Peut-on concevoir une « mystique sans Dieu », des états de conscience qui touchent à l’extase, au néant ou à un sentiment de joie ineffable sans les rapporter à une relation privilégiée avec le divin, à la présence d’un Autre ? Oui, répond sans hésiter l’écrivain Jean-Claude Bologne qui, après avoir consacré voici vingt ans un ouvrage au « Mysticisme athée », reprend le sujet en l’élargissant : « Le mysticisme tel que je le conçois est par nature athée, écrit-il, car il se situe en dehors de la divinité, pour le croyant comme pour l’incroyant. » Dès lors, ces phénomènes ne touchent pas seulement les religieux au sens strict, mais aussi très largement les écrivains, les poètes, qu’ils soient croyants ou non, un Apollinaire, un Borges, un Ionesco ou un Proust. Dans un premier temps, partant de sa propre histoire, l’auteur souligne qu’il s’agit d’abord d’une expérience limite, d’un vécu à la manière de cette fameuse madeleine de Proust qui déclenche un choc chez le narrateur de la Recherche, une « puissante joie » et une dilatation du moi. D’où l’importance d’écouter et de lire ceux qui en parlent. Un deuxième temps invite à rapprocher davantage ces moments forts des récits mystiques classiques, pour mieux les interroger : qu’en est-il ainsi du lien entre l’infini et le fini, de la notion de « ravissement », de la liberté active et de la liberté passive ou de la manière d’être au monde ? Un dernier temps permet de comprendre comment cette attitude mystique a été accueillie au coeur de l’histoire, d’une manière progressive : ainsi de la « mystique sauvage » évoquée par Claudel ou de ce « sentiment océanique » formulé par Freud et cher à Romain Rolland. Ce dernier connaîtra d’ailleurs trois grands « instants sacrés » : « Le premier sur la terrasse de Ferney, le deuxième à la lecture de Spinoza, le troisième dans un tunnel ferroviaire. » Ce sont, insiste Bologne, de véritables illuminations qui rentrent difficilement dans les catégories habituelles.
Voilà incontestablement un livre bien dans l’air du temps : tout en montrant qu’un certain langage spirituel s’est déplacé vers des expressions artistiques et littéraires pour rendre compte d’expériences qui évoquent l’ineffable ou l’absolu, il répond tout à fait à l’attente de mentalités sécularisées à qui tout dogmatisme ou croyance religieuse répugnent. Mais c’est là aussi sa limite. Car, au-delà de l’érudition avancée ici, on est parfois agacé par le caractère subjectif du propos, qui contribue à l’affaiblir. Et surtout, on sent l’auteur moins à l’aise lorsqu’une expérience mystique suppose quand même de près ou de loin un lien avec une tradition religieuse explicite à l’instar de ce que l’on trouve chez Maître Eckhart ou Catherine de Sienne. Comme si Jean-Claude Bologne peinait à regarder en face cette hypothèse ou s’il rejoignait plus simplement la vulgate contemporaine qui estime que, pour faire moderne, il est mieux de ne pas se réclamer d’une tradition religieuse en général, et du christianisme en particulier.
 
Marc Leboucher