« Tais-toi ! », déclare Jésus en s'adressant à la mer déchaînée qui menace d'engloutir la barque où, avec ses disciples, il est en grand péril (Me 4,39). Souvent, on rapproche cette injonction de celle qu'on rencontre en Me 1,25, quand Jésus, s'adressant à l'esprit impur qui torture un possédé, lui ordonne : « Tais-toi, sors de cet homme !» II ne faudrait pas en conclure pour autant que, dans le récit de la tempête, Jésus s'adresse à la mer comme à une personne. Plus simplement et plus directement, Jésus, les apôtres, les évangélistes suivent les représentations de leur époque : ils considèrent la mer comme le domaine des forces démoniaques et comme un abîme mortel capable d'engloutir les hommes assez fous pour se risquer à l'affronter. C'est à cause de ces représentations culturelles que L'Apocalypse (20,13 et 21,1) décrit ainsi le triomphe eschatologique de Dieu : « La mer rendit les morts (...), et désormais, il n'y a plus de mer. »
Anticipant et préfigurant ce triomphe définitif, Jésus s'adresse en maître aux puissances démoniaques de la mort et réussit à les faire taire. A travers ce récit de la tempête et du calme imposé, le lecteur est conduit à lire, d'une part, la description de la passion qui mit en péril mortel Jésus avec ses apôtres, d'autre part l'annonce de la résurrection, où Jésus, vainqueur des forces adverses, maîtrise la mort.
Ainsi donc, le silence ici imposé ne concerne ni la rumeur du monde, ni le tumulte des passions ; il s'agit, d'abord et avant tout, pour Jésus, de maîtriser la mort ; et, pour nous, de nous unir au Christ pour prendre part à son triomphe sur la mort.


La tempête du Vendredi saint


Cependant, le récit évangélique nous réserve une surprise : les apôtres, avec une confiance touchante, s'étaient tournés vers Jésus afin qu'il les sauve. Or le Christ leur adresse un dur reproche : « Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n'avez pas encore de foi ? » Dans la logique du récit, il est difficile de comprendre cette phrase. En réalité, le lecteur est obligé de se référer à ce qui est décrit en filigrane : à l'approche de la passion et durant la tempête du Vendredi saint, les apôtres se sont trouvés en grand péril. Ils n'ont cessé d'en appeler au Christ afin que l'épreuve les épargne tous (voir, par exemple, Me 8,31- 33). Lui, loin d'exaucer leur prière, les exhorte à le suivre. Bref, demander à Jésus que la tempête les épargne, que les difficultés disparaissent sur leur chemin, qu'ils échappent à la mort, que le tumulte des forces adverses s'atténue et disparaisse, tout cela relève d'une illusion dangereuse. C'est seulement en passant à travers la fureur des flots, les persécutions, les difficultés innombrables, les cris narquois de la mort, qu'il est possible, en suivant le Christ avec la certitude d'un salut promis, de parvenir au calme et au silence de la vie bienheureuse.
Pour la foi, le but n'est donc pas d'établir tout de suite le silence face au tumulte du monde et aux rumeurs, qui, des profondeurs de l'âme, peuvent effrayer le chrétien. Evidemment, il n'est pas interdit d'utiliser tous les moyens psychologiques et moraux pour faire le silence en soi. Sans mépriser la belle attitude des stoïciens, ni le paisible détachement enseigné par le bouddhisme, le croyant se situe autrement, il puise dans sa foi et dans son espérance la certitude de vivre dès maintenant avec le Christ ressuscité, près du Père : « Il nous a ressuscités et fait asseoir dans les deux en Jésus Christ » (Ep 2,6).
Cependant, il est possible, vraisemblable, souhaitable, qu'à la longue cette attitude de foi produise des effets pacifiants et conduise le croyant à trouver la paix et le silence au plus profond de son esprit. La caractéristique de cette paix silencieuse, c'est qu'elle coexiste avec l'acceptation des épreuves, des souffrances, des persécutions et de la mort. C'est seulement en les assumant et en passant à travers ces tempêtes que le croyant peut parvenir à la paix divine.


