Pierre Claver est un cas extrême de solidarité, tant par ses réalisations que par la perspective à partir de laquelle il les mena à bien. Consacrer trente-huit ans, corps et âme, aux Noirs, esclaves dans le port de Cartagena (Colombie), c'est non seulement vivre à l'extrême, mais plus encore vivre le revers de la médaille de l'histoire. Claver s'est dessaisi de lui-même pour appartenir à ceux que l'on avait dessaisi de leur droit à disposer d'eux-mêmes.

ESQUISSE BIOGRAPHIQUE


Claver naît à Verdù (Catalogne) en 1580. Après avoir étudié dans sa ville natale, ses parents l'envoient à Barcelone, où il suit quatre années de grammaire et une de rhétorique. En 1602, il entre dans la Compagnie de Jésus. Il fait son noviciat à Tarragone avec une extraordinaire ferveur. Puis on l'envoie à Gérone pour une année d'humanités, et à Majorque, en 1605, pour la philosophie C'est là que se produit la rencontre clé de sa vie avec Alphonse Rodriguez qui lui inculque la dévotion, l'humilité et la mortification, ainsi que la vocation missionnaire. Le futur saint lui offre un cahier de notes spirituelles, que lui-même avait lues avec assiduité tout au long de sa vie.
Fin 1608, il revient dans la péninsule, après avoir demandé de partir en mission. Et en effet, en 1610, alors qu'il commençait sa deuxième année de théologie, on l'envoie en Amérique. Il est significatif que, seul jésuite à bord, il ait voyagé dans une petite embarcation, alors qu'il avait peu d'aptitudes pour naviguer ; il rejoindra cependant Cartagena sans encombres. De là, on l'envoie à Bogota en 1612, afin qu'il poursuive sa théologie, qu'il termine avec succès en trois ans plus tard. A ses funérailles, le vicaire général de Cartagena donna un témoignage du temps où ils avaient étudié ensemble, louant tout spécialement son intelligence et son intégrité.
Cette même année, on le destine à Cartagena, où il reçoit le sacerdoce en 1616. Il s'initie au travail avec les esclaves auprès du père jésuite Alonso de Sandoval, qui de 1617 à 1620 est appelé au Pérou, faisant retomber tout le poids de cette charge sur le jeune Claver. Sandoval fut le maître de Claver, lequel suivra ses méthodes et son esprit, en les personnalisant. En avril 1622, Claver fait sa profession solennelle, où, après sa signature, il inscrit la formule qui définit sa vie : AEthiopum semper servus (« esclave des esclaves pour toujours »).
On le disait médiocre en affaires. Or, en ce qui concerne les esclaves, avec la logistique si compliquée qu'elle requérait, il se débrouilla parfaitement bien. Pour lui, il était fondamental, par exemple, de disposer d'interprètes pour chaque langue, même si lui-même parlait la principale d'Angola. Il dut avoir des difficultés, car, en 1626, il fit appel au Général pour acheter huit esclaves qu'il consacrerait exclusivement à cette mission. Le Général lui répondit deux ans plus tard en appuyant sa demande avec enthousiasme.
En 1651, Claver fut pris dans une épidémie très mortifère qui se déclencha en ville, et au retour de la mission qu'il entreprenait tous les ans dans les fermes à Pâques, il souffrit de tremblements aux mains et aux pieds qui, en peu de temps, l'empêchèrent de dire la messe et même de se tenir debout. Malgré cela, avec l'aide de ses fidèles interprètes, il continua comme il put à assister les lépreux, jusqu'à sa mort en 1654. Ses funérailles constituèrent une véritable apothéose.

APOSTOLAT AUPRÈS DES NOIRS


Dans son ouvrage De instauranda AEthiopum salute, Luis de Sandoval décrit minutieusement comment sont capturés les esclaves, comment ils font la traversée, dans quel état ils arrivent à Cartagena et comment ils sont vendus. Ces descriptions font froid dans le dos. Dans chaque lot, il y avait toujours un groupe de malades ayant souffert des conditions de traversée et que personne ne soignait. L'enfermement dans les soutes du bateau, l'humidité, l'entassement, l'immobilité, la mauvaise nourriture, les excréments accumulés leur faisaient contracter des maladies contagieuses, tant de la peau et de la chair (plaies infectées et tumeurs) que des voies digestives et, suppose-t-on, respiratoires. La puanteur et la crainte de la contagion isolaient les malades. A leur arrivée, on les maintenait en quarantaine sans aucune mesure prophylactique.

