La pédagogie jésuite est communément identifiée à une pédagogie de l'excellence intellectuelle. Elle chercherait d'abord à stimuler les élèves à donner le meilleur d'eux-mêmes. Et, a priori, elle s'intéresserait volontiers aux élèves les plus brillants. Une lecture superficielle du Ratio studiorum 1 pourrait confirmer ce présupposé. Toutefois, on s'aperçoit assez vite que cette approche est réductrice, parce qu'incomplète. Il est vrai que, dans le Ratio, on retrouve fortement ce qu'on pourrait qualifier, avec un clin d'ceil, d'« option préférentielle pour les plus intelligents ». Or, le privilège accordé aux têtes de classe est précisément de se mettre au service de leurs pairs. De fait, la pédagogie de l'excellence, telle que la conçoit la grande tradition ignatienne, culmine dans une prise de responsabilité du service des plus forts vis-à-vis des moins forts. L'éducation de l'individu passe par une ouverture, voire un engagement, pour les autres.
Dans des textes récents de la Compagnie, on retrouve cette même intuition, adaptée au contexte socio-économique et ecdésial contemporain qui a sans doute une compréhension plus aiguë du défi que représente une réelle ouverture à l'autre. Ainsi, dans un document qui veut être une réactualisation du Ratio, il est dit : « L'institution jésuite assure aux élèves des occasions de contact avec les pauvres et de service des pauvres (. ) Pour être éducatif, ce contact est lié à la réflexion » 2. De même, le Père Kolvenbach disait. « Le problème de base est celui-ci : que signifie la foi en Dieu face à la Bosnie et à l'Angola, au Guatemala et à Haïti, à Auschwitz et à Hiroshima, aux rues grouillantes de Calcutta et aux corps brisés de la place Tienanmen ? Qu'est-ce qu'un humanisme chrétien face aux millions d'hommes, de femmes et d'enfants mourant de faim en Afrique ? Qu'est un humanisme chrétien lorsque nous voyons des millions d'êtres déracinés de leur pays par la persécution et par la terreur, et contraints de rechercher une nouvelle vie dans des terres étrangères ? Qu'est un humanisme chrétien lorsque nous voyons les sans-domicile-fixe errer dans nos villes et le nombre croissant d'exclus qui sont réduits à un permanent désespoir ? (...) L'humanisme chrétien de la fin du XX" siècle inclut un humanisme social » 3.
 

Un programme d'action sociale


C'est dans cette mouvance qu'en septembre 1994 un programme d'action sociale (PAS) a été lancé dans le lycée jésuite de Paris, Saint-Louis-de-Gonzague (Franklin). Depuis, le PAS fait partie du programme obligatoire des cent soixante-quinze élèves de première 4. Il est distingué du secteur catéchèse et aumônerie. Dans une brochure de présentation, l'objectif est précisé :
 
« Le but du PAS est de t'aider à grandir vers davantage de service et de justice pour une société dans laquelle tu es appelé à prendre des responsabilités, sans pour autant te culpabiliser ou t'accabler de toute la misère du monde. Ainsi, cette expérience, qui ne manquera pas de t'interpeller et peut-être même de te dérouter, t'aidera à devenir davantage homme ou femme pour les autres et avec les autres, tel que le préconise la charte éducative de Saint-Louis-de-Gonzague. »

