La misère anéantit, broie les personnes et les familles, ronge et détruit de l'intérieur. D'où, alors, les personnes victimes de la misère tirent-elles leur confiance et leur espérance ? Quel est ce ressort mystérieux qui les fait tenir debout, malgré tant d'épreuves accumulées ? Lorsqu'on essaie de cheminer aux côtés des plus pauvres, l'interrogation est inévitable.

On pourrait alors chercher une base solide, des fondations qui « tiennent » malgré les assauts de la misère. Or les choses ne sont pas si simples, pour deux raisons. D'abord, la misère atteint et abîme une personne tout entière, sans rien laisser de côté. Ensuite, il est fréquent que la misère se perpétue de génération en génération, de sorte que les vies des plus pauvres ne se partagent pas entre une partie atteinte par la misère et une partie indemne de celle-ci. C'est souvent toute leur existence qui se trouve marquée par la disqualification, la misère et l'enchaînement des épreuves.

Je partirai d'une recherche menée en 2022 avec des membres de la communauté du Sappel1, dont beaucoup ont l'expérience de la grande précarité2. Nous avons médité sur ce que recouvre l'espérance, en nous appuyant sur l'itinéraire de Moïse dans l'Exode et sur les mots de l'Apôtre Paul dans la lettre aux Romains (Rm 5, 2-5) :

Nous mettons notre fierté dans l'espérance de la gloire de Dieu. Nous mettons notre fierté non seulement en elle, mais aussi dans nos détresses, sachant que la détresse produit la persévérance, la persévérance la résistance, la résistance l'espérance. Et l'espérance ne fait pas honte, car l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit saint qui nous est donné3.
La détresse produit la persévérance

Nous imaginons spontanément qu'une personne confrontée à une épreuve doit puiser dans ses ressources psychologiques et spirituelles de quoi faire face à cette crise et la traverser. En va-t-il ainsi avec la misère, qui se présente comme une redoutable permanence, un enchaînement indéfini de « galères », voire la reproduction d'injustices et d'humiliations, d'une génération à l'autre ? Autrement dit : le cœur des personnes en très grande précarité recèle-t-il une part demeurée hors d'atteinte de la misère ? Serait-ce vrai de celles qui demeurent enfoncées dans une vie tout en bas, là où nul ne parvient à les rejoindre vraiment ? Nos référentiels basculent et notre idée d'une part humaine préservée, intacte, devient soudainement floue et incertaine. Voilà pourquoi la « détresse » des plus pauvres fait si peur au reste de l'humanité : non seulement parce que nul ne voudrait subir le même sort, non seulement parce que le sentiment de bonheur peut laisser place à une honte soudaine en face du malheur radical, mais encore parce qu'un certain idéal de l'humanité vole en éclats à leur contact.

Ainsi Virginie affirme-t-elle, au cours de la retraite : « Vivre, c'est plus difficile que de mourir. Tu es obligée de te battre, c'est un combat de chaque jour pour être bien. Pour vivre, il faut se battre, être courageuse. C'est facile de dire : “Allez, hop, je meurs, débrouillez-vous.” » Dans ces mots de Virginie, la vie n'apparaît pas comme un grand don à accueillir, mais comme « un combat ». Il faut, pour vivre, « être courageuse » et cela « chaque jour ». Ce courage consiste à ne pas laisser les autres seuls dans le combat, mais à persévérer, avec eux et pour eux.

S'il y a une espérance des personnes confrontées à la misère, elle émerge donc, non comme le déploiement d'un vaste horizon, mais plutôt comme une persévérance obstinée, comme des actes successifs de courage, justifiés par le refus de laisser les autres se débrouiller tout seuls. L'espérance s'enracine dans la persévérance. C'est si vrai que Virginie fait un raccourci saisissant : « Pour vivre, il faut se battre. »

La persévérance produit la résistance

En lisant l'enfance de Moïse telle que la raconte le livre de l'Exode (Ex 2, 1-10), les membres de la communauté du Sappel admirent les tactiques déployées par la mère de cet enfant. Après l'avoir abandonné, elle parvient à le retrouver et même, observent malicieusement les participants, à se faire payer pour prendre soin de son propre fils ! Apparaît alors, dans le groupe, une évidente proximité avec cette mère dans l'incapacité de prévoir ce qui arrivera à son fils, mais qui fait au mieux avec les possibilités dont elle dispose et qui recommence ainsi à chaque étape : lors de sa naissance, lorsqu'il a trois mois, lorsqu'il grandit à la cour de Pharaon…

