Cet article se veut un élément de conversation, pas une thèse aboutie. Il est né de conversations diverses ces six dernières années, à la fois au Campus de la Transition, dans un contexte laïc fortement engagé dans la transition (pas de majuscule) écologique et sociale, et surtout dans le contexte de l'Église en France, en particulier par la mission de délégué Laudato si' pour la Province jésuite d'Europe occidentale francophone (EOF), ces quatre dernières années. Pour résumer à grands traits, la tension qui a fait naître ces conversations se résume ainsi : comment articuler l'urgence de la transition écologique et sociale (urgence rappelée par les plus hautes autorités civiles1 et ecclésiales2) et la nécessaire profondeur et donc « lenteur » d'une réelle conversion personnelle et collective (du moins si l'on veut parler d'une réelle conversion, c'est-à-dire d'un chemin qui respecte la liberté des personnes et des peuples) ?
Le débat n'est pas nouveau, mais ce que cet article veut explorer ce sont ces connexions avec un autre débat en cours dans nos sociétés et dans l'Église catholique. Sans entrer dans les détails, on pourrait dire que, dans nos démocraties libérales, un désir s'exprime, pour certains, de donner plus de place au binôme constitué par l'intelligence collective et la gouvernance partagée. Dans l'Église catholique, le débat se formule en termes proches de « Synode sur la synodalité », associant cheminement ecclésial et décision partagée et inclusive. Dans la Compagnie de Jésus, lors des deux dernières Congrégations générales (35e en 2008, 36e en 2016), l'invitation a été faite aux jésuites de favoriser la conversation spirituelle et le discernement communautaire. Dans les trois cas, il s'agit donc d'un désir de réforme du mode de gouvernance assez profond, formulé dans le système existant mais qui en appelle un autre. Ce qui permet de faire émerger un horizon commun désirable et ainsi de nous aider à construire l'avenir ensemble, dès aujourd'hui. Mais cela prendra nécessairement du temps et n'a pas de garantie d'aboutir. Ce qui vient redoubler la tension précédente entre l'urgence écologique et sociale, d'une part, et le temps long des réformes ou conversions, de l'autre.
Mais alors, comment faire ? La transition écologique intégrale peut-elle attendre la révolution synodale ? C'est ce que cet article va essayer d'explorer à partir du cas particulier de la Compagnie de Jésus, en élargissant rapidement le regard au niveau de l'Église universelle.
Relevons rapidement quatre points qui peuvent aider les jésuites collectivement et personnellement à avancer sur un chemin de conversion, et essayons d'établir un parallèle avec la vie chrétienne ordinaire plutôt liée à une paroisse et un diocèse.
1. L'indifférence, ou le réordonnancement de la relation à Dieu comme pivot central de toute la dynamique de réorientation (ou conversion) du désir dans les Exercices spirituels (ES), est première. Cela passe par une vie de prière régulière, que ce soit pour le jésuite ou pour tout autre chrétien. Vie de prière qui doit inclure une certaine forme de relecture ou d'examen de vie car c'est ce type de prière qui permet le réordonnancement premier à Dieu.
2. Tout un processus, que l'on peut rapidement décrire comme indifférence, puis disponibilité, discernement, élection et enfin confirmation, peut ensuite s'enclencher pour choisir ou rechoisir les autres relations aux choses crées3 de façon ordonnée afin de « louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur » comme l'affirme le « Principe et fondement » (ES 23) au tout début des Exercices spirituels. Là encore, cette étape est commune et accessible à tout chrétien.
3. Pour celui que ce processus a un jour conduit à faire élection pour la Compagnie, il faut alors noter que ce processus se fera désormais dans le corps de la Compagnie, donc avec une dimension de corps ecclésial forte. Cette expérience d'un corps ecclésial bien identifié n'est pas forcément commune à tous les chrétiens. Mais, pour tout baptisé, ce processus de discernement se fait aussi en Église. La dimension de corps social est peut-être moins forte que dans un ordre religieux établi, mais il n'en reste pas moins que les chrétiens eux aussi discernent au sein d'un corps commun qui est l'Église, le Corps dont le Christ est la tête (Col 1, 18).