L'autre silence


Allons encore plus loin : du récit de la tempête apaisée (Me 4,35- 41), passons à l'exorcisme de Me 1,21-28 : « Il y avait dans leur synagogue un homme possédé d'un esprit impur ; il s'écria : "De quoi te mêles-tu, Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour nous perdre. Je sais qui tu es : le Saint de Dieu." Jésus le menaça : "Tais-toi et sors de cet homme ! " » Selon un premier niveau d'interprétation, nous pouvons apprécier les jeux de mots contenus dans les paroles de l'esprit impur : opposition entre l'esprit impur et le Saint de Dieu ; opposition entre le nom de Jésus (« le Seigneur sauve ») et le reproche à lui adressé : « Tu es venu pour nous perdre. » Tout cela n'impressionne pas Jésus qui, par la puissance de sa parole, calme l'agitation de l'esprit démoniaque et lui ordonne de s'en aller. Cette compréhension du texte est exacte. Cependant, le récit et son contexte suggèrent d'aller plus loin et de prendre en considération ce sur quoi porte l'ordre de garder le silence. Dans le récit, l'esprit impur vient de révéler l'identité de Jésus : « Je sais qui tu es : le Saint de Dieu », et, quelques versets plus loin, il est dit de Jésus qu'il « ne laissait pas parler les démons, parce qu'ils savaient qui il était » (1,34).
Tout cela est étrange. Ne serait-il pas préférable que Jésus laisse parler les démons ? Ainsi, il serait révélé aux hommes dans toute sa visibilité de Fils de Dieu, de Saint de Dieu, de Messie. Ainsi, il pourrait utiliser son autorité divine pour imposer la volonté de son Père à tous les hommes, spécialement aux impies. En réalité, Jésus considère une telle révélation comme intempestive. Qu'est-ce que cela veut dire ? Quelle est la signification de son attitude ?
Sur le silence ainsi imposé concernant le messianisme de Jésus, de multiples hypothèses ont été proposées. Sans exclure d'autres solutions, nous allons en privilégier une, qui nous permettra d'entrevoir comment la révélation évangélique, à partir de ce silence imposé, projette quelques lumières fondamentales sur le mystère du Verbe incarné et sur notre foi. Parfois, on étudie un par un ces passages où Jésus oblige les démons, les personnes guéries, les apôtres, à ne rien révéler de sa dignité messianique. On propose alors diverses explications tantôt psychologiques, tantôt théologiques, tantôt adaptées aux problèmes de la communauté primitive. Mais, en réalité, à travers tout l'évangile de Marc, cet ordre de se taire constitue une série impressionnante. Et il s'agit d'en rendre compte. D'autant plus qu'il existe dans cet évangile d'autres séries concernant l'incompréhension, la tentation messianique, le titre de Fils de Dieu, qui toutes convergent vers la croix. Notre « tais-toi ! » de 1,25 appartient à ce vaste ensemble.
Tout se passe comme si le Christ, chez Marc, voulait empêcher les démons et les hommes de révéler sa dignité de Messie et de Fils de Dieu. Ce n'est pas parce qu'il accomplit des actes de puissance (guérisons, exorcismes, multiplication des pains, marche sur les eaux, tempête apaisée, résurrection), ce n'est pas non plus parce qu'il se révèle aux apôtres dans la majesté de la Transfiguration que les hommes, ses contemporains et les lecteurs de l'Evangile, devraient reconnaître en lui le Messie et le Fils de Dieu (comparer Me 6,51-52 et Mt 14,33). Ce qui est en jeu, c'est l'idée que l'on peut, que l'on doit se faire du Messie, du Fils de Dieu. Si un acte de puissance est capable de nous faire reconnaître en Jésus le Fils de Dieu, cela va seulement contribuer à enraciner dans nos esprits l'idée qui s'y trouve déjà spontanément : la puissance caractérise la filiation divine. Or il se trouve que, sans pour autant nier cet aspect qu'il faudra expliciter plutôt à partir de sa résurrection, Jésus est venu nous révéler que son être de Fils de Dieu consiste en une réalité bien plus profonde que toute puissance miraculeuse et toute autorité en paroles.


Qui donc est Dieu ?


