Il faut remonter très loin dans la mémoire collective occidentale pour retrouver des représentations de complicité heureuse, paisible et innocente, entre l’homme et l’animal partageant un même monde et vivant dans une proximité sans heurts. Images d’une humanité accordée à l’ensemble de la Création, projections d’un rêve très enfoui, que rien ne parvient à étouffer complètement.
 

 Images de rêve

De cette sensualité harmonieuse, simple et naturelle, non encombrée d’elle-même, évidente comme le sont les évidences des songes, la tapisserie de la Dame à la Licorne (Musée de Cluny) est une illustration parfaite ; elle a justement les cinq sens pour objet. Aux côtés de la licorne et du lion, qui veillent auprès de la Dame, gambadent les lapins et les singes ; les renards et les loups ne font pas oublier les agneaux, la genette voisine avec le héron, la Dame nourrit le faucon. À cette subtile et élégante fête des sens, tous participent. Il n’y a ni rivalité, ni envie, ni domination. Toute violence est effacée, toute frontière inutile. L’île bleue aux pieds de la Dame semble n’être qu’un surcroît de beauté ajouté aux arbres et aux mille fleurs.
Or, il y a un sixième tableau, énigme offerte pour leur plus grand bonheur aux interprètes, aux imaginatifs et aux curieux. On y voit qu’une tente a été dressée. Elle porte l’étrange écriteau : A mon seul désir. La Dame se tient sur le seuil. Elle peut désormais se retirer ou sortir à son gré, être dehors ou dedans, s’approcher ou se séparer de ce qui l’entoure comme elle peut se défaire de ses riches parures ; ce qu’elle fait. La voici maîtresse en son domaine, distincte désormais de tous les animaux qui «?sentaient?» avec elle, libre de choisir, de décider, de dire «?Je?», de s’imposer, de nommer ce qui l’entoure ; voici en effet que le langage s’invite en ce jardin tandis qu’ici, au seuil de cette tente, s’affirment la conscience de soi, le désir, le mouvement réflexif et le for intérieur. Pour l’heure, l’amitié avec les animaux n’y perd rien : ce sont la licorne et le lion qui tiennent ouverts les pans de damas bleu de la tente. Il n’empêche : ici finit l’innocence première. Il est vrai que le glissement est à peine perceptible, mais non moins vrai qu’à cette étape, quel qu’en soit le sens, un écart a été marqué.


La séparation

Le chemin s’ouvre de la rupture connue dans la bienheureuse harmonie, même si l’on est loin, en ce dernier tableau, des prérogatives de l’homme souverain, maître du logos, de la terre et de lui-même, s’estimant en mesure de dominer et d’exploiter la nature en son ensemble, animaux compris, pour le bien du genre humain. Mais déjà se profile ce qui s’est produit avec le temps dans l’histoire de l’Occident : l’animal ou la bête progressivement sorte de la proximité de l’homme, leurs territoires se cloisonnent, les animaux sont intégrés au monde que façonnent les hommes selon des logiques qui souvent leur échappent, jusqu’à être assimilés à des outils, des machines ou des produits… On est loin du règne partagé et de l’harmonie originelle. Dans cette évolution, l’animalité n’est plus définie que par défaut : l’animal est celui qui ne parle pas, n’élabore pas de concept, n’est pas libre de choisir, n’est pas libre de viser un horizon lointain ni de se décentrer, n’a pas de conscience du temps, ne peut prévoir ni imaginer l’avenir. Tout cela lui manque. Quel est-il en lui-même ? La question peu à peu s’est perdue dans les sables, réservée seulement au domaine très spécialisé de l’éthologie. Les hommes en grande majorité se sont trouvés occupés ailleurs.
Quant à l’homme en quête de son humanité, il a employé toute son énergie à souligner ce qui le différencie radicalement de l’animal : bipédie, langage, raison, conscience de soi, conscience morale, et surtout capacité à voir loin, à élargir son horizon, à se décentrer, à chercher Dieu ! Telle est sa dignité ! Très loin de l’animal. Quant à ce qui reste d’animal en lui, toute une tradition philosophique, morale et spirituelle le conduit à le surmonter, à le dépasser, le dompter, le domestiquer, le sublimer, au point qu’on croirait parfois l’animal qui est en l’homme tapi dans un coin prêt à bondir ! On sait ce que Pascal pensait de celui qui, voulant faire l’ange, fait la bête ! Qu’il soit différencié par nature ne suffit pas à l’homme, il faut encore qu’il le soit par choix : choix personnel, mais aussi collectif, moral et politique notamment, puisque les sociétés humaines auront elles aussi à s’inventer. Cette radicalisation de la différence, obsession d’une humanité inquiète, répond à la mise en demeure pour l’homme de «?se?» conquérir ; l’animal vient à point nommé pour servir de contraste. La bestialité n’étant jamais loin de l’animalité dans les consciences anxieuses, et malgré le fait que ladite bestialité soit généralement le fait d’une violence très humaine, l’animal sert de faire valoir à la grandeur de l’homme.
Relégation des animaux, arrachement à l’animalité qui est en l’homme. Le trait est évidemment schématique et mériterait d’être nuancé, car toute époque est traversée de courants contradictoires, mais il est clair que la question animale est restée longtemps écartée des champs de vision. Ignorée ou passée sous silence. L’humain est-il à ce prix ? L’animalité est-elle à ce point une menace qu’il faudrait neutraliser animaux et animalité pour devenir humains à part entière, pour sortir de la peur d’être confondu avec ce qu’on n’est pas ?