4. Au sein du corps de la Compagnie, le discernement en commun et la prise de décision sont précisés dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus. En particulier, pour les jésuites, deux conversations peuvent être qualifiées de vitales pour ce processus de discernement personnel et collectif : la conversation obéissante entre le jésuite et son supérieur ; et la conversation collective très formalisée de la Congrégation générale. Cette dernière conversation organise un discernement collectif profond et important, et elle n'arrive que rarement. Elle prend son temps et mobilise les participants de toutes les provinces, réunis à Rome sans distractions. C'est peut-être sur ce dernier point qu'il faut remarquer deux choses :
• D'abord que l'extension au fidèle catholique est plus difficile à faire car il n'y a pas de lieux de discernement collectif réellement formalisé à l'échelle d'une paroisse ou d'un diocèse. On pourrait alors espérer que le Synode sur la synodalité participe à construire un art de la conversation en Église, voire débouche sur l'institutionnalisation de cet art de la conversation discernante à la base de la vie communautaire des chrétiens. Dans ce cas, la synodalité serait vraiment au service d'un processus de discernement et donc d'une possible conversion, en particulier d'une conversion écologique.
• Ensuite, au niveau de la Compagnie, il convient de préciser que parmi les trois modes de gouvernance (directif, consultatif ou participatif), on ne peut vraiment parler de gouvernance participative, de discernement et de décision en commun que pour la Congrégation générale qui traite de sujets centraux (élection d'un nouveau préposé général, orientations stratégiques de la Compagnie, etc.). Cette conversation présente la caractéristique d'être rare (trente-six congrégations générales en cinq cents ans de Compagnie), de prendre son temps et de reposer sur une méthodologie très cadrée. Pour le reste, le gouvernement se joue dans la conversation obéissante entre le jésuite et son supérieur de communauté ou de Province. Dans cette conversation personnelle et dans les conversations communautaires ou provinciales qui y sont assimilées, on pourrait dire que la Compagnie fonctionne alors sur un mode consultatif. Le supérieur consulte, écoute et dialogue. Puis il prend sa décision qui s'applique, au moins en théorie, à l'ensemble des jésuites qui lui sont confiés. Cette prise de décision consultative qui passe par l'écoute et le dialogue a l'avantage (si elle est bien menée) de se dérouler dans l'obéissance religieuse et chrétienne qui écoute en profondeur et évite une obéissance « militaire » : « Le chef dit et le soldat obéit sans poser de questions. » Elle a aussi l'avantage d'allier écoute et prise de décision plus rapide que le mode participatif. Elle est donc plus à même de traiter l'ensemble des questions qui peuvent se poser au quotidien.
Or les deux dernières Congrégations générales de la Compagnie de Jésus semblent inviter les jésuites à entrer dans un mode de gouvernance plus participatif, en particulier au niveau de la communauté locale. La référence pour ce type de conversation discernante et de prise de décision participative est l'expérience vécue par les premiers compagnons sur trois mois en 1539, processus qui a amené à fonder la Compagnie de Jésus. Cette expérience est rapportée dans un texte connu comme la « Délibération des premiers Pères »4. Il y a donc bien une source profonde pour la Compagnie qui permet d'avancer sur ce chemin. Avec d'autant plus d'élan que ce chemin à explorer a été discerné par les deux dernières Congrégations générales et que ce corps animé d'une conversation directe entre jésuites venus de toutes les Provinces représente la plus haute autorité interne de la Compagnie. Sa voix est donc une voix privilégiée pour l'Esprit qui cherche à parler aujourd'hui à l'ensemble de la Compagnie.
Mais il faut bien reconnaître qu'une fois la « Délibération des premiers Pères » passée, ce type de discernement n'a pas été majoritaire dans la vie de la Compagnie. Pour le dire autrement, une décision participative a amené à fonder la Compagnie. Puis la Compagnie a fonctionné sur des modes plutôt directif ou consultatif au long de ses cinq cents ans d'histoire. Vouloir « revenir à », ou plutôt « s'inspirer de » la délibération des premiers Pères pour inviter les communautés jésuites à pratiquer une gouvernance participative est donc tout à fait juste mais fragile, face à cinq cents ans de tradition directive ou consultative. Le changement culturel et de gouvernance qui s'esquisse va donc prendre du temps.