La voix céleste (Me 1,11 et 9,7) révèle bien au lecteur que Jésus est dès le début Fils de Dieu : c'est bien en tant que Fils de Dieu qu'il vit dans l'humilité et qu'il se laisse conduire à la croix. Cependant, pour Marc, ce ne sont pas les miracles, les exorcismes, les paroles d'autorité, qui permettent de donner un contenu aux titres de Messie et de Fils de Dieu. Est-ce la résurrection ? On serait tenté de le penser si l'on tient compte du commandement donné par Jésus à ses apôtres juste après la Transfiguration : « Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les morts » (9,9). Or il se trouve que Marc, en fonction de sa profonde christologie, anticipe en quelque sorte l'abolition du secret messianique : au milieu de la passion, au cours du procès, Jésus chez Marc laisse entrevoir qui il est. Au Grand Prêtre qui lui demande : « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? », il répond : « Je le suis, et vous verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite du Tout-puissant et venant avec les nuées du ciel » (14,61-62). Dès ce moment, le Christ arrêté, ligoté, accusé, peut de manière officielle dévoiler son identité. Pour lui, être Messie et Fils de Dieu, ce n'est pas, d'abord et avant tout, être capable de réaliser des actes de puissance ni d'imposer sa loi, encore moins de châtier les impies, mais de respecter sans limites la liberté des hommes, sans faire obstacle aux noirs desseins de ses ennemis. Il révèle que sa messianité et sa filiation divine reposent sur un amour incompréhensible, un respect « exagéré » de la liberté des hommes.
Les ennemis de Jésus révèlent malgré eux la véritable identité de Jésus quand ils crachent sur lui et lui disent : « Fais le prophète ! » (14,65). C'est à ce moment-là que Jésus se manifeste parfaitement comme prophète en tant que Fils et qu'il dit Dieu. La voix céleste, lors de la Transfiguration, avait déclaré : « Celui-ci est mon Fils bien aimé. Ecoutez-le » (9,7). Ainsi, tout ce que le Fils allait dire et faire durant la passion était annoncé comme la parole d'un nouveau Moïse, comme une nouvelle Loi, comme une suprême prophétie.
La première personne à confesser le mystère de la filiation divine de Jésus, c'est le centurion qui, au moment de la mort de Jésus, s'écrie : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » (15,39). Le secret de la filiation divine, le fondement de sa filiation, c'est son amour déraisonnable pour les hommes ; c'est, plutôt que de résister et de s'imposer, le don qu'il fait de sa vie. Dès lors, nous pouvons donner un juste contenu à ces titres de Messie et de Fils de Dieu, et les appliquer à Jésus.


Les tentations du Messie


En parallèle à cette série qui, imposant le secret messianique, cherche à préserver et révéler la véritable identité de Jésus, d'autres séries vont dans le même sens et donnent encore plus de poids à cette christologie. Selon plusieurs récits, Jésus est « tenté » par Satan ou par les pharisiens. A certains moments, comme à Gethsémani ou sur la croix quand les scribes lui demandent d'en descendre afin qu'ils puissent croire en lui, Jésus est « tenté ». Quand l'esprit impur (en 1,24) proclame ouvertement l'identité de Jésus : « Je sais qui tu es : le Saint de Dieu », il s'agit là aussi d'une tentation : « Révèle qui tu es et agis en conséquence. »
Comment comprendre ces tentations qui, du début à la fin de sa ~" vie, ont assailli le Messie ? S'agit-il de faire tomber Jésus dans le péché, ce qui supposerait, en lui, une certaine connivence avec le mal ? En réalité, il ne s'agit pas pour le Christ de choisir entre le bien moral et le mal peccamineux. La tentation ici est subtile. Il faut choisir entre deux voies apparemment bonnes : imposer la volonté de Dieu par des miracles prodigieux ou, au contraire, permettre aux impies de triompher en chassant ce Messie gênant. Les deux voies apparaissent bonnes, surtout la première, tandis que la seconde est déraisonnable. Ne conviendrait-il pas, pour l'honneur de Dieu et la dignité de Jésus, de manifester clairement la gloire, la puissance et l'autorité du Père céleste ? Et si les hommes résistent, ne conviendrait-il pas, pour leur bien, de les impressionner, de faire acte d'autorité, au besoin de les forcer ? Tout cela n'est-il pas normal, raisonnable, recommandable ? Voilà la tentation, c'est-à-dire l'illusion spirituelle, qui sollicite Jésus. S'il y succombait, le Dieu qu'il révélerait serait le Dieu bon, tout-puissant et miséricordieux des religions, tel que les hommes l'imaginent et le cherchent, mais ce ne serait pas le Dieu de Jésus Christ, qui se définit comme amour humble, l'ami des pécheurs, le serviteur des hommes (voir Le 12,37). Quand l'esprit impur essaie de proclamer Jésus avant son heure dans un contexte d'exorcismes et de miracles, c'est-à-dire avant que le Christ n'ait, par la passion et la croix, révélé que son être s'identifiait au don de lui-même par amour jusqu'au sacrifice de sa vie, il s'agit là d'une tentation qui est repoussée par un vigoureux : « Tais-toi ! »
La série des incompréhensions concernant les paroles et les actes de Jésus ne cherche pas à souligner ce qu'il y a de borné dans la foule et chez les apôtres, mais à faire sentir au lecteur l'aspect déconcertant et incompréhensible de la conduite du Christ.


