« L'âme s'imagine Dieu et le contemple, autant qu'il est possible, quand la foi l'illumine1. » Dans une revue de spiritualité ignatienne comme Christus, on aurait bien mauvaise grâce à rejeter la belle proposition de prière imaginative que Cyrille de Jérusalem (315-387) faisait à ses catéchumènes, voici 1 700 ans ! À son fondement, la « lumière de la foi », image née de l'Écriture sainte, là notamment où Jésus rend la vue aux aveugles. Constante dans la tradition théologique et mystique, l'image a été reproposée par l'encyclique Lumen fidei du pape François2. Selon Cyrille, si cette lumière fidèle et confiante habite l'âme, les disciples du Christ peuvent imaginer Dieu et, par là, le contempler. Sans imagination, ni images, pas d'union à Dieu.
Cependant, force est de constater, en nous et autour de nous, une véritable colonisation de nos imaginations qui cause dégâts et désarroi. Des flots d'images s'imposent à nous et obscurcissent nos vues sur Dieu, sur la création, sur les autres, sur nous-mêmes. La publicité, les réseaux sociaux, les « chaînes d'info en continu » nous envahissent, quand ce ne sont pas les infox (fake news) ou les images qu'engendre l'intelligence artificielle. Souvent, hélas, ces images colonisatrices sont d'autant plus « criantes de vérité » qu'elles sont « fausses ». Songeons à l'engouement aussi éphémère que délirant, au printemps 2023, pour une image deepfake d'un pape François à la pointe de la mode, engoncé dans une longue doudoune papale à l'ample ceinture de soie. Si la tenue était irréelle, l'enjeu, lui, était bien réel. Il touchait à la crédibilité des images qui nous sont données à voir et, donc, à notre capacité d'avoir confiance et, donc, d'avoir la foi.
On le sait : la Bible offre une très longue tradition de chasse aux idoles. Face aux aberrations actuelles des images, ne devrions-nous pas aussi redoubler d'intransigeance pour vivre en chrétiens libres de penser, d'agir et de prier ? Avant de partir en croisade iconoclaste, écoutons la sagesse d'un de nos grands anciens, François Varillon (1905-1978). Pour lui, dans une retraite priante :
Tout est dit… mais tout reste à déployer ! Retournons au cœur de notre foi. À Gethsémani, alors que ses Apôtres s'étaient endormis, Jésus invitait Pierre, Jacques et Jean à veiller et à prier, « pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26, 41). On peut imaginer que leur sommeil était hanté par une surabondance d'images confuses et divergentes – de la déchéance à la gloire, de la dispersion à la communion, de la terreur à la joie... Nous aussi sommes placés par Dieu au milieu des images de notre temps ; nous aussi sommes invités par le Christ à veiller et à prier, pour être des témoins de sa Pâque. Cet article veut examiner pourquoi nous ne pouvons pas échapper aux images et comment notre imagination peut être mise au service de Dieu et de son Royaume. Nous en serons des témoins crédibles si nous sommes mus à la fois par la liberté, la vérité et la charité.
Qu'est-ce que l'imagination ? et une image ? Vingt-cinq siècles de philosophie occidentale s'accordent à leur donner une grande place, mais s'accordent moins sur la manière de les définir.
Aux racines de la culture occidentale, deux mythes des origines, juif et grec, font voir l'ambiguïté des images et de l'imagination humano-divines. Ainsi, le vol du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, en Genèse 3, peut se lire comme le récit de la tentative humaine de s'arroger une imagination divine créatrice qui donne à voir les facettes d'une action possible. Vol à moitié réussi, toutefois : si l'homme et la femme pensent se faire des pagnes pour couvrir leur nudité dévoilée, leur créativité se contente d'irritantes feuilles de figuier. C'est le Créateur qui devra imaginer leur coudre de bien plus confortables tuniques de peau et les en revêtir. Lui seul, en effet, possède en plénitude l'imagination créatrice qui tend toujours au bien. Quant au mythe grec, il est plus tragique encore. Prométhée, pour combler les oublis d'Épiméthée lorsqu'il créait l'homme, dote celui-ci du feu divin, outil cognitif par lequel l'imagination change la nature, grâce à la culture. Les dieux vengeurs condamnent le voleur à des peines atroces, mais trop tard : l'imagination poussera désormais l'humanité loin de la vérité et de la beauté et fera souffrir même les dieux.
De ces deux racines mythologiques naîtra en Occident une philosophie aux rameaux complexes, balançant sans cesse entre mépris et adulation pour les images et l'imagination. On ne peut ici en donner qu'une brève synthèse, sous forme de définitions. L'imagination est ainsi ce qui, en nous, forme et reçoit des images des choses et des personnes ; sa tâche est d'imaginer le réel4. Quant à l'image, on peut dire que c'est la représentation (ou la réplique) perceptible d'un être ou d'une chose, ou bien une représentation mentale5.
Pour finir ce portrait, ajoutons quelques fonctions principales de l'imagination, et donc des images : éthique (agir), épistémologique (connaître), heuristique (inventer), herméneutique (interpréter), apologétique (défendre), didactique (enseigner) et médiatrice (unir les contraires). Si le rapport au réel des images et de l'imagination reste un problème, ces différentes fonctions peuvent, on va le voir, être mises au service de l'Évangile.