Accueillir les nouveaux arrivants


Dès que Claver apprenait la venue d'un bateau, il était dans une telle joie qu'il disait des messes pour celui qui lui avait donné la nouvelle. Il se renseignait sur la nationalité des arrivants et trouvait des interprètes ; s'il n'y en avait plus, il en faisait rechercher en dehors de la ville. Avec le temps, il constitua un corps complet d'interprètes, environ dix-huit, plus ou moins multilingues. Il recueillait des aumônes auprès de ses dévots et, avec les interprètes, allait au marché acheter des cadeaux pour les Noirs. Puis il se rendait en barque vers les bateaux.
Dès l'abord, au milieu des interprètes, il donnait la bienvenue aux esclaves, prenant chacun dans ses bras. Il leur disait qu'il était comme un père pour tous. Il leur assurait qu'on n'allait pas les tuer mais se servir d'eux, et que, s'ils se comportaient bien, on se comporterait également bien avec eux. Il s'étendait beaucoup là-dessus, car, comme le confirment d'abondants témoignages, on leur faisait croire chez eux qu'on les tuerait pour leur extraire de la graisse et peindre les bateaux avec leur sang. Voilà pourquoi ils arrivaient au bord du désespoir et se laissaient mourir de faim ou se jetaient à la mer. Claver leur disait que Dieu les avait amenés pour qu'ils Le connaissent et pour faire d'eux ses fils.
Claver cherchait à savoir s'il y avait des malades graves ou des nouveau- nés en péril. Il allait vers eux, les lavait, les soulageait avec ce qu'il leur avait apporté : boissons et friandises. Puis il leur demandait s'ils avaient reçu le baptême. Si tel n'était pas le cas, au milieu des interprètes, il les préparait le mieux possible et, avec toute la solennité requise, les baptisait. Ceux qui étaient déjà baptisés, ils les instruisait. A tous, il apposait les huiles.
C'est dans les fermes où l'on tenait les esclaves en quarantaine, en attendant qu'ils soient récupérés pour être vendus ou transférés dans le sud, que commençait l'instruction chrétienne. Claver trouvait des vêtements pour les hommes et surtout pour les femmes, car toutes étaient nues. Il mettait d'un côté les hommes et de l'autre les femmes, les malades étant à part avec le meilleur confort possible. Il faisait apporter des chaises pour qu'y prennent place ses interprètes et que cette démonstration d'autorité pousse les esclaves à devenir chrétiens. Il les instruisait avec force mimiques, en sorte qu'ils participent avec enthousiasme. Il leur faisait souvent répéter les gestes jusqu'à ce qu'ils les incorporent. Il leur montrait aussi des tableaux très schématiques, où apparaissaient des Noirs aux caractéristiques soit désirables soit repoussantes, selon ce qu'il voulait inculquer. Il passait du groupe à l'individu.
Ces instructions, ils les répétait plusieurs jours de suite, de façon très personnelle, expliquant ce qu'est la foi et comment faire des actes de foi. Il encourageait aussi les Noirs à espérer voir Dieu au ciel ; il leur parlait « avec des mots si ardents et de si vives explications qu'on aurait dit qu'il enflammait les esprits et brûlait leurs âmes avec les sûres espérances de la gloire qu'ils devaient atteindre au moyen du baptême » 1.
Ensuite, il les portait à faire des actes d'amour au nom de Dieu et leur disait aussi « comment par Dieu et par son amour on devait beaucoup s'aimer les uns les autres en éprouvant pour tout prochain et compagnon la même affection qu'on avait pour soi-même ». Et il donnait des exemples très concrets pour mieux partager le repas, bannir les inimitiés qu'ils avaient conçues dans leur terre d'origine ou celles surgies durant le voyage, renoncer aux vengeances. Il demandait que ceux qui avaient été ennemis se pardonnent et s'embrassent, « se traitant comme des frères et des enfants de Dieu ». Il concluait en disant que dans la charité se trouvait le résumé de toute la loi des chrétiens. La cérémonie du baptême devait être la plus solennelle et agréable possible, mais aussi la plus imagée et personnalisée. D'où le tableau du Noir non baptisé en enfer et du beau Noir lavé par l'eau du baptême provenant du sang du Christ en croix. D'où les questions auxquelles chacun devait répondre s'il voulait être baptisé : « De qui est cette eau ? De Dieu. » « De qui restera-t-il enfant s'il la reçoit ? De Dieu. » « Où ira-t-il avec cette eau ? Au ciel. » « Tout enflammé de l'amour de Dieu — dit un des interprètes noirs —, il les baptisait en versant l'eau sur leur tête avec un pichet en verre. Aussitôt, il ordonnait qu'on leur mît au cou une médaille de plomb présentant Jésus d'un côté et Marie de l'autre. Après les avoir tous baptisés, il se mettait à genoux face à l'autel et restait en prière un long moment : il rendait grâces à Dieu pour la faveur qu'il lui avait faite d'avoir voulu se servir de lui comme d'un instrument afin que les infidèles reçoivent l'eau du baptême. Après les avoir tous pris dans ses bras, il les saluait en leur disant de se rappeler comment ils étaient avant de recevoir le saint baptême, car à présent ils étaient dans la grâce de Dieu, ils étaient ses enfants adoptifs et héritiers de la gloire. »
Le jour suivant, il revenait de bon matin et leur faisait prendre conscience que, comme ils étaient enfants de Dieu, ils devaient éviter de L'offenser, mais qu'étant faibles, s'ils péchaient, ils avaient la confession comme remède. Les jours de fête, il les emmenait à la messe. « Et la mauvaise odeur était si forte que les femmes espagnoles ne pouvaient la supporter et sortaient de l'église. »