On reconnaît ainsi dans les plus pauvres des tacticiens : ils ne peuvent être des stratèges, car ils n'ont pas la latitude d'élaborer une stratégie de sortie de l'épreuve à long terme ; ils peuvent, en revanche, inventer quelque chose, éviter l'humiliation, repousser l'anéantissement. Comme la mère de Moïse, les plus pauvres sont des tacticiens avisés, devenant experts dans l'art de la débrouille4. Ils ne s'accrochent pas à une espérance lointaine, en vue de laquelle ils ouvriraient un chemin sur lequel ils progresseraient, étape par étape. La réalité est plus modeste : si leur persévérance produit une véritable résistance, c'est parce que ces tactiques mises bout à bout permettent aux plus pauvres de résister à ce qui les écrase.

Allons plus loin : lorsque les membres du Sappel méditent sur la manière dont la mère de Moïse agit, ils sont sensibles à l'effroyable dilemme qui l'affecte. Soit elle abandonne son enfant en espérant qu'il demeure en vie (mais quelle mère aimerait cette solution ?), soit elle le garde avec l'immense risque que son enfant soit tué. Marie-Hélène commente ainsi le texte : « La mère […] a beaucoup de courage d'abandonner son enfant pour une vie meilleure et ça, c'est un déchirement. » De la sorte, et même si elle emprunte un chemin douloureux, « elle prend soin, malgré tout ». Dans le même sens, Mathilde observe : « Des fois, on fait des choses à contrecœur. » Les plus pauvres sont embarqués dans des tactiques qu'il est difficile de comprendre de l'extérieur : qui comprendrait les gestes d'une mère qui abandonne son enfant aux hasards d'un fleuve ? Plus souvent que les autres, les pauvres doivent agir « à contrecœur », « prendre soin quand même », avec des options très limitées et des tactiques mystérieuses pour tout autre qu'eux, voire répréhensibles à d'autres yeux que les leurs. Qu'espère la mère de Moïse pour son enfant, sinon la survie ? Comment fait-elle face à pareil dilemme, sinon parce qu'elle n'a pas le choix et qu'elle veut sauver la vie de son enfant ? Le fait-elle parce qu'elle est animée d'une espérance mystérieuse (He 11, 23) ou est-ce un geste désespéré, un peu comme on jette une bouteille à la mer ? Cela nous échappe.

Comme cette femme, les personnes très pauvres se savent prises dans un combat dont le commencement leur a échappé et dans lequel elles ne choisissent pas leurs armes. Il n'y a pas une ferme espérance qui entraînerait des décisions souverainement libres, mais plutôt des tâtonnements continus, transis d'espérance autant que d'inquiétude. La formulation étonnante de l'Apôtre Paul fait écho à cette réalité : ce n'est pas l'espérance qui produit la résistance, mais l'inverse. C'est l'engagement dans le combat qui garde l'espérance, c'est peut-être même lui qui la fait surgir. Est-il permis de dire que seuls les plus éprouvés d'entre nous ont le secret de ces surprenantes paroles de l'Apôtre ? Il faut ainsi entendre Marie-Hélène, sur les épaules de qui tant d'épreuves se sont accumulées, affirmer avec le sourire : « Les difficultés me rendent plus forte, on arrive mieux à combattre. »

La résistance produit l'espérance

Quand il s'agit de résistance, autant que lorsqu'on parle d'espérance, les liens humains sont convoqués et rappelés par les membres du Sappel, selon trois dimensions.

– La première est la plus évidente : si l'on persévère, si l'on résiste, c'est grâce aux autres. La présence des amis compte ; plus encore, les membres des familles sont mentionnés sans cesse. Les communautés chrétiennes hospitalières aux plus pauvres apparaissent comme des lieux qui soutiennent, ainsi que le dit Josiane : « Je me sens bien quand je suis au Sappel où on partage des choses. » L'espérance des pauvres n'a rien d'une vertu individuelle : alors que la vie est si dure en permanence, ce sont les liens qui résistent et nourrissent l'espérance. Ces liens qui demeurent sont d'ailleurs tissés de mille déceptions, trahisons et réconciliations. Ces liens résistent d'être noués et renoués ; ils n'ont rien d'intact, mais ils tiennent.

