Dans le cadre du développement personnel qui domine aujourd’hui le champ idéologique et pratique de la relation à soi-même, on jeûne pour se faire du bien. Et on a bien raison. Par l’expérience du manque, le jeûne nous renvoie à notre intériorité et au choix d’une saine sobriété qui nous allège : de quoi avons-nous vraiment besoin pour subsister ? En outre, dans cette ascèse qui peut être difficile à tenir dans la durée, nous nous soutenons les uns les autres. Au total une expérience de soi, bonne pour chacun, pour tous et pour le monde.

Mais dans la Bible et dans les traditions spirituelles qui s’y réfèrent, le jeûne est plutôt un moyen de retrouver une solidarité et un partage fraternels. Sa pratique fait grandir le désir de rejoindre en nous la source de cette bonté originelle qui fait de nous tous des vivants.  Nous recevons alors la vie comme le don gratuit  d’une puissance d’amour à partager sans exclusive. C’est  ainsi que procédaient les prophètes.  Le jeûne rappelait au peuple hébreux  le besoin de se convertir sans cesse à la miséricorde sans limite du Dieu qui l’avait libéré par amour, et rassemblé gratuitement dans sa justice.  Jésus a pleinement incarné cette attitude. Et les Pères du Désert jeûnaient pour tout  recevoir de Dieu et partager le peu qu’ils avaient avec l’hôte, disciple ou étranger, qui ne manquerait pas de passer. Jeûner, c’est sortir de sa zône de confort pour « déchirer son cœur » et se tourner vers l’autre, vers celui qui manque.

Dans cet esprit, nous pourrions jeûner  en essayant de quitter le trop de bruit et d’images qui nous encombrent intérieurement, pour  chercher le silence intérieur où la parole de Dieu peut parler en nous.  Sa lumière éclaire la part de mensonge encore à combattre en nous, et  elle nous fait grandir  dans la vérité de nos vies,  de nos relations, de notre désir de suivre Jésus en toutes circonstances.

Nous pourrions demander la grâce de  jeûner dans notre désir de toute puissance et de domination.  Bâti sur le refus de mourir, il fait de l’autre, plus ou moins consciemment,  un instrument de nos appétits de richesse, d’honneur,  de pouvoir, de sexe, …  dans notre vie familiale, dans les relations de travail et de management, dans la vie associative, politique,  et même  ecclésiale,  dans tout l’ensemble de notre vie sociale publique ou privée. Le jeûne réveille en nous le sens des limites, de l’interdit, qui récréent la distance et le respect nécessaires à des relations justes, ainsi qu’à une vraie liberté de parole.

Un jeûne bien nécessaire  porterait encore sur le souci de soi qui peut nous  préoccuper au point de nous rendre aveugles et sourds, « habitués » comme disait Péguy, aux situations sociales les plus  injustes et aux fractures les plus choquantes. La violence et le jugement voire l’insulte prennent la place du dialogue et de la patience. La pratique du jeûne, ici comme dans beaucoup d’attachements excessifs, nous rouvre intérieurement,  nous rend un souci juste de la dignité, la nôtre et de celle de l’autre, surtout quand elle est bafouée. Par la libération qu’il procure, le jeûne donne de  retrouver  la saveur des relations et le goût du temps gratuit, de l’écoute, de l’engagement dans un vivre ensemble heureux et fondé sur la force de la parole.