Prêcher, catéchiser, confesser


L'autre ministère de Claver consistait à être présent auprès des Noirs baptisés qui étaient en ville et de ceux qui vivaient aux alentours. Il se consacrait aux premiers quotidiennement, mais de façon toute particulière durant le Carême, et il s'occupait des seconds plusieurs mois durant, après Pâques.
Les textes sur son service durant le Carême sont très nombreux. Tous les jours, Claver confessait après l'ouverture de l'église, vers dix heures les jours de travail, et jusqu'à onze heures les dimanches et fêtes. Il était quelquefois tellement absorbé dans ce ministère qu'on devait l'appeler pour qu'il allât dire la messe. Après l'action de grâces, il continuait à confesser jusqu'à la fermeture de l'église ; puis, à deux heures, quand elle rouvrait, jusqu'à six heures du soir. Dans la journée, il confessait surtout les femmes noires, et, dans un petit salon, les hommes jusqu'à neuf heures du soir. Il avait dans la chapelle, près de son confessionnal, de pieux tableaux de l'enfer, du purgatoire, du ciel et de la passion, y compris de la crucifixion. Claver faisait des sermons très fervents sur les trois premiers tableaux, tant et si bien que « non seulement les Noirs élevaient la voix, émus par la force de la douleur et par ce que le père leur disait, mais ils élevaient aussi les mains, comme pour demander pardon et miséricorde au ciel ». Enfin, il s'agenouillait, et tous avec lui, « et leur faisait faire un acte de contrition. La manière dont il leur parlait était déjà suffisante pour porter les coeurs les plus durs et insensibles à résipiscence. A ce moment-là, même si le père faisait cela pour les Noirs dont il avait particulièrement la charge, de nombreux Espagnols s'approchaient pour l'écouter ».
Claver réservait Pâques pour aller dans les fermes afin que les esclaves puissent faire leur confession et leur communion annuelles. C'était une époque de pluie et au climat très malsain ; parfois, il n'y avait pas de chemin, et il marchait avec de la boue jusqu'aux genoux. Il allait dans les villages à cheval, accompagné par un interprète, portant les autorisations pour confesser, dire la messe et marier.
Dans les fermes, on lui offrait une belle chambre et lui obtenait qu'on lui donnât la pire dévolue aux Noirs ou, plus fréquemment, celle que refusaient les Noirs eux-mêmes. En général, elle était très sale, pleine de rats et de chauve-souris. Il aidait à la laver et y demeurait. Il ne dormait pas dans le lit qu'on lui installait mais sur une natte. Il confessait jusqu'à onze heures quand il disait la messe, en sorte que puissent y assister les voisins. Puis il se retirait dans sa pièce. Un des propriétaires déclara : « Je le trouvais souvent dans une telle élévation, le visage tourné vers le ciel et le missel ouvert sur la Passion, que j'avais beau l'approcher, le père ne s'en apercevait pas avant que je lui dise de venir manger, car il était tard. Il ne s'excusait pas, mais avec une grande modestie se montrait plutôt obéissant, et après avoir plié la page du missel il me suivait. » Il ne mangeait que des morceaux de viande salée, de pain ou de poisson, et, le soir, une banane grillée avec de l'eau. Ce qui restait sur la table, il le prenait pour le donner aux esclaves. Si on lui offrait des oeufs et des poulets, il les acceptait et les donnait au plus pauvre ou demandait qu'on les préparât pour les malades. L'après-midi, il prêchait, catéchisait et confessait. Un interprète déclara qu'en le voyant mangé par les moustiques il avait insisté pour qu'il les tuât, et Claver avait répondu qu'« ils lui faisaient une grande faveur, puisqu'il lui retiraient le mauvais sang ».

