Certaines paroisses de nos banlieues comptent dans leur assemblée une forte proportion de familles issues de l'immigration ou de la France d'outre-mer, qui leur apportent souvent un surcroît de vitalité. S'agit-il d'un phénomène passager, le temps que ces nouveaux arrivants prennent le pli d'une société très sécularisée ou bien peut-on espérer voir les Antillais, les Africains, les Asiatiques, renouveler le visage des communautés chrétiennes ? Tout dépend sans doute de notre capacité à inventer avec eux de nouvelles manières de vivre l'Eglise
Pour réfléchir à cette question, je propose de faire un détour par un quartier de Los Angeles que j'ai récemment visité. Changer de paysage et de contexte permet parfois de débrider l'imagination, sans laquelle l'intelligence s'épuise C'est, je crois, l'une des manières de solliciter la catholicité de notre Eglise
Dolores Mission
Dolores Mission est une petite paroisse située à proximité du centre ville de Los Angeles, dans un arrondissement nommé Boyle Heights. A quelques centaines de mètres des gratte-ciel, on entre dans un autre monde ; par certains côtés, le quartier ressemble à un village, avec ses petites maisons sagement alignées, ses rues calmes, et si l'on se promène avec l'un ou l'autre habitant, on a l'impression qu'id tout le monde se connaît. Tout près de l'agitation du quartier des affaires, cette tranquillité est inattendue ; de fait, elle correspond à l'isolement de ce que l'on peut appeler un « ghetto », enclavé entre trois autoroutes, un canal et une gare de triage. Ici, le visiteur n'entendra pas beaucoup parler l'anglais : le quartier est peuplé presque exclusivement d'hispanophones, dont une forte majorité de Mexicains.
L'histoire des habitants est écrite sur les murs : de belles fresques disent les rêves, les espoirs, la foi de ceux qui y vivent (on peut voir la Vierge de Guadalupe presque à tous les carrefours). Si elles font mémoire de figures locales, elles évoquent aussi les difficultés et les cauchemars qui tourmentent la place : le quartier est infesté par le problème des « gangs », groupes de jeunes qui, pour des questions de rivalité de territoire (et de contrôle de la vente de drogue), s'y affrontent régulièrement, faisant, en l'espace de ces quinze dernières années, près d'une centaine de morts 1.
Au milieu de tout cela : une paroisse animée par une équipe de jésuites et beaucoup d'habitants du quartier. Au fil des ans, elle a été amenée à jouer un rôle crucial, au point d'en constituer aujourd'hui l'un des centres nerveux. Quel est donc le secret de ce dynamisme ?
Des pasteurs qui accompagnent
Il n'est pas rare aux Etats-Unis de rencontrer des paroisses fort vivantes : le religieux, ici, n'a pas à se défendre des préventions à son encontre, qui, en Europe, contribuent à le marginaliser. On ne peut reprocher à aucune Eglise ni groupe religieux ses collusions passées avec le pouvoir, ni ses prétentions à exercer sur la société un monopole spirituel. Au contraire, pour des immigrants obligés de se plier aux dures contraintes d'une société largement régie par la loi du marché, le religieux représente un des seuls lieux où les particularismes culturels peuvent s'exprimer 2. De plus, dans un contexte marqué par une idéologie très individualiste où le culte de la réussite économique exerce un pouvoir presque sans partage, les communautés religieuses permettent de tisser une autre forme de sociabilité.