Pendant deux ans, de 1995 à 1997, j'ai été responsable de ce programme, poste qui correspond à peu près à un tiers de temps, aidé par une adjointe et une bonne vingtaine d'adultes bénévoles Je voudrais d'abord décrire de façon précise en quoi consiste le PAS. Ensuite, je proposerai quelques réflexions sur les fruits, l'évolution constatée et quelques enjeux de cette initiative.
En quoi cette formauon consiste-t-elle ? Deux volets sont à distinguer Le premier, et sans doute le plus percutant, est le volet pratique II s'agit de faire un stage dans une des quinze associations avec lesquelles le PAS collabore II est également possible de monter soi-même un projet Concrètement, il est demandé aux élevés un engagement de trente heures dans l'année, en dehors des heures de cours Pour les uns, ce stage prendra la forme d'un soutien scolaire hebdomadaire d'une heure dans une loge de concierge, tout au long de l'année Pour d'autres, cela reviendra à aller promener un samedi sur deux un vieux monsieur en fauteuil roulant, à faire des animations de jeunes enfants immigrés en banlieue un samedi par mois, ou encore à partir une semaine en pèlerinage à Lourdes comme brancardier ou infirmière Les différentes activités sont présentées aux élèves en fin de seconde Dans la mesure du possible, on cherche à donner à chaque élève une activité de son choix
Le deuxième volet est complémentaire et vise la relecture et la réflexion II comporte quatre parties 1. A la fin de la seconde, les élevés sont invites a rédiger une lettre de projet, à remettre en même temps que leur choix d'acuvités Dans cette lettre, l'élève expose ce qu'il espère vivre dans son année de PAS Ainsi, il peut faire le point sur ses motivations, permettant au responsable du PAS d'attribuer les différents stages de façon juste et adaptée , 2. Pendant l'année, les élevés participent à sept séances de réflexion et d'échange d'une heure chacune, insérées dans les horaires scolaires Ces séances ont lieu en peuts groupes et sont animées par un adulte (professeur, parent, cadre éducauf, jésuite) Ce ne sont pas des cours théonques, plutôt un espace où les élèves sont invités à réfléchir et à s'exprimer au sujet de quelques grands problèmes de société , 3. Au cours de l'année également, il est propose aux élèves un moment de bilan avant la repnse de l'activité Ces rencontres ont heu entre élèves ayant la même activité et sont encadrées par l'adulte qui en a la responsabilité , 4. En fin d'année, il est demandé de rédiger un rapport d'activité individuel et personnel, à l'aide d'un questionnaire
 

Les fruits de l'expérience


Les fruits de cette expénence sont abondants, notamment perceptibles au niveau du stage sur le terrain En mauere de relecture et de réflexion, les fruits sont plus discrets mais bien réels

• De nouveaux univers s'ouvrent. Il
peut y avoir une pnse de consaence que les problèmes sociaux souvent évoqués par les médias sont bien une réalité , il y a aussi la découverte du monde associatif
 
• « l'ai appns que les problèmes de société sont nombreux, ils sont là, ils existent »
• « Cela a été difficile de travailler avec mon élève quand le père voulait regarder des jeux ou des sénés télévisées dans la même pièce »
• « Même si souvent on se sent bien faible, le courage revient lorsqu'on voit des personnes en grande difficulté Chacun peut être touché, ou avoir dans sa famille une personne avec un handicap. Ça fait prendre conscience de leur mise à l'écart leur sourire est tellement ensoleillé que nos petits problèmes restent très relatifs. »
• « Le contact avec les bénévoles m'a donné un exemple superbe à suivre. »
• « Je me suis rendu compte qu'il y avait beaucoup de gens qui passaient du temps pour des causes pas très médiatiques »

• Des peurs et des a priori peuvent être dépassés. Des liens se créent malgré des écarts en apparence insurmontables :
 
• « Sener naturellement la main à quelqu'un qui vous tend un bras sans main.. »
• « Me promener dans la rue avec elles, ce qui au début me faisait peutêtre un peu honte, s'est extrêmement rapidement transformé en une certaine fierté. Je ne voyais plus leur trisomie. »
• « Le plus dur, je pense, c'est qu'au début j'éprouvais une certaine pitié, une compassion à son égard. Maintenant, je la considère comme une personne normale, et son handicap a disparu à mes yeux. »

• La relecture et la réflexion conduisent à des amorces de prise de conscience et d'analyse personnelles de la complexité des problèmes sociaux.
 