Un Dieu tout autre


Ainsi, ces diverses séries s'attachent à déraciner de nos esprits les idées préconçues concernant le Fils de Dieu. Elles nous aident à recevoir la nouveauté de l'étonnante révélation que Jésus nous apporte. Cette révélation concerne en premier lieu Jésus. Mais, puisqu'il est Fils de Dieu, image du Père, cette révélation concerne Dieu le Père. Ce n'est pas sans résistance que nous acceptons cette conclusion. Au cours des siècles, les subterfuges, les prétextes n'ont pas manqué pour détourner les chrétiens d'une théologie à ce point déraisonnable. L'incompréhension soulignée par Marc existe encore maintenant, car elle heurte notre sens religieux de la divinité.
Quand Jésus invite ses auditeurs à la conversion : « Convertissez-vous et croyez à l'Evangile » (1,15), il les exhorte non pas d'abord à modifier leur façon d'agir (ce serait un autre verbe), mais, en premier lieu et avant tout, à modifier leur pensée, c'est-à-dire l'idée qu'ils se font de Dieu et de son envoyé. Le reste suivra. Car tout dépend de l'image que nous nous faisons de Dieu ou que nous recevons de lui ; tout dépend du lien qui s'établit alors entre lui et chacun de nous. C'est la mission du Fils de Dieu de nous révéler, par ses paroles et sa manière d'agir, l'identité profonde de son Père. Or il se trouve que, trop souvent, on cherche à établir un lien étroit entre Jésus et son Père, soit dans sa préexistence, soit dans sa glorification, tandis qu'on tente d'établir une nette distinction entre Dieu et Jésus dans sa vie humaine, spécialement dans sa passion. Bref, dans nos réflexions concernant le Christ et Dieu son Père, nous sommes trop souvent prisonniers de nos conceptions naturelles de Dieu, nous avons beaucoup de mal à accepter une révélation qui nous déconcerte. C'est à cette illusion spirituelle, représentée par l'esprit impur de 1,23-28, que le Christ dit : « Tais-toi ! » Tout homme doit museler le tumulte de ses passions pécheresses ; mais, plus important et plus difficile, il doit imposer le silence aux illusions spirituelles qui ne cessent de solliciter son discernement endormi.
En réalité, chez Marc, il n'est pas nécessaire de remonter dans la préexistence de Jésus ni de s'accrocher à sa glorification pour découvrir la réalité de sa filiation divine. Il est préférable de contempler sa vie humaine dans ce qu'elle a de très humble et sa passion dans ce qu'elle a d'abaissé pour découvrir le mystère de sa divinité, et, à travers cette révélation, de contempler Dieu le Père.

* * *

Attirés par ce vigoureux « Tais-toi ! » employé deux fois par Jésus dans l'évangile de Marc, nous pensions y trouver une clef pour combattre le fracas de nos ennemis, le bruit du monde extérieur, la fureur et la violence de nos propres pulsions. Une lecture attentive des deux passages nous orientent vers une autre direction. Il y a bien, dans le récit de la tempête apaisée, un ordre donné à la mort et à toutes les inquiétudes qu'elle peut susciter en nous. Cependant, pour atteindre le calme de la vie éternelle, il est nécessaire d'accepter de passer à travers le bruit des souffrances, de la passion, de la mort, du moment que tout cela est vécu avec le Christ comme un témoignage de notre amour pour l'humanité.
Le récit de l'exorcisme, où le Christ empêche l'esprit impur de proclamer son messianisme, nous entraîne vers une profonde compréhension de la filiation divine : celle-ci ne se révèle pas dans les actes de puissance, dans les prodiges, dans une autorité qui s'impose, mais dans un amour humble et humilié. Cet amour, Jésus le reçoit de son Père, et il nous le communique. C'est cela, la foi chrétienne. Elle est très différente de l'impassibilité. Quant à la sérénité et à la paix, elles ne sont pas des buts à privilégier. Lorsqu'elles surviennent, elles sont la conséquence d'une foi enracinée dans l'humble amour de Dieu pour nous.