Thérèse de Lisieux serait-elle une baptisée à part ? En effet, dans ses manuscrits autobiographiques, on ne la voit guère faire la diakrino, le tri entre ses pensées, en accueillant certaines et en en rejetant d'autres. Pour elle, contrairement à nous tous, tout semblerait tracé d'avance, les grandes décisions de l'existence seraient prises dès le début… Grâce à l'étude de plusieurs de ses choix, nous allons tenter de comprendre cette énigme.

​Le premier grand choix de vie

Il y a quelques années, Denis Vasse mettait en lumière une étape cachée de la vie de Thérèse, non rapportée dans son Histoire d'une âme, mais relatée dans les lettres de Zélie, sa mère. Peu de temps après sa naissance, Thérèse souffrait d'anorexie, refusant de téter le sein. Elle fut emmenée in extremis chez une nourrice, Rose Taillée, à Sémallé, petit bourg près d'Alençon. Là-bas, Thérèse fait une expérience décisive. À distance de sa mère marquée douloureusement dans son inconscient par les deuils successifs de quatre de ses enfants, Thérèse reprend vie. « Quand elle rentre définitivement chez les Martin, le 11 mars 1874, la petite Thérèse a quatorze mois. Elle est forte, belle, brunie par le soleil. Elle marche seule. Et, à seize mois, elle dit à peu près tout. À vingt-trois mois, “elle fait sa prière comme un petit ange... et chante de petites chansons”. Et, à la fin de sa deuxième année, elle sait presque toutes ses lettres et elle pense : “Moi aussi, je serai religieuse1.” » Cette description de quasi-résurrection reste mystérieuse mais ne peut être mise sous silence dans l'itinéraire intérieur de Thérèse. Dès les premiers mois de sa vie, celle-ci a certainement fait un choix décisif entre la vie et la mort. Grâce à la présence de Rose, sa nourrice, elle consentit de nouveau au mouvement de la vie en elle. Nous serions prêts à penser que l'inflation du terme « petit », spécialement à la fin des écrits, pourrait, entre autres choses, s'expliquer par une intuition profonde : lorsque j'étais toute petite, je me suis déjà laissée ressusciter par le Maître de la vie. Depuis ce jour, le véritable abandon à l'Esprit est inscrit en moi. Je veux donc devenir toujours plus petite afin de l'habiter toujours davantage.

Ce premier choix aura de fortes conséquences. Dans Histoire d'une âme en effet, à aucun moment Thérèse n'accomplit ses grands choix en éprouvant une suite d'alternances entre consolations et désolations ou bien en laissant sa raison peser le pour et le contre de telle ou telle option (ce que saint Ignace appelle « les deuxième ou troisième types d'élection »). Pour elle, les choses semblent déjà décidées. Dès les premiers moments, tout coule de source. À chaque étape décisive, Thérèse ne fait que ratifier le mouvement de son intériorité. Elle décide ses étapes, comme d'instinct, selon Dieu. Après le choix de Sémallé qui s'opère dans un au-delà de la conscience, tout semble s'enclencher. On peut imaginer cette vie reçue en Thérèse, tel un torrent qui jaillit en elle, irrigue sa petite enfance, disparaît en tunnel durant les années qui suivent le décès de Zélie et le départ de ses sœurs aînées au Carmel, jusqu'à Noël 1886 où une digue enfin se rompt. Le torrent réapparaît au grand jour pour cette « course de géant » qui, à travers la vigne du Carmel, s'achèvera dans le passage souterrain de la maladie, des nuits des sens et de l'esprit, puis de la mort, pour réapparaître enfin d'une nouvelle manière, dans une proximité étonnante, à des millions de personnes, et ce jusqu'à aujourd'hui.