• « Des gens comme J., il y en a beaucoup il est intelligent, vif, mais n'a plus la volonté de travailler C'est dommage de gâcher la vie de quelqu'un à cause du système qui n'aide pas les élèves. »
• « La première chose reçue est certainement une vision différente des personnes souffrant d'un handicap en général. On a en effet tendance, dans notre société moderne, à considérer les différences comme un obstacle à la vie normale Après ces soirées passées avec des malvoyants, je peux affirmer qu'ils vivent comme vous et moi. Et non seulement leur handicap est facilement surmontable, mais, en plus, il leur a permis de développer leurs autres facultés plus profondément. »
• « Abandonnées plus au moins officieusement par leurs familles, elles attendent là leur fin dans la déchéance physique et morale. Physique, ce n'est pas négligeable, quand on nous les présente dès le début de l'année et qu'on nous demande de les déshabiller pour leur changer d'habits. Cette intimité bafouée m'a aussi marqué. Aussi, ils semblent être " rangés " dans cette maison à cause de la honte que peut susciter leur vieillesse. On cache là ces corps ridés qui pourraient choquer la sensibilité communément admise C'est là un aspect grave et révoltant de notre société axée exclusivement sur la jeunesse. »
• « J'ai appris qu'il fallait agir contre l'injustice, mais cette action ne peut s'effectuer que dans la longue durée, parfois sans résultats. Aucune action n'est inutile. »

• De nombreux élèves font le constat qu'ils peuvent faire quelque chose. De plus, ils se rendent compte qu'ils reçoivent au moins autant qu'ils donnent et qu'un véritable échange peut avoir lieu avec des gens dont ils ne soupçonnaient même pas qu'ils avaient des choses à leur apprendre :
 
• « Mais, quel que soit notre âge, il y a toujours un petit quelque chose que l'on peut faire, toujours II faut bannir le " c'est une goutte d'eau dans un océan ". »
• « J'ai réalisé qu'on n'a pas besoin de partir très loin pour faire du bien autour de soi en donnant un peu de son temps, un peu d'affection, un peu d'amour même. Pas besoin de partir en Roumanie ou à Lourdes pour dire qu'on a vécu une expérience forte... Bref, pas besoin d'être envié pour faire quelque chose de formidable. »
• « le pense que l'apport personnel allait dans les deux sens, moi l'aidant à ne pas être uniquement entouré d'aveugles, lui m'apportant une confiance dans la vie. »
• « J'ai appris à considérer les " clochards " avec un autre regard, à sortir de la relation " quêteur-donneur ", à rétablir une certaine égalité. »

• Bien des élèves découvrent qu'un engagement pour les autres conduit tout simplement au bonheur :
 
• « Faire quelque chose pour les autres est la meilleure façon de se faire du bien à soi-même. »
• « Grâce à cette expérience et à d'autres activités parallèles, j'ai pu comprendre et développer un esprit de service. Le simple fait de vivre ce service au quoudien aide à rendre heureux et à être heureux. »
• « Pour la première fois, mes samedis semblaient vraiment remplis, et, à chaque fois, j'étais heureux de m'être senti utile. »
• « On se rend donc bien compte qu'au fond le bonheur, c'est savoir donner et recevoir, le tout avec pudeur et simplicité. »

• Enfin, un nombre significatif continue son engagement après le PAS L'un apprend le braille, afin de pouvoir correspondre avec son binôme aveugle ; un autre continue le soutien scolaire ; d'autres encore sont partis pour la cinquième fois à Lourdes. Dans le prolongement d'une des activités créées par le PAS, une association a été montée. Celle-ci mobilise des (anciens) élèves, parents, professeurs et autres adultes de l'établissement autour d'un projet aussi audacieux que dynamique pour de jeunes orphelins roumains