Le texte biblique est plein d'images, des récits de Création aux affolements apocalyptiques, des métaphores psalmiques aux analogies pauliniennes, des visions prophétiques aux histoires royales. Sans nier la nécessité des formules dogmatiques pour notre foi ecclésiale, il faut reconnaître que Dieu a choisi de parler à l'humanité en un langage imagé que tous peuvent comprendre, retenir et appliquer. C'est le meilleur moyen de toucher (et donc de sauver) ceux que Dieu préfère : les pauvres, les illettrés, les enfants… Mais les riches, les lettrés et les adultes peuvent aussi en profiter, sans tomber dans l'infantilisme. Le Christ lui-même nous y invite : « Amen, je vous le dis : si vous ne changez pas pour devenir comme les enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux » (Mt 18, 3).
À titre d'exemple, deux lieux nous feront goûter la diversité des approches bibliques de l'image : les paraboles et l'Apocalypse. Dans les premières, Jésus tend à la sobriété. Une image simple, tirée de la vie quotidienne, fera entrer ses auditeurs dans les vues du royaume des Cieux : l'extraordinaire de Dieu n'est pas à chercher hors de l'ordinaire de l'humanité. Une perle, une brebis, une graine, une pièce, un arbre, un fils… Les créatures singulières ont une dignité extraordinaire que l'imagination divine perçoit et accomplit dans l'ordre de l'univers. L'Apocalypse, à l'inverse, est prolixe : les images s'y accumulent, s'y accrochent, s'y accomplissent aussi, avec le même dessein de révélation que les paraboles évangéliques. Fidèle à la vieille lutte contre les idoles, l'Apocalypse secoue l'auditeur tenté de figer et d'adorer une image partielle de Dieu ou d'une créature. Un passage apocalyptique en saint Luc nous l'explique :
L'imagination chrétienne n'a donc jamais à se fixer sur telle image, à être obsédée par elle, ni encore moins telle idée ou idéologie. Elle doit rester libre, éclairant tout le réel par la lumière de la foi qui fait voir le Christ ressuscité comme Celui qui a d'abord été crucifié. Ce n'est pas qu'une question de sensibilité. Cette ascèse vivifiante pour l'imagination a des effets réels sur notre vie concrète : « C'est pourquoi, qui voudra venir avec moi doit peiner avec moi pour que, me suivant dans la peine, il me suive aussi dans la gloire » (Exercices spirituels, 95).
Sobre ou surabondante, l'imagination dont use la Bible nous enseigne que nous sommes toujours et encore en chemin. C'est l'essence même de notre foi ici-bas. « Ainsi, nous gardons toujours confiance, tout en sachant que nous demeurons loin du Seigneur, tant que nous demeurons dans ce corps ; en effet, nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision » (2 Co 5, 6-7). La belle finesse des tactiques imaginatives des auteurs bibliques a donc aussi un but didactique : elle nous enseigne à rester libres pour accueillir la Révélation et exprimer notre foi.
Dieu a choisi de se révéler à nous par des mots qui, le plus souvent, dessinent des images. Comme l'affirme Dei Verbum, le but de la Révélation est de nous sauver6, or l'imagination est bien un de ces lieux où nous devons être sauvés. Là où celle-ci est envahie, attaquée, colonisée par des images néfastes, obsédantes, qui entravent notre liberté, elle doit être objet de vigilance, de défense, de prière. D'autres systèmes de pensée ou de croyance, avertis du même danger, invitent à éliminer les images physiques ou mentales. La foi chrétienne, elle, ne peut pas suivre ce chemin. Le Verbe de Dieu s'est incarné et il faut honorer ce choix trinitaire d'une manifestation sensible. « Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l'annonçons » (1 Jn 1, 1). Pour sauver notre imagination, il ne s'agit pas de la vider ; il s'agit de la nourrir d'images – de Dieu, de la création, des autres, de nous-mêmes – qui jaillissent de la Révélation divine et aident à l'incarner.
Au Verbe fait chair johannique correspond le Fils comme Image divine paulinien : « En lui, nous avons la rédemption, le pardon des péchés. Il est l'image du Dieu invisible, le premier-né avant toute créature » (Col 1, 14-15). Affirmer et croire que le Fils est « image » ne le diminue pas par rapport au Père, en termes d'être ou de dignité, tout comme affirmer et croire au Verbe incarné ne porte pas préjudice à la majesté du silence divin. Au contraire, c'est redonner une chance aux images humaines, comme aux mots de nos conversations quotidiennes. L'opération n'est pas sans risques, mais la conversion de notre imagination – et donc, notre salut – est à ce prix. Si Dieu a pris le risque de se faire entendre, avec douceur mais aussi avec force, pourquoi fermerions-nous nos oreilles ? Si Dieu a pris le risque de se faire voir, avec pudeur mais sans faux-semblants, pourquoi devrions-nous vider et cadenasser nos imaginations ?