​Le choix du Carmel

De tous les choix de Thérèse, celui d'entrer au Carmel à 15 ans est le plus célèbre. Il s'est fait envers et contre tous, il a bravé les objections les plus raisonnables. Ce choix est aussi le plus sujet à caution. En effet, une motivation liée à une affection désordonnée envers ses sœurs cloîtrées, à un entêtement, voire une expression de toute-puissance d'adolescence, pourrait l'expliquer. Or, pour Thérèse, le discernement est clair. Son élection est indéracinable car elle s'est faite dans l'étape mystérieuse de la petite enfance – enfance dont Bernanos disait qu'elle est la période la plus importante de notre vie, puisqu'on s'y détermine pour ou contre Dieu. À quelques années d'écart, le récit de la démarche auprès de l'évêque de Bayeux puis du pape pour demander la dispense est relu avec un humour certain. Le ridicule des deux scènes est souligné, mais leur bien-fondé n'est nullement remis en cause par l'auteure, signe que la racine de la démarche était bonne. Il reste que le moment crucial du discernement est sans aucun doute la scène du départ de Pauline au Carmel, lorsque Thérèse est encore une enfant. En effet, la confirmation de l'élection vient de façon la plus paradoxale, en ce moment déchirant. Au moment où Thérèse prend conscience qu'elle perd sa seconde mère, Pauline, instant où la tentation de l'imaginaire est la plus forte (suivre un jour Pauline au couvent pour ne pas perdre une nouvelle fois sa mère), vient la confirmation intérieure : « Je le sentis avec tant de force qu'il n'y eut pas le moindre doute dans mon cœur, ce n'était pas un rêve d'enfant qui se laisse entraîner, mais la certitude d'un appel divin. Je voulais aller au Carmel non pour Pauline mais pour Jésus seul » (26, recto).

L'énergie que mettra cette jeune fille de quinze ans pour remuer ciel et terre afin d'honorer le plus tôt possible son élection d'enfance est vraiment impressionnante. Elle nous fait penser à la fameuse maxime du jésuite hongrois Gábor Hevenesi :

Telle est la première règle de ceux qui agissent :
Crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, et en rien de Dieu.
Cependant, mets tout en œuvre en elles, comme si rien ne devait être fait par toi, et tout de Dieu seul.

Elle décrit parfaitement à notre avis la mise en œuvre du grand choix de Thérèse. Sa foi appelle la mobilisation de toutes ses énergies pour agir en sonnant à toutes les portes. Cependant, une fois qu'elle a tout accompli en allant jusqu'au pape, elle renonce au fruit attendu de son initiative, mettant sa confiance en Dieu seul. Après cette expérience, elle saura, plus qu'une autre, ce que veut dire « s'en remettre à Dieu », maintenant qu'elle a fait librement tout ce qui était en son pouvoir.

​Le deuxième choix de vie

Cette maxime est aussi superbement illustrée dans le récit de la fameuse nuit de Noël 1886, qu'on peut considérer comme le second choix décisif, après celui de Sémallé : « Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l'enfance, en un mot, la grâce de ma complète conversion » (45, recto). Dans le récit, aucune trace de consolation forte. La conversion décrite est celle d'une émotion maîtrisée. La description reste sur le registre humain, plus précisément, corporel. Montant l'escalier, Thérèse entend les paroles désabusées de son père dans la pièce au rez-de-chaussée qui lui révèlent par surprise « l'envers du rideau ». Cela lui « perce le cœur ». Son « moteur intérieur » – le désir du « vrai de la vie », le « rejet de la feintise2 » – est touché par l'aveu de fatigue de son père pour la théâtralisation enfantine de Noël qui n'a que trop duré. Des larmes commencent à perler sur le visage de Thérèse. Céline, qui est en haut de l'escalier, l'invite à monter et à se détendre afin de ne pas gâcher la soirée. Or Thérèse se retourne (littéralement, opère une conversion) et descend prestement l'escalier, maîtrisant son plexus, pour jouer de bon cœur la théâtralisation de Noël comme une adulte saurait le faire et regagner la vraie joie de son père.

Que s'est-il passé ? Thérèse retrouve alors ce qu'elle avait perdu, sa « force d'âme » de petite enfant qui l'animait depuis son retour de Sémallé. Peu de temps avant sa mort, Thérèse se rappellera cet épisode, non d'abord comme un miracle, mais surtout comme un acte d'extrême énergie : « J'ai pensé aujourd'hui à ma vie passée, à l'acte de courage que j'avais fait autrefois à Noël... et la louange adressée à Judith m'est revenue en mémoire [...]. Bien des âmes disent : je n'ai pas la force d'accomplir tel sacrifice. Qu'elles fassent donc ce que j'ai fait : “un grand effort” » [Carnet jaune, 8.8.3]. Autant, dans le manuscrit A, Thérèse insiste sur le « petit miracle », le relisant à la lumière de « l'admirable échange » de l'Incarnation (« En cette nuit où il se fit faible et souffrant pour mon amour, il me rendit forte et courageuse ») et au dynamisme eucharistique qui la décentre d'elle-même. Autant, à la fin de sa vie, Thérèse insistera sur sa démarche de liberté, le don de poser un choix quasi instinctif, courageux, qui ouvrira la brèche de la guérison. Paradoxalement, l'épisode étudié précédemment du déploiement incroyable d'énergie pour forcer la porte du Carmel soulignait la gratuité du don. De son côté, cet épisode de Noël souligne la place essentielle de la décision, ce que Thérèse appelle, dans le paragraphe qui suit, la « bonne volonté », expression qu'il faut bien comprendre car, la plupart du temps, elle n'a rien de bonhomme...