Une gestion difficile


Ces paroles de jeunes et ces faits parlent d'eux-mêmes. Ils pourraient toutefois faire illusion. La gesuon au quotidien du PAS est souvent problématique. L'emploi du temps des premières est déjà très chargé « Faire du social » n'est pas a priori excitant, et on ne peut en vouloir à un jeune de 16-17 ans de n'être que moyennement enthousiaste devant la perspective de réfléchir sur les problèmes de pauvreté et d'injustice. Difficile donc d'éviter que le PAS, au moins dans un premier temps, soit perçu par la plupart comme quelque chose que le lycée leur impose en sus, si ce n'est en trop. Les élèves sont très jeunes, trop jeunes pour une bonne partie des associations sérieuses. Les associations travaillant elles-mêmes avec des bénévoles, les imprévus sont légion, et cela ne facilite pas la tâche des responsables. Enfin, proposer une formation sociale à caractère obligatoire n'est pas chose commode Le faire dans un milieu privilégié et riche en traditions tel que celui de Franklin facilite l'entreprise, tout en la rendant plus délicate. Il s'agit, en effet, d'éviter en permanence le piège de l'idéologie, d'un côté, et, de l'autre, celui de la bonne action pour se donner bonne conscience. Il faut donc faire preuve d'une grande souplesse et de créativité, tout en restant rigoureux et exigeant.
Tout ceci explique pourquoi, au cours des années, le PAS a plutôt évolué et que d'autres adaptations s'imposeront dans l'avenir. L'expérience nous a toutefois permis de dégager quelques grands axes à respecter sur le plan des activités et de la réflexion.
 

Le choix des activités


En ce qui concerne le type d'activités à proposer aux élèves, je retiens volontiers trois critères :

• Il me semble souhaitable de proposer une réciprocité, et non un type d'action unilatérale où l'un donnerait à partir d'une position de force et l'autre recevrait dans une position d'assisté.
Il faut que le stage rende possible un échange, une écoute mutuelle, une action où il y ait quelque chose de l'ordre d'une rencontre sur un pied d'égalité, malgré les différences et les écarts C'est à ce moment-là que le jeune sera lui-même exposé et recevra à son tour. Une amorce de communication pourra avoir lieu, condition première pour contrer la logique d'exclusion.
 
Exemple : des problèmes de motivation nous ont obligé à arrêter d'envoyer des élèves à une soupe populaire, dont l'organisation ne permettait aucun contact avec les gens de la rue. Par contre, dans une structure où ceux-ci peuvent venir laver leur linge, les élèves fonctionnent très bien en assurant une présence (café, jeux de société, conversations) le temps du lavage.

• Il me semble souhaitable de proposer aux jeunes des actions où ils sont appelés à investir leur affectivité dans des relations privilégiées de personne à personne. Ceci implique nécessairement le passage par le temps. Il vaut mieux que le stage s'étende sur l'ensemble de l'année. La relation ainsi établie pourra aboutir à ce que désormais, pour le jeune, l'enfant défavorisé, l'immigré ou le handicapé ait un nom et un visage. D'un problème abstrait, la question de l'injustice devient une expérience vécue, d'autant plus forte qu'elle touche le niveau le plus profond de notre être qui est celui de la relation interpersonnelle.
 
Exemple : l'activité ayant pour but de collecter des fonds pour des orphelins en Lettonie, sans perspective de rencontre, s'est soldée par un échec. Par contre, le projet, très exigeant, qui consiste à aller vivre huit jours dans un orphelinat roumain pour en assurer l'animation pendant les vacances de Pâques, connaît un grand succès non seulement parmi les premières, mais aussi parmi les élèves plus jeunes mobilisés par leurs aînés dans les actions de carême.

• Enfin, je dirais qu'il est important que le jeune sente qu'il contribue à un travail de fond, un travail qui construit l'homme et prend au sérieux ses capacités de grandir, sa créativité, son autonomie et sa dignité. Il faut que l'action responsabilise et ouvre sur un futur, toutes choses que le jeune désire profondément pour lui-même et, par conséquent, pour les autres. Ainsi, il pourra se sentir utile dans son engagement et prendre du goût, trouver réellement du plaisir à ce qu'il fait.
 