– Ensuite, les liens humains sont convoqués parce qu'ils donnent la force de résister, non en tant que ressources sur lesquelles on peut compter, mais plutôt dans la mesure où l'on est requis par eux. Ainsi, il faut persévérer, résister, il faut tenir et même il faut espérer pour les enfants, et parfois pour d'autres qui ont besoin de nous. Chantal raconte ainsi : « J'ai fait deux tentatives de suicide, mes petits-enfants sont venus et ils m'ont dit : “Mémé, on a besoin de toi.” […] Allez, ils sont là, ils y sont pour rien. » Résister pour les enfants, c'est alors, aussi, espérer pour eux. Obstinément, à travers les tempêtes et malgré les vents contraires, les personnes du quart-monde espèrent que leurs enfants vivront et vivront mieux qu'elles, comme la mère de Moïse. Obstinément, elles résistent à tout ce qui déçoit et contredit cette espérance.

– On rencontre alors une dernière manière dont les relations sont convoquées dans l'espérance : la grande espérance, c'est celle de relations justes, paisibles, aimantes. Car si les liens font tenir, ils ne sont jamais idéalisés. Virginie, Mathilde et Marie-Hélène disent ainsi l'extrême difficulté de rencontrer des hommes qui les respectent, tandis que Gilles raconte avec quelle persévérance il résiste à la décomposition de sa famille.

L'amour de Dieu répandu dans nos cœurs

Qu'en est-il alors de l'espérance en Dieu ? Les personnes du quart-monde ne font pas entendre une espérance dont le premier objet serait la vie après la mort. Leur espérance se dit en termes réalistes et expérientiels, ce qui ne l'empêche pas d'être authentiquement spirituelle.

Dieu est celui qui permet d'espérer, parce qu'il rend possible l'espérance. Dieu donne la force : c'est le visage de Dieu qui apparaît le plus lors de ces échanges au sein de la communauté du Sappel. Cette force est régulièrement affectée d'un toujours : les personnes appuient leur espérance sur la permanence de la présence de Dieu et de la force qu'il donne. Ainsi Marie-Hélène assure-t-elle : « Quand je suis dans un trou, j'ai toujours une force qui me pousse. Quand je repense à mon enfance, je vois que Dieu m'a toujours protégée. […] Mes enfants, je les ai toujours protégés. […] Quand je ne trouve pas la route, il me guide. J'arrive toujours à remonter la pente. » Marie-Hélène n'espère pas que Dieu lui épargne les « trous », mais elle a la conviction qu'avec lui, elle pourra toujours « remonter la pente ».

Dieu est alors le seul qui se montre vraiment digne de confiance. Si les personnes le disent, c'est souvent en référence à des expériences d'exaucement de leur prière. Dieu se montre attentif à la plainte qui vient des pauvres et veille sur eux, dans la mesure où il écoute leur prière.

Cependant, si aucune relation humaine n'est absolument sauve, ce n'est pas le cas non plus de la relation à Dieu. Ainsi Josiane explique-t-elle que, face à Dieu, elle « gueule ». Si elle parle avec autant de force, c'est parce que Dieu « n'entend pas », au point que Josiane se soupçonne elle-même : « Il est possible que je ne sois pas assez croyante. » Elle constate que Dieu l'« oublie un peu », avant de finir par s'adresser directement à lui : « Dieu, je t'entends mais tu m'as laissée de côté. » À l'exemple du Christ en croix (Mc 15, 34), Josiane fait un terrible constat d'abandon, mais celui-ci demeure enserré dans une adresse à Dieu, dans un appel, qui garde le lien avec Dieu et l'interroge sur son silence.

De son côté, Virginie ose raconter ceci : « Moi je ne suis pas tout le temps bien. Des fois, je me sens mal et j'ai l'impression que Dieu ne soutient pas ma vie. J'ai envie de dire “Fichez-moi la paix” à tous quand il n'y arrive pas, quand j'ai plus d'espoir, quand je suis malheureuse. » On entend ainsi que Dieu peut ne pas y arriver, être mis en échec dans sa volonté bonne. Il faut donc cheminer avec un Dieu dont on ne comprend pas toujours les chemins, les intentions ou les silences.