Il doit être clair que la foi et l'imagination ne peuvent pas être mises sur le même plan. Alors que l'Écriture répète inlassablement que c'est la foi qui sauve, elle ne tient pas les mêmes propos sur l'imagination.
Cependant, la centralité de l'imagination dans nos vies humaines fait qu'elle ne peut pas être tenue à l'écart des moyens de réalisation du salut. En appliquant analogiquement les termes christologiques du dogme du concile de Chalcédoine, on pourrait donc dire que la foi et l'imagination ne doivent être ni confondues ni séparées. Elles doivent être conjuguées et articulées.
Ainsi, la foi peut purifier l'imagination, la désensabler, la défier, pour l'appeler au discernement et à la décision. Les images que nous fournit notre foi, à travers la Tradition et l'Écriture – images si variées et si souvent en grande tension entre elles –, aident notre imagination à reconnaître et à rejeter les images mondaines qui mènent aux richesses, à l'honneur et à l'orgueil, pour embrasser celles qui portent à la pauvreté, au mépris et à l'humilité (Exercices spirituels, 146). La foi, comme la chaleur ou la chimie, vient décaper les apparences de nos croyances, remettre en jeu ce qui n'est au fond que crédulité, superstition, idolâtrie, idéologie. N'est-ce pas ce que fait Jésus quand il dit bienheureux ceux et celles qui, aux yeux du monde, sont les plus malheureux ? Les Béatitudes évangéliques sont un modèle de la tendresse ironique si fine avec laquelle le Créateur reprend ses créatures pour les instruire et les illuminer par une foi qui imagine.
L'imagination, quant à elle, peut rendre notre foi moins abstraite, plus réelle. Les images, qu'elles viennent directement de la Révélation divine ou qu'elles en découlent, grâce à la prière personnelle, la liturgie ou d'autres champs de notre vie chrétienne, renforcent l'aspect incarné de notre foi au Verbe, sans lui manquer de respect. Ce point est parfois difficile à accepter pour des personnes à la pensée ou à la psychologie plus abstraites. Sans nier les risques d'une foi qui ose s'exprimer dans le sensible, il faut rappeler que c'est bien notre Dieu qui a pris l'initiative. Sa création est bonne dès l'origine, son salut s'est fait dans le monde et par la chair. Qui sommes-nous pour oser limiter le champ (et le chant !) de son Esprit ?
Au fond, au cœur de notre foi, c'est bien le Christ qui justifie, qui exige même que nous mettions en jeu notre imagination lorsque nous nous laissons illuminer par la foi en lui. Il est en effet, selon la belle expression du théologien suisse Hans Urs von Balthasar (1905-1988), « l'image de toutes les images ». L'effet est énorme :
Le Christ n'est pas seulement l'image du Dieu invisible. Il est l'image de toutes les images, celle qui les rehausse, les ordonne, les illumine et leur partage sa propre puissance de Création. Loin de dégrader notre Dieu, il s'agit de glorifier sa création.
Et parmi toutes les créatures qui sont images de Dieu, la Bible nous en indique une qui est privilégiée : la créature humaine. « Dieu dit : “Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance.” […] Dieu créa l'homme à son image ; à l'image de Dieu, il le créa ; il les créa, homme et femme » (Gn 1, 26-27). Les exégètes l'enseignent : par le triple verbe « créa », l'auteur nous indique ici le sommet de la création, l'homme et la femme créés à l'image et à la ressemblance de Dieu.
Or, pour les Pères de l'Église, le vol du fruit de l'arbre, en Genèse 3, a abîmé l'image humaine de Dieu : l'image a perdu sa ressemblance. Saint Athanase (296-373) prend ainsi une métaphore artistique pour expliquer comment se réalise notre salut :
On pressent bien combien l'imagination est impliquée dans la formulation d'une telle affirmation, puis dans son accueil. Outre l'interprétation, la découverte, la connaissance et l'enseignement, la fonction imaginative qui est la plus sollicitée ici, au fond, est la réconciliation des opposés. Dieu et l'homme, le Créateur et la créature ne sont pas opposés mais réconciliés par, avec et en Celui qui, « ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu, mais s'est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, reconnu homme à son aspect » (Ph 2, 6-7).
Bien des domaines de la vie chrétienne aident à éclairer ces propos théologiques. Il en est trois qui sont particulièrement significatifs : la vie spirituelle, la liturgie et l'action. En guise de synthèse, on pourrait dire que l'imagination humaine sauvée par son Créateur joue ici pleinement. N'est-ce pas, en effet, un des grands rôles de l'imagination que d'articuler l'esprit et le corps en vue de l'action ? La vie spirituelle personnelle se conjugue ainsi à la liturgie qui célèbre le corps et le sang du Christ pour constituer le corps de l'Église, à travers les corps sensibles de ceux et celles qui prient, et les porter à la charité.
Au milieu des images que nous impose le monde, veillons et prions pour que se réalise en nous le Christ, Image du Dieu invisible qui veut faire de nous ses images. Le jeu en vaut la chandelle, un cierge pascal au milieu de la Nuit où l'on veille et l'on prie.