La mort de nos proches nous laisse interdits, douloureusement blessés. C'est comme si notre coeur lui-même nous était arraché, confiait saint Bernard, pleurant son frère Gérard, son ami, son compagnon : « J'ai horreur de la mort, ennemie de toute tendresse. » La détresse de cet homme de foi, exprimée dans les larmes devant sa communauté monastique, inspire l'un de ses plus émouvants sermons sur le Cantique. Mais qui pourrait encore aujourd'hui parler comme l'Abbé de Clairvaux ? Notre langue a désappris les mots qui servaient jadis à donner sens à cette brisure, et lorsque la foi devient une affaire privée et ne fonde plus le consensus social, voire familial, il ne reste souvent que le silence.
D'où ce grand mutisme qui l'entoure, malgré la profusion des images qui étalent sur nos écrans les drames et les atrocités du monde. Mutisme qui renvoie chacun à sa solitude, à mesure que la collectivité lui abandonne le soin de justifier son existence et de donner sens à sa propre mort. Dans la société ancienne, la communauté omniprésente des vivants et des morts assumait le destin de ses membres en l'entourant d'un réseau serré de rites religieux. A tel point que l'intériorisation de cette présence pouvait ôter l'angoisse d'une mort qui, aux yeux de chacun, faisait partie de la vie. Il n'en est plus de même dans une culture éclatée, portée à l'individualisme. Malgré toutes les tentatives faites pour l'apprivoiser, habiller de symboles sa nudité sauvage, la peur et le refus de la mort ne font qu'exacerber une angoisse qui, ne trouvant d'autre remède que le divertissement, nous fait vivre à la surface de nous-mêmes sans oser nous risquer dans ces abîmes qui ne s'éclairent que d'une autre lumière.
C'est un malheur qui n'arrive qu'aux autres, pense-t-on. Une sagesse terre à terre invite à vivre comme si l'on ne devait pas mourir, selon la maxime d'Epicure : « Si tu es, la mort n'est pas ; et si la mort est, tu n'es pas. » Contrairement aux siècles passés où le chrétien était convié, parfois de façon obsessionnelle, à considérer sa vie comme une préparation à la mort, nous avons adopté l'opinion de Voltaire selon qui la pensée de la mort n'est bonne qu'à empoisonner la vie.
 