Le dynamisme de Dolores Mission n'a donc rien d'extraordinaire. Ce qui est plus étonnant c'est que l'engagement de cette communauté catholique d'immigrés récents a joué un rôle clé pour ouvrir de nouveaux possibles dans ce quartier qui semblait définitivement condamné à rester l'otage de ses cauchemars. La clé de ce ressort est à chercher du côté de ce qu'on appelle id « empowerment », et que l'on pourrait traduire par « devenir acteur ». Au fil des ans, dans les différents lieux qui font vivre la paroisse, les jésuites 3 ont cherché à écouter, à laisser parler les habitants de ce qui leur fait souci, des questions qu'ils se posent, de leurs espoirs, de la manière dont ils perçoivent l'oeuvre de Dieu dans leur existence. Cela a demandé de leur part un effort constant : « Au départ, on nous disait, d'une manière ou d'une autre : "Père, dites-nous ce qu'il faut faire" » Et il fallait se garder de répondre aussitôt à cette question pour demeurer dans l'attitude de celui qui accompagne et fait route aux côtés des autres sans connaître mieux qu'eux le chemin. Tenir cette place demande de croire (et je pense qu'on est vraiment id dans l'ordre de la foi) en la capacité des personnes qui n'ont pas fait d'études à exprimer elles-mêmes leurs questions, et à esquisser elles-mêmes des réponses.
Transfigurations
Vingt ans après, le quartier compte un point d'« information jeunesse » très fréquenté, deux entreprises d'insertion, un lycée public dont la pédagogie est tout à fait originale, une crèche parentale, plusieurs groupes de soutien scolaire, des lieux d'apprentissage de l'anglais et d'aide à la recherche d'emploi, un lieu d'hébergement pour les travailleurs journaliers tout juste arrivés du Mexique, une permanence pour des consultations médicales gratuites, etc. Pour toutes ces réalisations, la paroisse ne s'est pas contentée de revendiquer une intervention des pouvoirs publics : elle a elle-même mis la main à la pâte, parfois avec des moyens de fortune (une quarantaine de journaliers mexicains sont hébergés chaque nuit dans l'église même), avant que le relais soit pris par la municipalité ou l'Etat.
Et puis surtout, les gens d'ici se sont organisés pour ne plus uniquement subir, mais pour avoir prise sur leurs conditions de vie : les femmes, notamment, ont organisé des marches de la paix dans le quartier ; elles se sont posées en médiatrices entre gangs rivaux, ont élaboré une réflexion sur la sécurité et l'ont soumise à la police, en proposant — et obtenant —, dans une rencontre restée ici célèbre (elle a fait la une des pages locales du Los Angeles Times), au responsable de la police de changer les pratiques de ses services vis-à-vis des jeunes (de fait, on est passé d'une politique de répression brutale à une police de proximité bien insérée localement : la criminalité est en baisse). Les habitants du quartier se sont également organisés pour revendiquer un accès plus facile à un statut légal (ici comme ailleurs, être sans papiers condamne à la survie), et ils sont allés pour cela manifester à plusieurs reprises à Sacramento (capitale de la Californie). Et puis, le parc des logements sociaux est en voie de rénovation complète, ce qui va considérablement changer la physionomie du quartier ; là aussi, les habitants ont obtenu d'être partie prenante du projet. Au fil du temps, certaines personnes ont reçu une véritable formation d'animateurs. Bref, la liste des réalisations est impressionnante, et celle dressée à l'instant est fort incomplète, tant les initiatives ont été nombreuses.
Engagement social et évangélisation
On pourrait objecter : lorsque des personnes se dépensent pour ainsi transformer leurs conditions de vie, on reste dans des questions tout à fait séculières. Les prêtres ne se fourvoient-ils pas dans un rôle de travailleurs sociaux ? La mission de l'Eglise ne dépasse-t-elle pas largement le souci pour l'humanité ? N'enferme-t-on pas la communauté dans un activisme desséchant à la longue ? En chemin, ne risque-t-on pas d'oublier l'essentiel : le don de Dieu, gratuit et sans condition ? Ou encore : en appelant ainsi à des combats, ne perd-on pas la neutralité qui s'impose si l'on veut respecter la communauté dans sa diversité ?