Ou plutôt prend du temps. Car l'appel à un modèle plus participatif avait déjà été relayé aux supérieurs par le Préposé général Pedro Arrupe (1907-1991) dans les années 19705. Puis il avait été repris successivement en Amérique du Nord (Ignatian Spiritual Exercices for the Corporate Person [ISECP])6 et en Belgique (Exercices spirituels pour un discernement apostolique en commun [Esdac])7. Autant de jalons importants mais qui ont encore peu changé la manière ordinaire de faire dans les communautés jésuites. Comme le résumait un compagnon jésuite de plus de 70 ans récemment à table : « Je crois que dans mes cinquante ans de vie jésuite, je n'ai jamais vraiment vécu un vrai discernement communautaire8. »
On perçoit donc que le changement de culture de gouvernance dans la Compagnie prend et va prendre du temps, alors même que l'appel a été discerné par la plus haute autorité de la Compagnie, qu'il y a un point d'appui majeur dans la tradition jésuite et que le travail a été enclenché il y a au moins cinquante ans. Quant à l'Église universelle, on peut dire que le Synode sur la synodalité a impulsé un mouvement similaire sans que nous ne sachions aujourd'hui ce qui va en sortir concrètement dans les structures de gouvernance de l'Église. Autrement dit, si changement de culture de gouvernance il y a, il ne faut pas espérer, à vue humaine, de résultats sensibles avant un demi-siècle. Et il n'y a aucune garantie de résultats.
C'est là que le bât blesse. Car d'ici un demi-siècle, la crise écologique et sociale aura eu largement le temps d'empirer, si on en croit les projections scientifiques et sociales actuelles. Lier changement de culture de gouvernance et prise de décision à la hauteur des enjeux de la conversion écologique dans l'Église semble donc difficile à tenir. Ce qui ne veut pas dire qu'aller vers une gouvernance plus participative n'est pas souhaitable. D'un point de vue écologique et social, on peut sans doute dire que ce mode de gouvernance est plus en « harmonie » avec le paradigme relationnel de l'écologie intégrale de Laudato si'. On peut donc espérer que les deux vont s'épanouir en symbiose. Mais la gravité et l'urgence de la crise écologique et sociale ne peuvent pas attendre le temps de la conversion de nos modes de décision ecclésiaux. Il faut donc compter sur ceux déjà en place pour lancer énergiquement le mouvement.
Encore une fois, ce qui suit ne prétend pas être une thèse aboutie mais veut nourrir nos conversations en Église, en prenant la Compagnie de Jésus comme cas d'école. Les propositions énoncées concernent donc les chrétiens, en particulier les catholiques romains, mais en notant que des parallèles pourraient sans doute être faits avec des conversations plus larges dans nos sociétés contemporaines.
Cela étant dit, le constat précédemment dressé invite quand même à envisager l'accueil et la réponse énergique aux signes des temps qui appellent à la conversion écologique à partir des modes de gouvernement et de discernement existants. Autrement dit, à partir des curés et de leurs conseils pastoraux paroissiaux ; à partir des évêques et de leurs différents conseils et services ; à partir de la Congrégation générale et des provinciaux et supérieurs chez les jésuites… autant de modes de gouvernance aujourd'hui plutôt directifs ou consultatifs. Dans ces cadres, il semble alors important de souligner trois points pour que la conversion écologique de nos communautés chrétiennes progresse :
1. Puisqu'il nous faut compter sur les modes de gouvernance existants qui restent largement directifs ou consultatifs, alors le rôle des curés et évêques, supérieurs et provinciaux est majeur. Ce sont eux qui prennent les décisions, à la fois du côté de la stratégie et des décisions de mise en œuvre dans leur périmètre. Il est donc nécessaire que les responsables de nos communautés catholiques soient non seulement formés aux enjeux de l'Anthropocène mais aussi à la profondeur théologique et spirituelle que cette crise vient dévoiler. Ensuite viendra pour eux la question d'allouer des ressources (temps, compétences, fonds) à la mise en œuvre concrète des actions décidées. Il faut souligner que, depuis la publication de Laudato si' par le pape François (2015) et celle, en France, du livre de la Conférence des évêques de France Ensemble pour notre Terre, Les évêques de France s'engagent au service de l'écologie intégrale9 (2023), les responsables de paroisse ou de communauté ont le soutien politique nécessaire de leur hiérarchie (au moins en théorie). Si les changements sont aussi lents sur le terrain, c'est donc peut-être plutôt du côté du manque de formation des pasteurs ou de celui de manque de ressources qu'il faut aller chercher.