L'apprivoisement de la mort


C'est ainsi que beaucoup de nos contemporains se laissent séduire par l'idée de réincarnation. Cette croyance aussi vieille que la lune, qui emprunte aux religions orientales et à l'ésotérisme occidental sous un habillage de modernité, exprime assez bien ce déni de la mort. L'exigence de bonheur pousse chaque individu à développer au maximum son « potentiel humain », mais une vie n'y suffit pas.
L'aspiration au bonheur, doublée du droit à l'erreur, postule donc une succession de vies terrestres permettant de progresser chaque fois à partir d'une meilleure base. Ce spiritualisme sans Dieu, même si l'on peut y voir une forme assez primitive de croyance en une survie, permet assez commodément d'éviter le sérieux de la condition humaine en banalisant la mort.
Car l'homme n'est pas seulement un objet de la nature qui serait immergé dans le cycle des morts et des renaissances cosmiques. Il est aussi, et d'abord, histoire, une liberté qui se construit en répondant à un appel à vivre et à aimer qui le fait constamment dépasser la nature. Et c'est pourquoi la mort est, dans la conscience qu'il a de sa finitude, ce qui contraint chacun à donner sens à sa vie et, en perspective chrétienne, à lui donner le sens d'une réponse. Sur ce point, la tradition biblique, parce qu'elle est marquée dès le commencement par la « Parole », se sépare radicalement des doctrines pour lesquelles l'histoire reste enfermée dans la roue de l'éternel retour.
A côté de la précédente, il faut noter la résurgence d'une autre attitude, héritée quant à elle d'une sagesse stoïcienne qui consiste aussi à dédramatiser la mort en l'apprivoisant par une sorte d'indifférence souveraine. Montaigne, dont les Essais furent longtemps considérés comme le bréviaire des honnêtes gens, disait qu'« il faut toujours être bâté et prêt à partir », puisque la nature nous pousse à faire place aux autres comme d'autres nous l'ont faite. Prêt à partir en se familiarisant avec l'idée de sa propre mort. Il faut soutenir cet ennemi de pied ferme : « Otons-lui l'étranger, pratiquons-le. » Cette préméditation serait libérante en nous rappelant que nous ne vivons encore que par faveur extraordinaire, et que « le long temps vivre et le peu de temps vivre est rendu tout un par la mort » qui n'est qu'une des pièces de l'ordre de l'univers. Cette sorte de soumission un peu fataliste à l'ordre des choses semble, elle aussi, fort éloignée d'une attitude chrétienne : c'est, disait François de Sales, Epictète sans amour.
De façon surprenante, la vogue actuelle du « bouddhisme sécularisé » invite ses adeptes à une sorte de détachement plus radical encore. Si le « moi » est une illusion, l'effet d'agrégats provisoires destinés à se fondre dans le grand anonymat de la mort, alors le non-attachement devient vertu, renoncement à tout espoir, « gai désespoir », selon l'expression d'André Comte-Sponville qui cite ce paradoxe oriental : « Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir, car l'espoir est la plus grande torture qui soit, et le désespoir le plus grand bonheur » 1. On ne peut dire de façon plus abrupte et a contrario, à quel point l'espérance est une vertu spécifiquement chrétienne (cf. 1 P 3,15).
Que nous est-il permis d'espérer ? Rien, répondent nos sages modernes, si nous sommes athées : « Rien, en tout cas rien d'absolu, rien qui puisse contrebalancer la mort, l'injustice, l'horreur, rien qui puisse donner un sens absolument satisfaisant à notre vie. » La vie, dès lors, serait-elle une immense comédie, un songe, dirait Calderôn, où l'homme rêve sa vie jusqu'au réveil : « Le Roi rêve qu'il est roi ; et cette gloire, prêt fugitif, est écrite sur le vent, et la mort la réduit en cendres » ? Quel homme voudrait construire sa vie sur un tel songe ? Pascal ajoute encore, s'il est possible, à la force de cette énigme : « Personne n'a d'assurance, hors de la foi, s'il veille ou s'il dort... » Parole rude que ce hors de la foi, qui n'a pourtant jamais sonné si juste qu'en ce temps de confusion où le tragique et le frivole s'entremêlent.
 

Le retour de l'angoisse


A l'encontre de ces tentatives, la pensée moderne a, depuis Kierkegaard et de façon irréversible, réhabilité le pathétique. Nous sommes jetés au monde pour y mourir, et cet « être pour la mort » est lié à l'angoisse, une angoisse en deçà de laquelle il est désormais impossible de rétrograder, car ce drame est à l'intérieur de l'esprit. Voilà la protestation que des philosophes et aussi des poètes, comme Rilke, ont entendue, enfouie sous le tumulte des grandes villes où des hommes insatisfaits peinent à vivre et meurent sans savoir pourquoi ils ont souffert :
 
« La mort est là, non celle dont la voix
les a miraculeusement touchés dans leurs enfances,
mais la petite mort comme on la comprend là ;
tandis que leur propre fin pend en eux comme un fruit
aigre, vert, et qui ne mûrit pas » 2.