​Le choix de combattre pour gagner ​

« Depuis cette nuit bénie, je ne fus vaincue en aucun combat mais, au contraire, je marchai de victoire en victoire » (44, verso). Cette phrase d'une audace inouïe sous-entend que d'autres combats furent perdus avant cette étape de Noël. Bien sûr, nous pensons au combat principal contre l'hypersensibilité qui la met souvent, contre son gré, en position d'autocentration. Nous pensons à tous les combats de ses maladies à la suite des deuils impossibles dont nous avons parlé, les combats liés à la maladie des scrupules qui la feront douter de l'authenticité de sa maladie, comme de la visite dont la Vierge un jour la bénit. Après la conversion de Noël, Thérèse indique que la nature des combats a changé. Ceux-ci seront tous gagnés, comme si l'œuvre de Thérèse et celle du Rédempteur n'en faisaient plus qu'une. Il est effectivement assez troublant, sauf erreur de notre part, de comprendre que ce que saint Ignace nomme le « combat – ou agitation – des esprits » est rapporté dans le manuscrit A, seulement aux alentours de la prise de voile et de la profession religieuse. Dans les moments de désolation, et Dieu sait s'il y en a eu après la conversion de Noël, aux moments les plus pathétiques où l'affectivité est aux prises avec la contradiction, Thérèse mentionne le plus souvent « une grande paix au fond de son âme ». À la fin de la visite chez l'évêque de Bayeux, « [son] âme était plongée dans l'amertume mais aussi dans la paix » (55, verso) ; après l'échec de sa demande au pape Léon XIII, elle écrit : « Au fond du cœur, je sentais une grande paix […] mais cette paix était au fond et l'amertume remplissait mon âme car Jésus se taisait » (64, recto). L'épreuve la plus difficile fut sans doute le délai surprise demandé par le Carmel. Ici, Thérèse mentionne des larmes, mais pas cette paix en rivière souterraine, tant le choc fut rude. Les autres moments de combat sont ceux contre la volonté propre. Les relatant souvent avec une grande précision, Thérèse comprend d'intuition que l'ascétique est essentiel puisqu'il est au service de la mystique. Outre les combats de force 7 relatés dans le manuscrit C, le combat qui nous marque le plus est celui de la jeune novice qui se cramponne à la rampe d'escalier3 pour ne pas frapper à la porte de sa supérieure et lui demander des permissions « afin de trouver quelques gouttes de joie » dans sa solitude. Vingt, trente fois par jour, elle affronte cette tentation de trop s'attacher à mère Marie de Gonzague. Thérèse connaissait d'expérience le piège du cocon affectif qui mettrait à mal sa croissance d'adulte. Ce combat de la liberté fut déterminant car sa victoire remportée à grand prix lui permettra d'exprimer plus tard, avec là aussi une infinie justesse, ce qu'on appelle aujourd'hui la voie d'enfance spirituelle.

​Le choix du combat du roi

S'il y eut si peu de « combats des esprits » après l'année 1886, il faut alors en déduire que le rêve de Thérèse, lorsqu'elle avait quatre ans, s'est réalisé.

Une nuit, j'avais rêvé que je sortais pour aller me promener seule au jardin […]. Devant moi, se trouvaient deux petits diablotins [qui] dansaient avec une agilité surprenante […]. Tout à coup, ils se jetèrent sur moi leurs yeux flamboyants, puis, au même moment, paraissant bien plus effrayés que moi, ils […] allèrent se cacher […]. Les voyant si peu braves, je voulus savoir ce qu'ils allaient faire et je m'approchai. Les pauvres diablotins étaient là […], ne sachant comment faire pour fuir mon regard […]. Quelquefois, ils s'approchaient de la fenêtre, regardant d'un air inquiet si j'étais encore là et, me voyant toujours, ils recommençaient à courir comme des désespérés [10, verso].