Exemple : nombreux sont les élèves qui expriment leur fierté, dans le cadre du soutien scolaire, devant l'enfant qui a réussi son contrôle, ou leur joie d'être arrivé à apprendre à une jeune fille trisomique à faire du vélo.
 

La dimension de réflexion


C'est surtout pour la partie réflexion que nous avons été amenés à revoir notre manière de procéder. Il faut accepter qu'a priori cet aspect de la formation mobilise moins les élèves. Toutefois, l'expérience des animateurs et l'analyse des bilans des élèves nous ont également permis d'y voir plus clair.

• Nous avons considérablement réduit le nombre d'heures de réflexion.
D'une heure hebdomadaire, nous en sommes arrivés à ne plus proposer qu'une heure mensuelle. En même temps, un investissement considérable a été fait pour concevoir et élaborer ces animations. Aidés par les jésuites du CERAS, nous avons mis au point, avec une équipe de professeurs et de parents, un certain nombre de dossiers bien fournis, qui servent de support pour les rencontres. Habitués à des cours dispensés par des professionnels, les élèves réclament le même sérieux pour une réflexion sur les problèmes d'injustice et de solidarité. La bonne volonté et la générosité ne suffisent pas. Enfin, ces dossiers permettent de proposer une formation permanente aux animateurs des groupes de réflexion qui en sont très demandeurs

• Une autre évolution se situe au niveau de la dynamique visée.
Les grandes conférences ont été abandonnées Les élèves requièrent d'abord une écoute et une parole personnelle au sujet de quesuons qui les travaillent plus qu'il n'y paraît. De groupes assez nombreux, et de contenus plutôt objectifs et généraux, nous avons évolué vers un travail en petit groupe (sept à huit élèves) où l'on part de l'expérience quoudienne et personnelle des jeunes. Moyennant une pédagogie interactive et variée, les séances de réflexion se veulent un espace de partage et de parole, où une prise de conscience peut avoir lieu. Le fait qu'il existe une réelle liberté et que l'adulte n'y est pas d'abord celui qui sait peut donner à ces rencontres une qualité d'authenticité tout à fait étonnante. Cela dépend beaucoup, il faut le dire, de la composition du groupe et du charisme de l'animateur.

