Y a-t-il aujourd'hui, pour nous, une méthode de vie, un chemin bien ordonné qui nous permette d'aboutir à ce qu'on peut appeler la vie bonne ? Ou bien sommes-nous condamnés à la perplexité, à l'action au jour le jour, à la confusion ? Est-il devenu impossible de se construire et de se conduire soi-même ?

Il est hors de doute que la tradition chrétienne a proposé une et même des méthodes pour parvenir à ce qu'elle appelle « la perfection » ou en tout cas pour s'en approcher. Il est hors de doute, également, que ces méthodes et cette visée même sont aujourd'hui, pour beaucoup de gens, sans intérêt, usées, voire détestables. Que s'est-il passé et que pouvons-nous faire ?

Maintenir l'ascèse

J'insisterai […] sur l'aspect ascétique. Ce que ce mot évoque sans doute pour nous, c'est l'effort, c'est l'application volontaire, soutenue, rigoureuse, pour mater les passions, les mauvais désirs, le laisser-aller naturel. Il faut, si j'ose dire, s'imposer à soi-même un dressage sévère, qui porte sur tous les aspects de la vie : le sommeil, la nourriture, le travail, les loisirs, l'emploi du temps ; et sur tous les « mouvements de l'âme » : l'impatience, la colère, la sensualité, le goût du pouvoir, tout ce qui est revendication individuelle du désir. Cette « maîtrise » implacable concerne le comportement extérieur, mais aussi « l'intérieur » : elle doit aller jusqu'aux pensées. Le « parfait » est celui qui a extirpé jusqu'aux racines son « amour-propre », c'est-à-dire l'attachement à soi-même.

Cette brève évocation fera peut-être sourire : « On n'en est plus là », songe-t-on. À d'autres, elle fera grincer les dents : ils ont connu, dans leur formation ou leur « état de vie », ce régime sans concession ; ils en ont souffert, parfois atrocement ; ils en sont sortis, non sans peine. À quoi bon, alors, évoquer ce système « répressif », cette « religion de papa », ou « de grand-papa » ? Nous avons autre chose à faire !

Je crains qu'on ne puisse s'en débarrasser si vite, et pour plusieurs raisons. D'abord, il n'est pas du tout sûr que ce « système » ait simplement disparu. Il semble même qu'on en retrouve au moins quelque analogue partout où, spécialement, une collectivité est résolument orientée selon un but qui commande tout et demande tout. La question qui ne peut pas ne pas venir à l'esprit est alors : notre liberté serait-elle, au moins pour une part, notre faiblesse ? Serions-nous incapables de mobiliser notre énergie, toute notre énergie, pour ce qui seul vaut la peine de vivre ?