Ces objections ne sont pas sans intérêt ; elles peuvent servir au moins de mise en garde On doit en tout cas se garder de porter tout jugement hâtif, car l'histoire de Dolores Mission est aussi, pour ceux qui l'ont vécue, une histoire sainte au cours de laquelle ils ont prié, espéré, mis leur confiance en Dieu, écouté sa Parole, cherché à répondre à ses appels, vécu des expériences de division et de réconciliation ; au fil des années, la Parole de Dieu, à leurs oreilles, a pu résonner avec leur propre expérience, et, pour eux, elle a acquis une tout autre consistance ; peu à peu, ils ont habité autrement les gestes de la liturgie, de la prière et des sacrements. Durant les quelques jours passés à Dolores Mission, je peux dire que j'ai rencontré des croyants, une communauté ecclésiale, et pas simplement un groupe de militants. Un des lieux clés pour ce travail d'évangélisation de l'existence dans son épaisseur et sa dureté, ce sont les communautés de quartier : chaque semaine en différents endroits, dix, douze, quinze voisins se retrouvent pour échanger des nouvelles, prier, lire la Bible, discerner dans le présent les promesses et les appels de Dieu, selon une méthode que l'on pourrait rapprocher de celle de l'Action catholique. En même temps, cette pédagogie du « devenir acteur » ne se présente pas comme une alternative à la piété traditionnelle, mais elle se montre capable de les habiter : les dévotions populaires n'ont pas été supprimées, au contraire ; simplement, elles donnent l'occasion d'exprimer à voix haute les soucis et les espoirs des habitants du quartier, et d'en faire un lieu de prière et de discernement.
Lorsque les capacités à agir grandissent de pair avec le désir de répondre à l'appel de Dieu, les engagements des communautés chrétiennes donnent consistance et réalité à l'engagement de Dieu dans l'humanité. A leur manière ces communautés redessinent les traits de son visage qu'elles ont peu à peu reconnu, et leur histoire peut être lue comme une icône. On peut d'ailleurs se demander si l'Evangile est annoncé dans toute sa force, dès lors que les communautés chrétiennes, par leurs implications ou celles de leurs membres, ne se risquent pas à ouvrir des chemins à travers ce qui accable le « vivre ensemble » et semble en faire un fardeau impossible à porter.
Initiatives citoyennes
D'autres pourraient s'étonner de cette intrusion d'une Eglise dans l'espace public : les initiatives des chrétiens ne vont-elles pas imposer, d'une manière ou d'une autre, le pouvoir d'un groupe religieux sur un quartier ? A cela, on doit répondre tout d'abord que les institutions mises en place au départ par la communauté chrétienne de Dolores Mission acquièrent, lorsqu'elles ont une visée sociale, un statut propre, indépendant de la paroisse ; et puis, aux Etats-Unis, on émettra peu d'objections à ce qu'une communauté religieuse apporte sa contribution au bien commun, même si celle-ci est marquée par la tradition dont elle est porteuse. Ceci, à mon sens, ne présente d'inconvénient pour personne, du moment que les pouvoirs publics se donnent les moyens de vérifier que les communautés religieuses en question ne violent pas les règles du jeu de la vie publique : respect des personnes et de la diversité des opinions, notamment.
Ces exigences, d'ailleurs, rencontrent les appels de l'Evangile. On peut alors les formuler ainsi : les communautés apportent-elles une contribution désintéressée ? S'engagent-elles sans arrière-pensées quant à l'accroissement de leur puissance ? Au contraire, s'exposent-elles, prennent-elles des risques ?
Sans doute en France serait-on beaucoup plus sourcilleux qu'aux Etats-Unis quant à l'implication des Eglises sur les questions de société ; c'est dommage si cela revient à interdire tout engagement des communautés dans le champ social. Après tout, on peut considérer que la tradition chrétienne a beaucoup à apporter à la République et que, si celle-ci prétendait détenir le monopole des interventions dans le domaine public, on aboutirait à une dramatique stérilisation des initiatives citoyennes.
