Si la vie monastique, la vie religieuse, la vie consacrée sont données à l'Église, c'est pour constituer une instance de discernement au service du peuple de Dieu. Leur raison d'être n'est pas d'être vues ou imitées mais, par leurs manières de vivre, de faire voir et de raconter la fraîcheur toujours nouvelle de l'Évangile.

Cette vocation, ni les moines, ni les religieux, ni les consacrés ne peuvent se l'approprier, elle est le fait de tous. Reçue de l'Esprit, elle ne peut être qu'imprévisible, désinstallée au sens fort de ce terme, toujours innovatrice. La véritable fidélité n'est pas d'imiter ce qu'ont fait les fondateurs mais de ne pas hésiter à se rendre capable à son tour de créativité évangélique. Or cette créativité-là ne se programme pas, et consentir à ce que la vie repose sur une vocation de l'Esprit, c'est vivre sans cesse dans un dynamisme fondateur. Thérèse d'Avila ne cesse de le répéter : « J'entends dire parfois que le Seigneur a accordé de plus grandes grâces aux saints qui ont vécu autrefois parce qu'ils étaient les fondements de leur Ordre. Et cela doit être vrai. Mais il faudrait toujours considérer que l'on est comme un fondement par rapport à ceux qui viendront par la suite. » […]

On perçoit ici toute la profondeur du défi que les moines, les religieux et les consacrés ont toujours à relever : faire de leurs histoires d'hommes et de femmes des récits de Dieu. Mais, soyons clairs, ces histoires que Dieu leur donne de vivre ne sont que l'expression « mesurée », partielle et singulière, de son amour à lui qui est « démesure » et surabondance. Et c'est cela qui taraude et travaille les consciences. N'est-il pas difficile d'accepter la limite si incroyablement mobile entre nos « mesures » humaines et la « démesure » divine ? Habitués aux frontières précises, nous voudrions fixer aussi celle-là, une fois pour toutes ; et, si possible, par des lois ou des comparaisons. Jamais pourtant la « démesure » accueillie par l'un ne sera à la « mesure » de l'autre. Ne pouvant donc être défini, délimité, l'incomparable demande à être raconté en une multitude de récits, c'est-à-dire sur une multitude de chemins évangéliques.

Philippe Lécrivain, « Une histoire ouverte.
Moines, religieux et consacrés »,
Christus, n° 210, avril 2006, p. 169.