• Pour ma part, je tiens que l'expérience nous a beaucoup appris sur la relecture, notamment celle du stage sur le terrain.
Les jeunes résistent beaucoup à la relecture dont ils ne voient pas l'intérêt. Or, c'est souvent elle qui permet de se rendre compte des fruits de son expérience. Je pense à cette fille qui, dans un groupe de réflexion que j'animais, faisait à haute voix la relecture du soutien scolaire qu'elle avait fait tout au long de l'année. Elle commença par dire : « Bof, j'ai été déçue », pour conclure, à peine deux minutes plus tard et sans se rendre compte du revirement qu'elle avait effectué « Bref, c'était génial, c'était vraiment cool ! »
Mes plus grandes consolations, pendant ces deux années de PAS, ont chaque fois été vécues en fin d'année, lors de la lecture des rapports d'activité. Je pense ainsi à un garçon qui avait été particulièrement récalcitrant par rapport à son activité Or, l'analyse qu'il fit du problème de société auquel il avait été confronté fut d'une qualité extraordinaire. Pour moi, il était clair que, ne serait-ce que par la prise de conscience personnelle que sa relecture lui avait permise, son passage par le PAS avait été une réussite. Encore fallait-il que le dédie soit possible et que les adultes qui l'avaient tant bien que mal accompagné aient pu le savoir. Sinon, ce garçon comme nous autres adultes en serions restés sur un sentiment d'échec et de frustration. Enfin, je pense à la rencontre que nous avons décidé d'instaurer avec l'ensemble des élèves et des animateurs pour conclure l'année. Cinq ou six élèves y étaient invités à faire un compte rendu de ce qui les avait le plus marqués dans leur stage. A aucun moment de mes quatre années de travail à Franklin je n'avais connu une telle qualité de parole et d'écoute entre élèves ! S'il faut aller jusqu'au bout de son expérience, ce dernier effort qu'est la releaure est essentiel pour récolter les fruits qui, autrement, risqueraient de tomber dans les oubliettes.
Avant de finir, je voudrais aborder un aspect fondamental de cette expérience d'entrée de jeu, l'établissement à décidé de rendre la participation au PAS obligatoire. Cinq ans plus tard, je reste convaincu du bien-fondé de cette option Soyons francs. Quelle que soit la qualité de la proposition, la combinaison de la pression scolaire avec la multitude des propositions d'activités sportives, culturelles ou autres, fait que, dans le contexte actuel, la majeure partie des élèves ne vivraient aucune expérience similaire au cours de leur adolescence. Or, dans un projet d'éducation de toute la personne qui s'inspire de l'Evangile et cherche l'excellence, cette ouverture à l'autre n'est pas qu'une proposition parmi d'autres. La cohérence et la crédibilité de l'ensemble sont ici en jeu. Il n'y a rien à transiger là-dessus. Bien sûr, cette attention à l'autre, en particulier aux plus faibles, ne peut se réduire à une formation spécialisée servant d'alibi pour justifier des pratiques qui témoigneraient massivement du contraire. Un PAS n'est crédible que s'il symbolise ce qui est vécu plus largement au sein de la vie de l'établissement. Les élèves ne s'y trompent pas Or, oser instaurer un questionnement sur la justice dans le corps même d'un établissement, c'est prendre le risque de lui inoculer un virus, quitte à ce qu'il ne s'en remette jamais.

* * *

Le propre d'un virus est de mettre en danger un équilibre. Il faut donc s'attendre à une réaction d'anticorps. Quand, au coeur même d'un système où la question de l'efficacité est centrale, on introduit de force un espace de pure gratuité, il faut être prêt à assumer des résistances. C'est que la rencontre de l'homme blessé renvoie l'individu à sa propre blessure, et donc à la question du sens. L'énergie avec laquelle l'homme moderne se protège de cette question n'a d'égale que celle qui se libère quand il s'est laissé toucher au plus profond par le regard insupportable de l'homme qui souffre. Bon nombre de nos élèves et de leurs familles sont parmi les plus favorisés qui existent. Ils le savent. Ils en sont heureux à juste titre. Or, il me semble qu'ils sont aussi nombreux à couver un réel sentiment de malaise, voire de culpabilité — expression en creux d'un désir. Une expérience modeste, telle que la propose le PAS, peut contribuer à débloquer cette impasse en permettant à ces jeunes de découvrir que, déjà à leur niveau, ils sont capables de faire bouger les choses. Ainsi, plutôt que de les enfermer dans une culpabilité étouffante, on peut ouvrir des horizons qui les respectent, parce qu'un appel juste est fait à leur responsabilité et à leur générosité.



1. Publié le 8 janvier 1599, le Ratio atque instituai studiorum Societatis Jesu, c'est-à-dire le « Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus », est le document historique phare de la pédagogie ignatienne II est considéré comme le dernier texte fondateur de la Compagnie En 1997, une nouvelle édition bilingue (latin-français) de ce texte a été publiée chez Belin dans la collection « Histoire de l'éducation »
2. Caractéristiques de l'éducation jésuite,
Rome, 1987
3. Discours prononcé à Rome le 29 avril 1993, Projet Pédagogie Ignatienne, p 15
4. L'engagement personnel de la direance de l'établissement et de toute une équipe autour d'elle a été déterminant pour la réussite de ce projet