Les correctifs

Où en sommes-nous ? Quelles réactions ont entraîné cette relégation ? La première poussée s’est effectuée dans le sens d’une attention nouvelle à porter aux animaux. Un devoir auquel les hommes manqueraient gravement. Sentiment collectif ressenti : la honte, sentiment moral s’il en est, et notamment la honte de la souffrance infligée, dans les expérimentations sur les tables de laboratoires, dans les abattoirs, dans les élevages en batterie, ou dans des rituels culturels comme la corrida. Honte d’une forme de barbarie. Procès d’intention et réquisitoires se multiplient alors. Comment n’avons-nous pas pris la mesure de la souffrance infligée aux animaux ? Et d’ailleurs, que savons-nous de la souffrance animale ? Ce que l’on remarquera aisément, c’est que, pendant tout un temps, la souffrance a été négligée pour les êtres qui ne parlent pas ; celle des animaux, mais pas seulement : celle des enfants aussi ! Comme si ne pas pouvoir s’exprimer équivalait à ne pas être susceptible de souffrir. L’infans ne parlant pas, peu ou mal, on tarda à croire à sa souffrance. Aujourd’hui reconnue et traitée, la prise en charge médicale de la souffrance de l’enfant est devenue une spécialité, mais après combien d’années de dénégation ! Dans la foulée, la reconnaissance de la souffrance des animaux (y compris leur angoisse sur laquelle on sait peu de choses) est réclamée à grands cris. Et toutes ces voix finissent par être entendues.
Poussant plus avant cette réhabilitation qui laisse voir l’inconscience et la lâcheté des hommes quand il est question de rendement ou d’efficacité, voire de leurs jeux, de nombreux militants franchissent un degré supplémentaire en parlant du droit des animaux. Ils tendraient volontiers à les inclure dans une sorte de communauté morale (avec toute l’ambiguïté que recouvre ce terme) dans laquelle ils devraient être protégés. On se souvient du scandale qui entoura les deux éléphantes du Parc de la Tête d’Or à Lyon, en passe d’être euthanasiées pour cause de tuberculose transmissible à l’homme ; et l’on remarquera à l’occasion que ce terme d’euthanasie qui n’était appliqué qu’aux humains – hommes ou femmes – est maintenant utilisé pour les animaux. Le vocabulaire en dit beaucoup sur l’inconscient collectif. Ainsi parle-t-on de plus en plus volontiers de dignité animale. D’autres assimilations vont plus loin, dans une escalade contestable, quand tel ou tel philosophe ou écrivain parle de massacres comparables à ceux des camps d’extermination. Les débats alors sont lourds, ils ont la violence de champs de bataille. Jusqu’où rehausser la dignité de l’animal ? Où s’arrêter sans nuire à sa propre démonstration, à sa propre argumentation, à sa propre indignation ? Comment tenter de faire justice sans verser dans des outrances ? Le combat est philosophique et moral ; son ressort de compassion demande lui aussi à être ordonné.
Par d’autres biais, l’écologie joint parfois sa voix à celle des défenseurs des animaux, au nom de la protection de la nature et des espèces. L’homme y est encore vu comme un prédateur ou un destructeur largement inconscient, mais la fin poursuivie est moins l’animal en tant que tel qu’une certaine conception de la richesse naturelle sous forme de biodiversité.
Ce qui est sûr, c’est que les modes de vie très urbanisés renvoient au loin l’existence des animaux, tant et si bien qu’il y a dans ces attitudes collectives plus d’indifférence que de mépris. Mais le fait est là ; et l’inquiétude compassionnelle redonne un soudain intérêt à des disciplines qui ne sortaient guère d’elles-mêmes, comme l’éthologie. On se prend d’une passion nouvelle pour les comportements animaux, on spécule sur leur intelligence pratique, leurs capacités d’adaptation, une certaine flexibilité de leurs réactions. On irait même jusqu’à s’interroger sur leurs capacités esthétiques : «?Les oiseaux font-ils de la musique ??» est une interrogation que relève avec intérêt un scientifique comme Dominique Lestel. Il suggère même de prendre en compte les remarques d’un musicologue et compositeur qui soutient entendre différemment le chant des oiseaux et découvrir des innovations musicales que le simple éthologue laisserait passer… Pourquoi, demande alors D. Lestel, ne pas vouloir écouter aussi ce que dit le musicien ?
Il est à noter que, dans les pratiques, le mépris dénoncé par les défenseurs des animaux voisine avec le surinvestissement par rapport à l’animal familier. Chiens et chats sont en général très bien traités, on leur prête une affectivité des plus décisives, on leur consacre des lignes de produits alimentaires, des soins raffinés ; les Anglais les joignent aux vœux de bonne année qu’ils vous adressent… tandis qu’au Japon et dans maints pays développés les animaux virtuels prennent le relais, comblant les manques affectifs et occupant les trop grandes solitudes. «?J’élève mon cheval?», dit l’adolescente devant son ordinateur. Le fait même laisse songeur, car il prouve que l’animal est vu comme une extension du caprice humain ou le substitut de manques affectifs qui trouvent un dérivatif dans ces tâches virtuelles de bientraitance. On conviendra que cette annexion virtuelle ne constitue en rien un rapprochement de l’animal.