Thérèse donc « ne [fut] vaincue en aucun combat » après la fête de Noël 1886, comme si le combat des esprits avait été remporté durant les désolations de la deuxième période de sa vie, depuis le décès de sa mère jusqu'à la conversion de Noël. La fameuse « course de géant » pouvait alors commencer.

Ainsi peuvent se comprendre les deux phrases au demeurant énigmatiques qu'elle retient de ses entretiens avec son confesseur, le père Pichon : « Remerciez le Bon Dieu de ce qu'il a fait pour vous car, s'il vous abandonnait, au lieu d'être un petit ange, vous deviendriez un petit démon », et « Que notre Seigneur soit toujours votre supérieur et votre maître des novices » (70, recto). Le combat spirituel de Thérèse se situe sur une ligne de crête. Son intelligence amoureuse d'enfant et sa volonté de combattante sont tellement engagées que, sans un incessant abandon dans les mains du Christ et de la Vierge Marie, Thérèse, laissée à elle-même, serait perdue. Ne pas s'éloigner de ce qu'Adrien Demoustier nomme le « dynamisme consolateur », ne serait-ce qu'un instant, est là son principal combat, sa croix d'amour. Se laisser sauver d'instant en instant, par la miséricorde du Père. C'est pour cette raison que le père Pichon fait ce vœu, qu'elle ait le Seigneur lui-même comme supérieur et maître des novices. Nul doute que le bon père ne dirait pas cela à tous les religieux ou toutes les religieuses qu'il accompagne, l'anarchie régnerait tôt ou tard dans les couvents qu'il visite ! Il a en mémoire les conseils de saint Ignace de tout faire pour « laisser le Créateur agir sans intermédiaire avec sa créature, et la créature avec son Créateur et Seigneur4 ». Il s'aperçoit que Thérèse est arrivée à une étape où « le Créateur se communique lui-même à l'âme fidèle, l'enveloppant dans son amour et sa louange et la disposant à entrer dans la voie où elle pourra mieux le servir à l'avenir5 ». Alors qu'elle est prise dans le dynamisme consolateur, un accompagnateur, fût-il grand sage, ne peut faire grand-chose d'autre que de l'écouter.

​Le choix entre les consolations

Son discernement à propos des différents types de consolations est à notre avis une clé de sa relecture de vie. Aborder ce thème nécessiterait un article en soi. Contentons-nous d'aborder brièvement chacune de ses acceptions. Le premier sens du mot « consolation » était fréquent dans le vocabulaire religieux de l'époque et signifiait un réconfort moral dans la peine. Le mot était souvent au pluriel et le verbe à la forme pronominale (« se consoler », « se rassurer », c'est-à-dire « compenser un manque »)6. Thérèse emploie ici ou là cette acception courante, mais ses emplois du terme rejoignent le sens biblique du terme signifiant les moments où Dieu lui-même vient revivifier le dynamisme intérieur d'une personne, « le léger zéphyr semblable à celui qu'entendit sur la montagne notre père saint Élie » (76, verso) décrit par Thérèse le jour de sa profession. Un passage du manuscrit A relatant la première communion, illustre cette acception :

La veille de ces heureux jours, Marie me prenait le soir sur ses genoux et me préparait comme elle l'avait fait pour ma première communion ; je me souviens qu'une fois elle me parla de la souffrance, me disant que je ne marcherais probablement pas par cette voie mais que le Bon Dieu me porterait toujours comme une enfant… Le lendemain après ma communion, les paroles de Marie me revinrent à la pensée ; je sentis naître en mon cœur un grand désir de la souffrance et, en même temps, l'intime assurance que Jésus me réservait un grand nombre de croix ; je me sentis inondée de consolations si grandes que je les regarde comme une des grâces les plus grandes de ma vie. La souffrance devint mon attrait, elle avait des charmes qui me ravissaient sans les bien connaître. Jusqu'alors, j'avais souffert sans aimer la souffrance ; depuis ce jour, je sentis pour elle un véritable amour. Je sentais aussi le désir de n'aimer que le Bon Dieu, de ne trouver de joie qu'en Lui. Souvent, pendant mes communions, je répétais ces paroles de l'Imitation : « Ô Jésus ! douceur ineffable, changez pour moi en amertume toutes les consolations de la terre », cette prière sortait de mes lèvres sans effort, sans contrainte ; il me semblait que je la répétais, non par ma volonté, mais comme une enfant qui redit les paroles qu'une personne amie lui inspire… [36, recto].