DÉVOUEMENT AUX MALADES


Le deuxième ministère assidu de Pierre Claver se passait auprès des malades. La majeure partie d'entre eux étaient évidemment des Noirs abandonnés à leur sort après avoir supporté les travaux les plus durs dans les conditions de vie les moins saines. Mais il y avait aussi des Espagnols pauvres, et les bien lotis tombaient eux aussi malades. Dans les hôpitaux, cependant, seuls allaient les pauvres ou, à tout le moins, les gens du peuple. A l'Hôpital de San Lâzaro devaient se rendre tous ceux atteints par la lèpre, conformément à la loi, même si les personnes aisées pouvaient être recluses dans une dépendance isolée de leur demeure ou dans une ferme de leur propriété.
A l'Hôpital de San Sébastian, le frère Nicolas dit que Claver considérait les religieux de saint Jean de Dieu comme « ses plus chers amis ». « L'affection dont il les entourait était très singulière : il leur parlait avec ferveur et les prenait dans ses bras avec une très grande humilité où qu'il les vît ou rencontrât, ému qu'il était par la grande charité qu'ils exerçaient auprès des malades. » Le prieur l'appelait le « grand soutien de cet hôpital », et voilà pourquoi la communauté au grand complet assista à ses funérailles « sans y être appelée ni invitée, étant donné la grande affection et estime qu'ils avaient pour le père ». Un autre religieux dit que lorsqu'il était en dehors de la ville, « tous le regrettaient beaucoup, tant les religieux de cet hôpital que les pauvres ; car c'était notre consolation, tant pour le spirituel que pour le temporel. Et quand il revenait, il était reçu par tous avec joie et chaleur ; il venait très content à son centre qu'était cet hôpital. » Un autre dit qu'à l'heure du déjeuner ou du dîner il servait comme n'importe quel autre religieux de saint Jean de Dieu, obéissant avec précision à celui qui commandait l'opération. Surtout, les religieux le remerciaient quand les flottes arrivaient, car alors les malades pouvaient être jusqu'à neuf cents et leurs forces n'y suffisaient pas. « En ces moments-là, le père venait aider, non seulement à distribuer les repas, à les confesser, leur administrer les sacrements et leur donner l'extrême onction, mais aussi à faire le lit et d'autres travaux. »
Il s'occupait surtout des plus malades et de ceux atteints par les maladies les plus répugnantes et contagieuses. Les religieux étaient impressionnés de ce qu'il n'avait aucune crainte d'être contaminé et ne donnait aucun signe de répugnance. Ils disaient qu'on voyait qu'il le faisait avec goût, avec un amour tendre et miséricordieux, comme « un homme touché par la main de Dieu ».
Mais son dévouement était plus grand à l'Hôpital de San Lâzaro, puisque celui de San Sébastian était composé d'une communauté très zélée. Il y veillait les lépreux les plus délaissés. Un religieux de la Merci disait que « s'il n'y avait pas eu le P. Pierre Claver, ces pauvres seraient morts ». Dans cet hôpital, il s'occupait des repas, des infrastructures, de laver et de donner des remèdes, et plus encore d'accompagner, d'aimer et consoler. Il veillait aussi à ce que les lépreux se rapprochent du Seigneur pour leur salut spirituel et, enfin, leur offrait des funérailles dignes de ce nom pour recommander leur âme à Dieu. Sa sollicitude était telle que l'aumônier de l'hôpital « venait tous les jours voir le père et lui rendait compte de l'état des malades ; le père lui donnait alors quelque chose à apporter, aussi bien des habits que des médicaments ; il envoyait ce que demandaient les malades. Si quelqu'un avait besoin de se confesser, au premier appel de cet aumônier, il allait immédiatement l'écouter. » Ainsi donc, « il était non seulement procureur et maître de maison de l'hôpital, mais aussi son curé et son pasteur ». Il fit construire pour les malades une église en pierre et confectionner une petite tente pour chacun, afin qu'ils ne soient pas gênés par les moustiques et puissent bien dormir. L'estime qu'ils avaient pour le père était telle qu'à sa mort ils déclarèrent que « si leurs père et mère étaient morts, ils n'auraient pas eu autant de peine qu'à la perte du P. Pierre Claver, car il était un père et une mère pour tous et pour chacun en particulier ».