Cette protestation exprime à la manière d'un pressentiment que la mort n'est pas la fin qui nous était promise, qu'elle n'est pas dans l'ordre. Elle est une revendication de l'esprit qui ne peut trouver à cette fin brutale aucun sens et ne peut donc l'accepter comme un fait : « Même au cas où l'homme n'eût pas péché, sa vie aurait eu une fin, car elle appartenait au temps ; mais cette fin n'eût pas été la mort telle que nous la connaissons... C'eût été à la fois une fin et un début : bref, un passage, une transmutation » 3. Cette mort-là est une mort indue, antinaturelle, pour autant qu'il est dans la nature de l'homme d'aspirer à la plénitude de la vie, et donc de gémir en cet état mortel, ardemment désireux de revêtir par-dessus l'autre notre demeure éternelle.
L'un de ceux qui sont allés le plus loin dans cette vérité est probablement Bernanos. Sans doute parce qu'il a pressenti et vécu les grands drames de notre époque, cette peur qui fait le fond de la civilisation depuis qu'elle a perdu la foi, mais aussi parce qu'il considère l'angoisse humaine comme assumée dans l'agonie de Jésus : « Elle n'était jamais montée plus haut. » Pour Bernanos, ce que nous appelons tristesse, inquiétude, désespoir, comme pour nous persuader qu'il s'agit là de phénomènes psychologiques, est un état de l'âme elle-même : « Depuis la chute, la condition de l'homme est telle qu'il ne saurait plus rien percevoir en lui et hors de lui que sous la forme de l'angoisse. » Si bien, dit-il, que l'épanouissement d'une seule joie est comme un étonnant miracle, le pressentiment d'un don, du Royaume à venir.
C'est cette angoisse que Jésus a voulu assumer et remplir de sa présence, dans la nuit du Vendredi saint, en faisant de sa vie une offrande d'amour pour que la plus grande solitude devienne la plus profonde communion. Qui pourrait, dès lors, « discerner le point où ce qu'éprouve l'homme à titre personnel s'exhausse au niveau d'une souffrance conditionnée par le péché originel de l'humanité entière, le point où cette souffrance devient à son tour la Passion du Christ expiant en croix pour tous les hommes, le point enfin où cette Passion du Christ substituée à tous les pécheurs se communique en retour (...) à chaque membre de son Corps mystique ? » 4. C'est pourquoi notre angoisse devant la mort est, pour Bernanos, « une dénudation de l'être entier devant Dieu et l'enracinement de cet être totalement dénudé dans la passion du Fils de Dieu qui le saisit et l'enveloppe de sa grâce ». Une telle épreuve devient ainsi porteuse d'une très haute valeur, puisque c'est par là que l'on rencontre la vérité de soi-même et que l'on accède à celle des autres. Le péché nous fait vivre à la surface de nous-mêmes, « nous ne rentrerons en nousmêmes que pour mourir, et c'est là qu'il nous attend ».
A cette lumière, la froide indifférence du stoïcisme apparaît comme un habit d'emprunt qui donne le change, au point que « si j'entrais au paradis avec ce déguisement, il me semble que je ferai sourire jusqu'à mon ange gardien ».
 

Ce m'est tout un


Lorsqu'on est jeune et que l'on pense à ces choses, on se dit que la vie est longue et qu'en la remplissant d'aventures on peut la rendre heureuse, que la peine d'un peu de souffrances à la fin est chose légère. Mais à mesure qu'elle avance, on comprend qu'elle est vide et sans saveur si l'on n'y mêle Celui qui en est l'origine et la fin : « D'où il m'apparaît logiquement, écrivait le jeune Bernanos, que pour être heureux, il faut vivre et mourir pour lui, aidant à ce que son règne arrive selon votre âge, selon votre position, vos moyens, votre fortune, vos goûts... » 5.
Vivre et mourir pour lui... Ces réflexions d'un garçon de 16 ans ont déjà l'accent d'un saint Paul : « Nul d'entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même ; si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur » (Rm 14,7). Cette certitude que Dieu est le Dieu des vivants, que rien, « ni vie, ni mort » (8,38), ne peut nous séparer du Christ à qui nous appartenons dans la vie comme dans la mort, a pour effet de rendre le prisonnier d'Ephèse « indifférent » devant l'éventualité de sa condamnation. Puisque le Christ est son unique amour, la mort, à tout prendre, serait un gain. Mais il pressent qu'il va rester avec ses chers Philippiens pour leur progrès et la joie de leur foi (Pft 1,20). Pris dans l'alternative, Paul n'envisage pas d'être débarrassé de la vie comme d'un fardeau, mais son désir d'être de toute façon avec le Christ lui rend toutes autres choses égales. Attitude de liberté constante chez l'apôtre, et que l'on retrouve au moment où il achève sa course [Ac 20,24 ; 2 Tm 4,6-8).
La voie ouverte par Paul est devenue la voie commune de la spiritualité chrétienne, celle que l'on retrouve exprimée par saint Ignace dans le « Principe et fondement » des Exercices : la force d'un unique désir exige que l'on se rende indifférent envers tout, richesse ou pauvreté, réussite ou insuccès, vie longue plutôt que courte... Indifférence tout autre ici que celle de la sérénité bouddhiste, de l'insensibilité stoïcienne ou de l'insouciance épicurienne, puisqu'elle exprime la tension de l'amour, celle qu'un autre poète chantait dans ses Cantiques spirituels comme une hymne de la liberté chrétienne :
 