L’étonnement

Pourtant, c’est bien dans la familiarité avec les animaux – celle de l’animal domestique ou celle créée par le soin des éleveurs ou des dresseurs – que peut se découvrir quelque chose de beaucoup plus subtil. Célèbre est le passage d’un texte de Jacques Derrida décrivant son chat qui le voit sortir nu de sa salle de bains. Il s’arrête à la fois sur le regard du chat, un regard sans surprise aucune, mais aussi sur sa réaction à lui, une curieuse sensation de gêne. De quoi s’interroger. La présence du chat va bien au-delà d’une présence qui ne compte pas. C’est une vraie présence, une présence sensible, en réciprocité d’existence, qui remet l’homme à un niveau de cohabitation et de reconnaissance dans la différence. Les animaux de compagnie sont une vraie compagnie, ils ne sont pas des équivalents de la télévision allumée toute la journée ou des échanges anonymes par internet. Inégale, certes, est cette communication de présence (comme on dirait qu’une chaleur se communique), mais elle est bien réciproque, d’une réciprocité de territoire, de regard, de sensibilité. Échange qui déboute l’homme de sa morgue, de son ascendant et de son obsession de se distinguer. Pas de bas ni de haut, pas d’infériorité ni de supériorité. Une altérité bien étrange.
Subtile étrangeté, car cet autre n’est pas, ne peut pas être un frère, n’est pas tout à fait l’étranger. Lointaine, perdue et oubliée, dépassée, il y a cependant avec lui comme une lignée commune. La science le dit ou conduit en ce chemin, mais on peut appréhender ce fait autrement. C’est, par exemple, dans une approche naturelle et un vrai rapprochement que se coule celui qui verse dans le silence, que ce silence soit inné, fruit du tempérament, ou conséquence d’une souffrance physique ou psychologique. Le voici d’emblée accordé au silence des bêtes. Il y a un en-deçà ou un au-delà du langage dans les plus humaines des situations qui font que l’homme et l’animal se font proches et se sentent proches. Là encore, l’expérience des enfants ou des êtres fragiles est significative. Ils ont souvent une connivence immédiate avec les animaux, ils connaissent les caresses, la chaleur des corps et la consolation qu’ils trouvent auprès de l’animal quand ils ont l’impression de n’être compris par personne de leur entourage. C’est souvent auprès de l’animal, quand ils le peuvent, qu’ils versent leur chagrin. Et «?l’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux?», de fait, est un personnage qui parle peu ; c’est un taiseux qui «?se fait à l’animal?» et parvient à inventer une communication inédite. Il s’approche, regarde, caresse. L’apprivoisement en paraîtrait presque réciproque.
Il y a chez l’animal une forme de présence pure, immédiate, non comptée, régulière, qui ne manque pas d’étonner. Tout comme le regard. Une certaine façon d’être là, posé dans l’existence, que l’homme ne peut avoir spontanément, dont il profite sans s’en rendre compte et dont il s’étonnera pour le meilleur, pourvu qu’il puisse prendre le temps lui aussi de regarder et de réfléchir. L’animal me regarde. Et s’il est un puits de silence, il est dans la proximité de ce qui en moi se passe de paroles. Il n’est pas inapprochable. Entre lui et moi, c’est une communauté de fait où le sensible retrouve toute son importance. C’est l’entrelacs des relations de contact qu’ont entre eux les vivants animés, qui «?s’entretiennent?», au sens premier, qui se tiennent ensemble.


