 8.
Cependant, il est dans la nature même du désir d'excéder ses propres conditionnements. L'exemple ne nous est-il pas donné d'en haut, lorsque Paul nous enseigne la « folie de Dieu plus sage que les hommes » (1 Co 1,25) ? C'est à des chrétiens « parfaits », « adultes », « mûrs », qu'il s'adresse en parlant ainsi. Mûrs, non pas rassis, mais capables de porter beaucoup de fruits, avec une prodigalité qui restera toujours le sceau d'une tradition authentiquement chrétienne 9. C'est pourquoi, même si notre audace ne va pas jusqu'à reproduire celle des saints qui ont désiré et choisi d'imiter la « folie de l'amour divin », nous pouvons du moins demander à Dieu « cette sage imprudence d'un coeur simple qui se repose sur le Christ », comme le disait Hugo Rahner en évoquant l'obéissance ignatienne à l'Eglise 10.



1. Titre d'un ouvrage d'Abel Jeannière et de Pierre Antoine (Aubier-Montaigne, 1970)
2. La Cantate de l'amour, Desdée de Brouwer, coll « Chnstus », 1983, pp 283 et 337.
3. Dieu seul est parfaitement « Etre de désir » « L'homme est et n'est pas l'eue de désir qu'il désire être il en est l'Image » (Denis Vasse, Le temps du désir, Seuil, 1969, p 169)
4. Cest Biaise Pascal qui parle de l'amour-propre comme d'une « illusion volontaire » (cité par Denis Vasse dans L'autre du désir et le Dieu de la foi, Seuil, 1991, p 124)
5. CVX Info, n° 15, septembre 2000
6 Jean-Paul Sartre uent que tout discernement est subjectif et que son résultat dépend en fin de compte du choix plus ou moins conscient que l'on fait en allant consulter tel ou tel conseiller (cf L'existentialisme est-il un humanisme
? Nagel, 1946, pp 39-47)
7. Sur cette traduction possible, voir mon article « Corriger avec amour », Chnstus, n° 128, octobre 1985, pp. 485-497.
8. Cf Jean-François Catalan, Expérience spirituelle et psychologie, Desdée de Brouwer, 1991, pp 152-159
9. Cf Lytta Basset La joie imprenable, Labor et Fides, 1998, pp 25-108
10. La genèse des Exercices, Desclée de Brouwer, coll « Chnstus », 1989, p 121