Il y a une joie que nul ne peut ravir à des parents, des éducateurs, des accompagnateurs ou tout simplement des amis, c'est celle de voir un proche (re)prendre sa vie en main, (ré)orienter une destinée dont il devient l'auteur. Cette liberté qui s'engage rejoint et touche ceux qui en sont les témoins. Quels qu'aient été le rôle de ces témoins, la qualité de leur écoute, de leurs conseils, voire la pertinence de leur approbation ou de leurs mises en garde, les voici en effet, face à une personne qui choisit la liberté, pose des actes et s'affirme ainsi dans son identité, unique auteur des choix qu'elle assume et raconte.
Naître à la liberté et à la mémoire
Ceux qui écoutent cette personne qui vient de choisir la liberté sont renvoyés à leur propre histoire. Cela peut nous advenir à nous aussi quand la nature et les circonstances d'un tel choix libre dont nous sommes témoins viennent éveiller et éclairer sous un jour nouveau la mémoire de nos propres décisions. Une lecture nouvelle peut alors s'élaborer et enrichir le regard que nous portons sur notre passé, sur la manière dont nous sommes non seulement acteurs mais auteurs de notre propre vie, à travers le récit que nous en faisons.
Cela nous fait réfléchir et échanger les uns avec les autres. Cette manière de construire notre histoire personnelle nous inscrit dans une histoire plus vaste. Elle actualise et développe en même temps une mémoire commune, avec les souvenirs, les anecdotes et les jugements divers, avec les traits d'humour ou de caractère, avec tout ce qui ne manquera pas de remonter de l'oubli à chaque fois qu'on évoquera l'événement. Cela contribue à créer du lien, à enrichir ce que nous avons en commun et cela élabore aussi du langage et des valeurs partagées. Autant d'éléments qui aident à nous situer les uns par rapport aux autres au sein de nos familles, de nos réseaux, de nos collectivités, quels que soient nos accords ou désaccords. Une alliance ainsi enrichie vient fonder la confiance indispensable pour affronter l'avenir.
Une histoire personnelle et celle d'un peuple
Mais, comme Moïse au Buisson ardent, il nous faut ici ôter nos sandales et faire preuve du plus grand respect. Car l'enjeu de ces choix n'est pas seulement social ou même éthique. La profondeur de la joie qui saisit les auteurs de leur destinée et leurs proches, le souffle et le courage qui animent des histoires parfois dramatiques disent bien à quel point nous sommes touchés là où se fondent notre existence et le sens que nous cherchons à lui donner. De ce point de vue, l'histoire de Moïse est exemplaire, universelle, tant elle nous rejoint dans les racines humbles et incertaines de notre identité.
Avant d'être le libérateur et le fondateur du peuple de Dieu, en effet, il fut longtemps un homme inquiet, caché, s'interrogeant intérieurement sur le sens de son geste meurtrier. Il avait tué le garde égyptien qui molestait injustement les Hébreux, et ce meurtre avait brisé son avenir, ruiné ses ambitions d'héritier de Pharaon. Tant que son geste ne pouvait prendre sens dans sa mémoire, sa liberté ne parvenait pas à se déployer ni son histoire à s'assumer et à rebondir. Un tiers de sa vie va lui être nécessaire pour prendre conscience que le souvenir récurrent du meurtre, tel un buisson qui brûle sans se consumer, creuse en lui un désir de justice dessinant sa mission et son avenir. Étonnement devant cette voix qui monte en lui et révèle la puissance de Dieu dans la ténacité d'un désir qui le décentre de lui-même et l'envoie en mission. Cette prise de conscience rend un horizon à sa vie et le révèle à lui-même.
C'est une histoire nouvelle qui commence pour lui, à partir de cette liberté qui vient de Dieu. Sa liberté intérieure retrouvée répond au désir de liberté du peuple dont il est issu, le peuple hébreu. Sortir de l'esclavage et vivre selon une Loi qui donne corps à la liberté, tel est l'horizon qui offre une mission à Moïse et lui confère un rôle et une autorité, en même temps qu'il lui assure une unité intérieure, une compréhension renouvelée de lui-même. Il le reçoit comme une vocation : assurer la continuité de son histoire et de son identité de fils de Pharaon dans l'art de former et de conduire un peuple ; assumer la rupture d'une destinée qui s'ouvre à la liberté et à la justice, en orientant sa vie de fils d'Hébreu au service du peuple à libérer.
La dilatation spirituelle de la mémoire
Il faut du temps pour s'approprier son histoire personnelle avec ses caractéristiques familiales, ethniques, culturelles et religieuses. On le mesure d'autant plus dans notre époque de forte accélération qui nous projette sans cesse en avant de nous-mêmes, dans un temps éclaté peu propice aux maturations et aux évaluations. Le dialogue intérieur et le partage avec d'autres sont pourtant indispensables pour se situer personnellement et collectivement, pour comprendre et assumer le passé avec ses fiertés mais aussi accepter les échecs, les erreurs, les drames et les blessures qui nous divisent intérieurement et socialement. Comment trouver les ressources morales et spirituelles suffisantes pour aller sereinement de l'avant, confiant dans l'avenir, si on doute de soi ? Le risque est double.