L’intime étrangeté

Cette vie fourmillante et tenue au silence, cette vie d’«?en deçà de la parole?», est aussi constitutive de toute personne humaine. Sans doute est-elle liée à l’inconscient. Mais pas seulement. L’homme se méfie de ses pulsions et tente de les contrôler. Fort bien. Mais il aurait tort de n’être, avec l’animalité qui est en lui, que méfiance. Qu’il la voie telle qu’elle est, ambivalente et étrange, son «?intime étrangeté?», troublante et sûre en même temps.
Car elle est aussi le pesant de vie, comme on parle de pesant d’or, elle est ce qui leste l’être humain et l’attache à la terre, elle est le poids du corps qui s’impose, ce corps lourd, limité, vulnérable, qui, situé en un lieu, ne peut l’être en même temps dans un autre, qui peut éprouver sa force et en connaître les limites ; fait de nerfs, de sueur, de sang, d’humeurs au sens physique que Descartes donnait à ce mot, de lourdeur, de fatigue. Qui éternue, ronfle, pleure, dont les yeux se ferment ; qui connaît la faim et la soif, la blessure et la caresse. Qui sent, goûte, touche, entend et voit. Ce corps-cri, corps-peur qui tremble, change de couleur, se pétrifie. Celui de l’enfant qui grandit et court pour courir, de l’adolescent qu’il tourmente, celui du vieillissement inéluctable même quand on cherche à le retarder.
Animalité encore, ce corps qu’habite le travail de l’enfantement, celui métamorphosé de la gestation, puis celui en violence d’accouchement. Corps de l’ensauvagement douloureux et triomphant des entrailles qui donnent vie, corps qui s’épuise, exulte ; corps des bras qui s’ouvrent et qui protègent le tout-petit, avant toute raison, avant même tout sentiment. Corps de la violence et de la douceur du plaisir. Animalité, oui ; présent immédiat, oui, poids de chair. Ce sur quoi l’homme et la femme s’appuient, s’ancrent, s’enracinent, chacun pour soi dans sa lignée, avec ce sang qui court dans ses veines et les gènes dont il a hérité, et l’un vis-à-vis de l’autre, avec leur descendance, et eux tous dans les corps sociaux où ils sont insérés.
Comment l’ignoreraient-ils ? Et comment pourraient-ils ne voir dans l’animalité qui est en eux qu’un état inférieur à surmonter, qu’une menace ? La perversité n’est pas le propre de l’animal, sa violence n’est pas cruauté. Le respect de l’autre, comme son abaissement et la jouissance de le voir souffrir, sont exclusivement humains. Si l’être humain doit se méfier, c’est de lui d’abord et des raffinements de son imagination.
Car il y a tant de bon et de sain dans l’animalité qui est en lui ! Comment se priverait-il sans dommage de ce qui, en elle, est instinct, instinct de survie, instinct de vie, le bon, le sain vouloir-vivre ? Les temps n’encouragent guère à écouter l’instinct : tout se raisonne, s’élabore sciemment, se calcule, s’apprend ; allons voir les spécialistes. Voire ! C’est de ne pas connaître la force d’adaptation de l’instinct, de ne pas lui faire confiance, qu’on crée bien des problèmes dans la vie courante, qu’il s’agisse d’élever des enfants, de se rendre présent auprès des vieillards ou de trouver les gestes adéquats en bien des circonstances. Peut-être les hommes et les femmes attentifs à ce qui en eux est instinct, donné, déjà là, trouveraient-ils sans vraiment les chercher les gestes justes. Car il y a aussi beaucoup de justesse dans l’animalité. Ainsi du sens de l’alerte, du flair, de l’aptitude à délimiter son territoire…