2. Mais il est aussi possible que ce qui se joue se place à un niveau spirituel plus profond. Que ce soit pour le responsable de communauté ou pour tout baptisé. Dans des pays comme la France, la conversion écologique va de pair avec un mode de vie à simplifier. Or nous sommes tous membres d'une société de consommation de masse et généralement riche. Cette simplification de nos modes de vie peut donc nous faire peur, voire nous déplaire nettement. Par ailleurs, en France, l'écologie est encore largement perçue comme un sujet politique porté par des partis que certains pratiquants ne voient pas comme compatibles avec certaines propositions bioéthiques et sociétales de l'Église. Tout cela peut donc amener à de grandes résistances. On pourrait alors se référer utilement à ce que saint Ignace propose dans les Exercices spirituels : non pas attendre une grande consolation dans la prière personnelle qui donnerait une conversion sans effort et sans douleur, mais « se changer soi-même vigoureusement face à cette désolation » (ES 319) ou accepter de regarder son train de vie avec lucidité pour voir comment le réformer en pensant que « [chacun] progressera d'autant plus en toutes choses spirituelles qu'il sortira de son amour, de son vouloir et de ses intérêts propres » (ES 189). Ici, l'écoute de la parole des responsables, comme celle du pape et de la Conférence des évêques de France dont on vient de parler, devrait alors être reçue comme une parole claire et nette qui aide à discerner les appels de l'Esprit à la conversion et invite à dépasser nos résistances. Sur ce chemin qui peut paraître difficile, il est heureux que les chrétiens et leurs pasteurs puissent de plus en plus se reposer sur des itinéraires de retraite spirituelle qui cherchent à accompagner le discernement des chemins de conversion écologique pour chacun et pour chaque communauté10.
3. Enfin, il est certain que la conversion écologique n'est pas une question uniquement personnelle. Elle est, par définition, une question largement communautaire. L'ensemble de ce chemin devra donc se faire dans le dialogue. C'est d'ailleurs ce que le pape François propose, dans le chapitre 5 de Laudato si', quand il s'agit de chercher des pistes d'action dans nos sociétés ; et c'est aussi une manière pour le pape de construire l'encyclique, chaque chapitre pair étant la contribution chrétienne au dialogue entamé avec la société dans le chapitre impair précédent. La nécessaire dimension collective de la conversion écologique va donc venir nourrir et stimuler nos dialogues en communauté pour inventer des chemins ensemble, des chemins inédits dans une époque inédite à l'échelle géologique. La conversion écologique devient donc un sujet concret où nous essayer à une Église et à des communautés plus synodales, qui cherchent à faire chemin ensemble. Espérons donc qu'elle sera l'occasion de tester concrètement des modes de gouvernance plus participatifs, mais plutôt en les envisageant comme des fruits à venir que comme une condition préalable à toute décision qui enclencherait une réelle conversion.
1 Voir un exemple dans l'article d'Emmanuelle Ndoudi, « Réchauffement climatique : António Guterres, un habitué des phrases chocs », La Croix, 21 septembre 2023 (sur www.la-croix.com).
2 Pape François, Laudate Deum, 2023, n° 2.
3 Le paradigme qui sous-tend cette analyse est celui de l'écologie intégrale, à savoir une vision du monde relationnelle du monde structurée par quatre relations fondamentales : « relations de l'être humain avec Dieu, avec lui-même, avec les autres et avec le monde [la Création] » (Laudato si', n° 237).
4 « Comment s'est instituée la Compagnie de Jésus ? Délibération des premiers Pères » (sur www.jesuites.com).
5 Pedro Arrupe, « Sobre el discernimiento espiritual comunitario », 25 décembre 1971, dans La identidad del jesuíta en nuestros tiempos, Santander, 1971, pp. 247-252.
6 ISECP Group, ISECP : Ignatian Spiritual Exercises for the Corporate Person – Structured Resources for Group Development, University of Scranton, 1989 (2nde édition).
7 https://esdac.info/qui-sommes-nous/
8 Au sens d'une prise de décision communautaire pleinement participative (NDLR).
9 Conférence des évêques de France, Ensemble pour notre Terre, Les évêques de France s'engagent au service de l'écologie intégrale, Cerf, 2023.
10 On pourra se référer aux retraites écospirituelles chrétiennes proposées en ligne par « Prie en chemin » ou en présence dans un lieu comme Le Châtelard (Rhône). De nombreuses ressources sont aussi mises à disposition par des mouvements comme « Église verte » ou le « Mouvement Laudato si' ».