Cette page est capitale car elle fonde un des aspects les plus délicats de la vocation de Thérèse, son accueil de la souffrance. Par ailleurs, cette page décrit admirablement le processus de la consolation spirituelle. Tout part d'une conversation avec sa sœur Marie (« Toi, le Bon Dieu te protégera. Donc, tu ne souffriras pas »). Puis, le lendemain, affleure à sa pensée le souvenir de la conversation, accompagné d'une puissante motion intérieure invitant à une pensée opposée (le Christ m'appelle à le suivre en portant sa croix) et d'une « inondation de consolation » (paix et joie). Dans les jours qui suivent, une phrase de l'Imitation revient, tel un indicatif : « Ô Jésus, changez pour moi en amertume toutes les consolations de la terre », portée par le mouvement intérieur de consolation qui se prolonge. La consolation reçoit ici son acception la plus profonde. Elle n'est plus un bien qu'on demande, elle est un moment qui survient à l'improviste et qui invite ou confirme l'appel entendu. Elle est un plaisir qui diffère de tous les autres car, reçu d'un Autre, il n'exclut pas le déplaisir. Et ce plaisir pousse vers une nouvelle façon d'aimer sans être envahi du souci de réalisation de soi. Cette nouvelle acception, Thérèse l'a faite sienne. Sa phrase, au demeurant sibylline, en témoigne : « Mes consolations, c'est de n'en pas avoir sur la terre. »

***

L'histoire de Thérèse de Lisieux est si incroyable qu'elle déplace les problématiques habituelles. Elle n'est donc pas une baptisée comme les autres. Tout en étant comme chacun de nous, fils et « fille de l'Église », son chemin est vraiment singulier. Nous nous sommes risqués à voir comment Thérèse discernait ses choix et les relisait. Il nous a paru étonnant qu'elle ne relate pas les moments où elle s'interroge sur le chemin à prendre. Pour elle, le choix de la bonne route semble clair. Tout est vu. Reste la décision, c'est-à-dire la mise en œuvre du choix, sur laquelle elle concentre toute son énergie. Voici notre conclusion : le manuscrit A ne relate pas d'abord les différents choix de Thérèse, mais ses décisions. Reprenant l'intuition de Denis Vasse, le premier grand choix de Thérèse nous a paru d'autant plus fort qu'il n'est pas mentionné dans le manuscrit A. En bon lacanien, le père Vasse établit un rapprochement argumenté entre le prénom de la nourrice Rose et la symbolique de la rose qui court dans tous les écrits, jusqu'à la fameuse pluie de roses qu'elle annonça se poursuivre par-delà sa mort. Signe que le premier choix est, à notre avis, la bonne racine de tous les autres. Il est aussi étonnant de voir à quel point le choix instinctif et courageux de Noël 1886 est le pivot d'une libération. Nous comprenons mieux pourquoi, dans la suite de ses écrits, Thérèse, tout en se voyant une enfant préservée, se considère bel et bien comme une sauvée, à l'instar de Marie Magdeleine. Le Seigneur a vraiment enlevé la pierre de son chemin. Il lui a fait sauter la digue qui empêchait le torrent de vie de retrouver son flot jaillissant, ce dynamisme consolateur qui l'emportera à travers son offrande à l'Amour miséricordieux, jusque vers les grands abîmes de la Rédemption. La maxime de Hevenesi, qui exprime l'alliance paradoxale de la nature et de la grâce, pourrait être reprise à notre avis pour interpréter d'autres passages. Ces interprétations viendraient confirmer, s'il en est besoin, cette expression magnifique de frère Roger : « Thérèse, c'est Luther qui a réussi ! » Tout venait d'elle et tout venait de Dieu. Tout venait d'elle, car tout est venu de Dieu. Telle était sa manière de faire des choix.

1 Denis Vasse, La souffrance sans jouissance ou le martyre de l'amour, Seuil, 1998, p. 43.
2 L'autre moteur étant de ne rien accomplir à moitié. Cf. Pierre d'Ornellas, Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, Mame – Cerp – École cathédrale, 1997, p. 15.
3 Décidément, la cage d'escalier est son lieu symbolique pour les combats fondamentaux !
4 Ibid., n° 15.
5 Ibidem.
6 N. Rousselot, Consolation et désolation. L'expérience de la résurrection dans la spiritualité jésuite, Lessius, 2014.