Souffle et humilité

Contradictoire est le comportement occidental contemporain à cet égard : il idolâtre le corps, mais un corps dés-animalisé (si l’on peut dire), tellement hygiénique, esthétisé, aseptisé, pris pour lui-même et en lui-même, qu’il en devient un produit, un artefact, une image et perd sa puissance propre : première dénaturation. Par ailleurs, en révolte contre tout puritanisme, contre toute entrave à ce qu’il imagine être la liberté, il prétend souvent lui accorder toute licence pour assouvir ses pulsions, si chaotiques soient-elles, levant tous les tabous, allant jusqu’à se repaître d’images bestiales (qui ont tout d’humain et rien d’animal), d’agressions, violences, viols, massacres en tous genres, ce qui constitue une deuxième dénaturation. L’animalité en l’homme ne saurait donner lieu ni au déni, ni à la voracité perverse.
Toute perversité mise à part, il y a une question de confiance dans la vie, ou au contraire de défiance, dans la façon dont on considère l’animalité. Ce profond, très profond de l’homme, qui l’empêtre parfois, qui sourd sans le secours de la parole, tout cela est aussi poussée vers la vie, l’air, le souffle, la lumière et la proximité des autres existants. En même temps, car il n’y a pas un avant et un après, la parole met en place, tempère, reconnaît, désigne, met de l’ordre. La vie trouve son souffle. Et il faut à l’homme beaucoup de souffle pour parler, nommer, entourer, être entouré. Pour vivre.
Beaucoup de souffle, mais plus encore d’humilité pour que la parole garde sa légèreté de brise, ne soit pas écrasante et vaine, comme l’équivalent dérisoire d’une prise de pouvoir sans partage, ignorante de la source, s’abusant sur l’en-haut et l’en-bas. Pour qu’elle échappe à son arrogance qui renvoie aux sphères inférieures les autres vivants de la planète. Arrogant, l’homme reste seul en son espèce, seul irrémédiablement, divisé contre lui-même et ne pouvant plus exprimer que sa solitude, le vide de l’univers et le vide des cieux. Il n’est assurément de voie d’humanité que dans l’humilité. Cette radieuse humilité qui est le dernier mot du Cantique des créatures de François d’Assise.

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1. Aux philosophes aussi. Voir notamment Michel Serres, Les cinq sens, Grasset, 1985.
2. Étude du comportement des diverses espèces animales.
3. Voir le livre d’Élisabeth de Fontenay : Le silence des bêtes, Fayard, 1998.
4. Cf. Charles Patterson, Un éternel Treblinka : des abattoirs aux camps de la mort, Calmann-Lévy, 2008 (cité par Jacob Rogozinski, «?Humanité, animalité?», Lignes, février 2009).
5. « La différence entre l’homme et l’animal » (avec A. Prochiantz), Université de tous les savoirs, 15 octobre 2006.
6. L’animal que donc je suis, Galilée, 2006.
7. Sylvie Germain reprend une scène de ce type dans son dernier roman Petites scènes capitales, Albin Michel, 2013.
8. Titre d’un film produit et réalisé en 1998 par Robert Redford.