Préf. M. Fédou. Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 2011, 628 p., 46 €.   

Heureux celui qui, le premier, eut l’idée du sous-titre ! En effet, en refermant ce volume, on se dit que si le titre est légitime, articulant les deux axes théologiques du propos, le sous-titre dit encore mieux ce qui en fait l’intérêt : une « anthropologie théologique ». Car si le P. Joseph Wresinski mérite le titre de théologien, c’est à la hauteur de son expérience des hommes, et la théologie qui en est sortie est entièrement faite de pâte humaine. Toute la question était d’expliciter cette théologie, de la systématiser, non pour l’assécher, mais pour permettre de lire et entendre les écrits de Wresinski. Il fallait d’abord faire un récit de vie du fondateur d’ATD Quart-monde. La première partie du livre y est consacrée, respectueuse sans être hagiographique, ordonnée à la compréhension de la vision théologique, à ce qui en est le terreau – en cohérence avec la méthode mise en oeuvre par le P. Joseph lui-même, qui utilisait le récit comme un art de raconter la vie, rassemblant les morceaux épars de la conscience, afin de révéler la filiation intérieure qui la structure : « L’écriture du père Wresinski apparaît comme une mémoire de la vie, objet d’intériorisation, de relecture et de réécriture visant à faire émerger le sens inaccessible à un pur récit historique. [...] Le récit est au service de la dignité, en reconfigurant le sujet blessé qu’il grandit, dans une dynamique que l’on peut qualifier de salvifique. » Joseph Wresinski racontait ainsi souvent l’histoire d’un prêtre qui visitait sa mère (mais ces paroles nous pourrions les reprendre pour parler de lui) : « Il venait voir ma mère comme il venait voir toutes les autres. Il venait la voir, elle, la plus pauvre du quartier, et il lui donnait deux heures. [...] Il n’était pas pressé. Il avait le temps. Il avait le temps de Dieu. C’est ça un prêtre. C’est le dispensateur du temps de Dieu. » Quelle définition du sacerdoce ! Et seul le récit peut la révéler et la formuler de façon ajustée. L’oeuvre de Joseph Wresinski est tout sauf livresque. Loin de tout carcan scolaire, son écriture naît d’un double va-et-vient : entre les Écritures et son expérience avec les plus pauvres ; entre lui et ses collaborateurs. Si bien qu’il s’agit d’une écriture communautaire, d’une « pensée en dialogue » au sens le plus exact du terme, d’une « écriture partagée » où l’on peut reconnaître « la mise en oeuvre d’un partage du savoir, en cohérence avec le contenu de la réflexion ». Ce « style » théologique offre une véritable connaissance de la connaissance : seule la longue pratique aimante et ouverte permet un véritable esprit critique ; l’esprit d’enfance est au coeur de la connaissance, il traduit « la dimension filiale de l’épistémé » que les très pauvres manifestent et qui constitue l’origine même de tous les savoirs. Fort de cet enracinement solide dans l’humus de tout homme, Amaury Begasse de Dhaem – jésuite belge, professeur à l’Université Grégorienne à Rome – peut nous conduire vers les percées théologiques (on aurait pu aussi bien écrire, sans affadir l’un et l’autre terme, « spirituelles ») de Joseph Wresinski. La préface de Michel Fédou (enseignant au Centre Sèvres où ce travail a pris naissance) a fort bien mis en valeur la nouveauté de la « christologie de l’Ascension » qui vient équilibrer le thème de la kénose. On pourrait aussi être sensible au point de départ : l’expérience du péché comme fracture des êtres, solitude, mépris de soi et défiance : « L’épreuve du déni d’humanité que représente, en son fond spirituel et anthropologique, l’expérience de la misère, fait surgir, dans la mémoire des formes variées où la résistance s’exerce au quotidien, l’irréductible affirmation de la transcendance inconditionnelle de l’homme par rapport à l’univers, qui semble pourtant l’écraser. » Là, dans cette expérience de la misère – que le P. Wresinski appelle une « brisure de l’image » –, s’expérimente la filiation divine, antérieure à toute autre : « La filiation définit l’homme dans son identité ontologique et axiologique d’être-en-dette (il se reçoit d’un autre) et d’être-de-don (il réalise sa qualité de sujet en redonnant le don, à la manière de la circumincession trinitaire), et par là dans sa mission de participation à la vie sociale et culturelle. » Voilà une théologie et une anthropologie mutuellement fondées, dans un même mouvement d’existence. Voilà aussi tout un programme politique et social. Car ce livre atteste que l’oeuvre de Joseph Wresinski est majeure non seulement pour tout chrétien qui cherche à penser avec sérieux la pauvreté du Christ, mais aussi pour tout homme de bonne volonté qui cherche à penser avec sérieux la pauvreté de l’homme et la culture propre à la pauvreté, qui est le sujet véritable de l’Église comme de l’histoire des hommes.