L'espérance ne fait pas honte

Alors, l'espérance en Dieu même serait-elle impossible ? On constate pourtant que certaines personnes du groupe conçoivent le but de leur existence comme une action de grâce. Ainsi Marie-Hélène dit-elle : « C'est lui qui m'a créée et me fait vivre, pour lui être reconnaissant de ce qu'il a fait pour nous. » La reconnaissance apparaît ici comme le but même de la Création ! Quant à Josiane, précisément au moment où elle adresse à Dieu le reproche que nous venons d'entendre, elle assure : « J'ai du mal à lui dire “merci”, je pense qu'un jour, j'y arriverai. » L'itinéraire spirituel s'entend alors comme un cheminement vers l'action de grâce.

Les personnes du quart-monde, comme tout croyant, sont conscientes que leur propre regard a besoin d'être converti et que leur perception de l'action divine évolue. En ce sens, si elles espèrent se tenir devant Dieu « sans honte », ce n'est pas tant parce qu'elles seraient délivrées de leurs péchés : elles n'ont aucun problème à les reconnaître et sont bien plus menacées par la culpabilité écrasante que par l'illusion de l'innocence. La disparition de la honte correspondrait plutôt au moment tant espéré où un remerciement serein pourrait être adressé à Dieu et récapituler le sens de nos existences. L'espérance est alors l'exact inverse de la destruction que la misère opère dans les personnes, les relations et les groupes.

Notre fierté dans l'espérance et nos détresses

Ce parcours à l'école de quelques personnes du quart-monde nous a fait entrer dans la genèse de leur espérance, étonnamment accordée aux mots de l'Apôtre Paul. Leur espérance n'est pas une vertu qui voit loin et qui justifie le déploiement d'actions bien ordonnées ; elle naît plutôt de la persévérance quotidienne, de la résistance, et s'affirme comme un acte d'amour et de confiance en Dieu. Si les pauvres gardent confiance, c'est peut-être dans la possibilité même d'avoir confiance.

Il reste un paradoxe exprimé par l'Apôtre, que l'on retrouve aussi dans la pensée des membres du Sappel : la fierté peut se mettre autant dans « l'espérance de la gloire de Dieu » que dans « nos détresses ». En effet, qu'elles affirment leur espérance ou qu'elles parlent du creux de la détresse, les personnes du quart-monde protestent de leur fierté, si souvent niée par tant d'humiliations. La force de Dieu se reconnaît d'abord dans l'attestation de leur dignité, qui constitue un enjeu de vie ou de mort. Fabienne en témoigne quand elle parle de résurrection et de l'anéantissement qui rôde, lorsque les services sociaux ont enlevé son enfant : « J'ai crié pour qu'on me rende mon enfant. Je n'aurais pas ressuscité à ça. »

Dans cette affirmation de leur dignité au cœur de relations humaines difficiles passe, chez les plus pauvres, la fière espérance du Royaume : celle d'un univers réconcilié, où l'action de grâce et la confiance sont possibles. Ils portent en eux une espérance à l'échelle de l'humanité et de la création tout entière. Comme l'écrit Bigna Paturle5, elle aussi membre de la communauté du Sappel :

S'il y a une aspiration intense qui remplit le cœur de ces personnes malmenées, c'est bien la paix… Elles n'espèrent pas seulement un « petit peu de paix ». Ce qu'elles réclament, c'est toute la paix, la paix pour tout le monde. Dans les groupes de prière que nous animons au sein de plusieurs quartiers, leurs demandes le manifestent : « Qu'il n'y ait plus du tout de guerre ! Que plus personne n'ait faim ! » Elles nous entraînent dans une attente impatiente et une prière incessante.
 
1 https://sappel.info
2 Les paroles citées le sont avec l'accord des personnes qui les ont prononcées. La phrase qui donne son titre à cet article a été dite par Fabienne.
3 Je reprends, avec très peu de modifications, la traduction chantée et gestuée par les participants à cette retraite.
4 J'emprunte les notions de tactique et de débrouille à Guillaume le Blanc, La solidarité des éprouvés. Pour une histoire politique de la pauvreté, Payot et Rivages, 2022, pp. 183-196.
5 Cf. Daisy de Montalembert, De la bouche des enfants, Parole et Silence, 2011, p. 73.