Nous pouvons simplifier à l'excès notre mémoire pour ne garder que ce qui a été porteur de réussite, de grandeur et de fierté, et répéter en chaque occasion ce mémoriel brillant mais trop étroit où seule une petite partie de nous-même et de la collectivité peut se reconnaître. Réciter ainsi une telle mémoire fait demeurer dans un repli de soi, sans autre fruit que la nostalgie et une absence de sens pour aujourd'hui. Cela fait obstacle à l'intégration possible de populations et de générations nouvelles, et entretient la violence. Malgré l'apparat et la beauté des monuments, des musées et des célébrations, malgré même la pertinence des commentaires et des commémorations, il n'y a plus de rapport entre le souvenir commun et la vie commune que nous menons. L'exclamation de Jésus, à propos des sépulcres blanchis et des monuments que les pharisiens dressaient aux prophètes que leurs pères avaient tués, pourrait s'entendre ici.
Le second risque est de faire de la mémoire de l'Histoire un spectacle, une sorte de jouissance pour le présent, comme une scène imaginaire où l'on se repaît des émotions dont le rythme du présent nous prive. De la même manière qu'on peut individuellement se complaire à ressasser les blessures ou guérisons du passé, et se détourner ainsi de nos responsabilités du présent en vue de l'avenir. Non que ces blessures soient illusoires et leur guérison indue (loin de là) mais, justement, en regard d'un avenir à décider et à construire, à la manière de Moïse, non à la façon du riche qui jouit de la vie sans complexes et sans regards pour le pauvre à sa porte. Une mémoire trop sélective oublie la réalité du présent, celle des sujets qui en héritent sans pouvoir l'investir pour agir. À l'inverse, une mémoire trop peuplée d'événements à revivre et d'émotions à éprouver distrait de l'avenir et de la responsabilité. Ces deux types de mémoire empêchent de s'approprier une Histoire qui ouvre à une mémoire commune, celle d'un peuple dans sa diversité, y compris les oubliés de toutes sortes qui, par définition, en sont exclus. Il est nécessaire d'élargir et d'intégrer cette mémoire collective, si nous voulons nous reconnaître les uns les autres dans la particularité des histoires fragmentées qui nous identifient et qui rendent complexes les prises de décision communes.
Comme le rappelle l'histoire de Moïse, la démarche à entreprendre est spirituelle, avant d'être cognitive ou politique, sur le plan diachronique comme sur celui de la logique. Il s'agit, en effet, de donner la primeur aux forces de l'esprit, celles qui nous questionnent et nous stimulent en vue de donner la vie, de rendre dignité, justice et fécondité à l'Humanité et au monde qui nous succède, et que nous avons reçus de ceux qui nous ont précédés.
Ce qui peut être « utile à d'autres »
Nous ne sommes pas démunis pour avancer dans cette démarche d'une mémoire créatrice d'avenir. Nous avons évoqué l'Écriture, dont il a été dit avec justesse que, dès qu'elle trouve vie dans la parole de Dieu écoutée et partagée, elle devient « une mémoire d'avenir » pour la communauté de foi qui en vit. Songeons aux quatre évangiles, quatre récits, composés à partir de petits récits partiels pour rendre témoignage à la personne de Jésus et annoncer sa Bonne Nouvelle. Si nous en vivons, si, comme les disciples, nous intégrons notre histoire à la sienne et la sienne à la nôtre, dans la particularité et la différence des personnes, des cultures et des sociétés, alors nous enrichissons et actualisons cette mémoire commune en même temps que l'Église, la communauté de foi qui en vit. Si nous nous désintéressons de l'histoire de Jésus, notre foi risque de devenir simplement rituelle et de ne rien transmettre. Un peu comme Moïse, Ignace de Loyola découvre le Dieu vivant au deuxième tiers de sa vie, après que son projet de vie s'est effondré durant le siège de Pampelune. Une histoire nouvelle naît alors d'une source plus profonde, qui sourd en lui. L'expérience étonnante de la consolation et de la désolation l'expose au souffle de l'Esprit saint qui le conduit à « aider les âmes » dans une vie itinérante, jusqu'à Rome d'où il enverra des jésuites dans le monde entier. L'identité qu'il reçoit et signe, lorsqu'il dicte le récit de sa vie à son secrétaire, est celle du « pèlerin ». Comme si la faculté de se souvenir importait moins par ce qu'elle recèle du passé que par les chemins qu'y trace l'Esprit quand nous le laissons éclairer et guider notre histoire. La rédaction des Exercices spirituels confirme le sens qu'il donne au « récit » de son histoire : ce qui peut être « utile à d'autres » dans leur recherche de Dieu et la sollicitation de leur mémoire, voici l'unique critère pour trier dans son expérience passée ce qui autorise une écriture et une transmission. Le reste appartient au silence qui tissait l'intimité radicale de sa relation à Dieu. Mais la présence d'autrui au discernement qui s'exerce ici et maintenant est essentielle, car elle donne un critère majeur pour savoir ce qu'il convient de retenir ou d'exclure de la mémoire qu'on transmet à travers l'histoire qu'on raconte. Elle dilate la mémoire, en fait un bien commun fécond pour d'autres. Cette mémoire commune est alors marquée par le goût d'aller de l'avant. L'utilité qu'évoque Ignace concerne le moyen d'exercer et de trouver sa liberté, et non le contenu de cette liberté, lié aux circonstances de chaque époque. Rendre l'autre présent à notre discernement, en vue du profit qu'ensemble nous pouvons tirer de notre histoire commune pour l'avenir, c'est une autre manière de nommer la Providence.