« Je ne veux plus qu'imiter la folie
De ce Jésus qui sur la croix un jour
Pour son plaisir perdit honneur et vie
Délaissant tout pour sauver son amour.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'amour me demeure. »

Surin n'a qu'une chanson pour nous disposer à cet « heureux naufrage » où le Seigneur des vivants et des morts nous attend sur la rive : « Mourez à tout et vous serez heureux ! » Heureux, non pas à la façon de celui qui a perdu tout espoir, mais comme celui qui se sait attendu et déjà prépare son vêtement de noces. Penser que je vais découvrir la tendresse, notait Auguste Valensin dans La joie dans la foi : « Il me faut nourrir en moi cette certitude, l'acclimater tellement qu'à mon lit de mort elle ne m'abandonne pas. » Nous voilà loin de cet apprivoisement de la peur que préconisent Montaigne et ses émules modernes. Car si la mort, pour un chrétien comme pour tout un chacun, garde son caractère tragique, elle est d'abord l'épreuve suprême de la foi, de l'abandon et de la confiance : « Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit. » Elle est l'instant où il nous est demandé de lâcher prise pour de bon, d'abandonner entre d'autres mains toute l'oeuvre de nos vies et jusqu'à notre propre personne.
 
* * *

La mort, un heureux naufrage ? Pour le dire avec une pareille audace, il faut être bien assuré de Celui qui nous tend la main sur les eaux ! Car cet « abandonnement », disait François de Sales, ne libère pas de l'angoisse commune. Il arrivera souvent qu'il se fasse en « la suprême et plus délicate pointe de l'âme », là où l'esprit s'est retiré comme en un donjon où il demeure courageux, quoique tout le reste soit pris et pressé de tristesse. D'où l'ardente obligation qui nous est faite de nous y préparer, non pas en y pensant sans relâche comme s'il fallait cesser de vivre avant que l'on soit mort, mais en vivant pleinement le moment présent comme un mystère pascal, une occasion divine de donner et de recevoir, d'offrir peines et joies, d'offrir surtout sa liberté, en un mot, de se décentrer de cet amour propre qui nous aveugle et cherche à s'emparer du temps comme d'une proie.
Il y a un temps pour tout, disait l'Ecclésiaste. Un temps pour entreprendre et un temps pour se déprendre, un temps pour agir et un temps pour pâtir. Mais il ne nous appartient pas de les déterminer, puisqu'ils sont un don, comme la vie. « Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort. » Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Quelle heure est-il ? demandait l'enfant. L'heure d'aimer le bon Dieu, répondait la grand-mère. Cette heure-là peut seule remplir tous les moments et tous les temps, comme l'a si fortement souligné saint Jean dans son évangile. L'heure de Jésus, qui sera celle de son amour livré, recouvre de son ombre tous les moments de sa vie, au point que nous pouvons les contempler comme des « mystères » de sa gloire. Compter ses jours, ses années, serait pure vanité si nous prétendions le faire à la façon de l'horloge de la Tour Eiffel : « Fais-nous savoir comment compter nos jours, que nous venions de coeur à la sagesse » (Ps 89).



1. La sagesse des modernes, Robert Laffont, 1998, p. 328
2. Le livre de la pauvreté et de la mort, Actes Sud, 1982, p 20
3. Romano Guardini, Les fins dernières, Saint-Paul, 1999, p 24
4. Hans Urs von Balthasar, Le chrétien Bernanos, Seuil 1956 (les citations sont tirées du chapiue V)
5. Lettre à l'abbé Lagrange, OEuvres romanesques, Gallimard/Plon/Seuil, 1961, p 1727