Les interventions des communautés religieuses dans l'espace public ont ceci d'intéressant qu'elles associent le souci du bien commun à des prises de position quant au sens ultime. Et si le souci du bien commun était totalement dénué de telle prises de position, on aboutirait à la mort de la politique : celle-ci serait réduite à une simple fonction de gestion. L'engagement des Eglises dans le champ public, d'une certaine manière, relance la question : « A quoi croyons-nous pour un avenir ensemble ? », et, en se prononçant sur ce point, elles incitent d'autres acteurs à faire de même, à eux aussi oser risquer leur réponse dont tous ont tant besoin.
Paroisse et communauté : l'indispensable lien
Quelle pourrait être la pertinence de l'expérience de Dolores Mission pour les paroisses françaises ou européennes ? Bien sûr, ce Modèle 4 n'est pas transposable tel quel chez nous. Mais on peut se demander si, en milieu populaire fortement marqué par une immigration récente (mais pas uniquement !), nous ne pourrions pas engager des initiatives en ce sens. C'est, par exemple que ce suggère Jean- Luc Brunin dans L'Eglise des banlieues 5. Evidemment, cela supposerait de susciter la création de communautés de quartier (et donc de former des animateurs) qui permettent aux chrétiens de lire la Bible, de prier, d'échanger des nouvelles sur ce qui leur arrive, de chercher ensemble comment répondre aux appels de Dieu. Je sais que, dans bien des endroits, cela se pratique déjà. Cela supposerait aussi de susciter une créativité liturgique pour célébrer et prier sur d'autres rythmes et avec un autre ton que celui auquel nous sommes habitués ; et puis, nous aurions sans doute également beaucoup à faire pour accueillir différentes formes de piété, aider à ce que les espoirs et les soucis qui les habitent puissent se dire et trouver ainsi une nouvelle force.
Le nombre important de catholiques issus de familles immigrées qui quittent nos paroisses pour des groupes évangélistes ne doit pas être interprété uniquement comme la recherche d'un espace sûr et chaud ; j'ai entendu dire une fois par une de ces personnes, toute heureuse : « J'ai enfin trouvé le lieu qui m'aide à mettre ma foi en rapport avec ce que je vis. » Apparemment, pour cette ex-catholique, la participation à l'assemblée dominicale de la paroisse ne suffisait pas pour nourrir son désir de répondre à Dieu ; il a fallu qu'elle aille chercher ailleurs.
Avons-nous encore les moyens d'innover, alors que nos forces sont faibles ? Je crois qu'avant d'être un problème de moyens il s'agit d'une question de confiance autre mot pour dire « foi ».
1. Pour un quartier d'environ trois mille habitants, cela représente une véritable hécatombe. Beaucoup d'habitants ont, parmi les membres de leur famille, perdu un jeune à cause de cette violence. La délinquance aux Etats-Unis est plus réprimée qu'en France, et, de ce fait, plus circonscrite , elle est aussi plus meurtrière à cause notamment du libre accès aux armes à feu
2. Cf R Stephen Wamer et Judith Wittner, Cathenngs in Diaspora Rehgious Communales and the New Immigration, Temple Unfversity Press, 1 998
3. Il y a trois jésuites à plein temps au service du quartier : deux dans la pastorale, et le troisième qui a été de plus en plus amené à s'engager dans des associations à caractère social, non confessionnel. La communauté locale compte encore trois autres compagnons qui ont leur activité principale en dehors du quartier. Régulièrement, elle accueille aussi des stagiaires qui passent là quelques mois Les jésuites ont la charge de la paroisse depuis 1979.
4. Je pense que, dans le cas de Dolores Mission, on peut parler de « modèle », dans la mesure où, d'après ce que j'ai entendu dire, de telles manières de faire constituent maintenant une référence, notamment pour les communautés catholiques hispanophones en Amérique du Nord ; d'une certaine manière, les Eglises noires américaines fonctionnent déjà de cette façon depuis de nombreuses décennies elles associent intimement service de la foi et promotion humaine (cf. Mark R. Warren, Dry Bones Ratthng, Princeton University Press, 2001)
5. L'Atelier, 1 998 Le thème est repris et développé par l'auteur dans une conférence reproduite dans la Lettre des jésuites en monde populaire, février 2002, pp 2-9