AUPRÈS DES PRISONNIERS ET CONDAMNÉS À MORT


Un troisième champ d'action tout aussi extrême, dans lequel Pierre Claver débordait de zèle et faisait montre de sa fécondité apostolique, était l'attention aux prisonniers et, en particulier, aux condamnés à mort. Il ne passait pas de semaine sans aller les visiter. Comme avec les malades, il leur apportait différents cadeaux et écoutait tout ce dont ils voulaient lui parler. S'ils lui demandaient de faire quelque démarche, il la faisait promptement, intervenant à cet effet auprès de leurs défenseurs, « car ils patronnaient la cause de ces pauvres prisonniers ». Il confessait ceux qui le voulaient, après les y avoir exhortés. Puis il les réunissait tous et « leur disait qu'il valait mieux payer en cette vie les peines des péchés commis que de les payer en enfer qui est sans fin. Pour terminer, il sortait le crucifix de bronze et leur disait que le remède de tous leurs maux se trouvait dans ce Seigneur crucifié. Et afin qu'ils soient consolés et disposés à supporter leurs tribulations avec patience, ils leur faisait réciter un acte de contrition très fervent. En prenant congé, il leur disait que, quels que fussent leurs besoins, à quelque heure que ce fût, il le ferait avec grand plaisir et s'en occuperait sur-le-champ. » Ceux qui étaient dans les cellules disciplinaires, il les visitait longuement pour les consoler. L'attention au condamné à mort condense avec la plus grande force tout ce qui a déjà été dit. Claver faisait en sorte que le condamné oubliât toute sa vie passée, tout ce qui lui était extérieur, et qu'il se concentrât sur ce moment suprême. Il insistait sur le fait que « le chemin qu'il devait parcourir était très long et le temps très court, qu'il était donc nécessaire de s'animer avec l'aiguillon de la considération et de faire de nombreux actes de contrition ». Il lui remettait un crucifix portant un Christ peint et lui disait : « Voici le bois avec lequel tu fuis cette grande bourrasque, et tu n'as pas d'autre remède pour te sauver que de l'embrasser, de ne pas le perdre de vue et de le prendre dans tes bras puisqu'il est ton salut. » Il poussait donc le condamné à faire de la mort l'acte qui définît sa vie. Celui-ci devait tout oublier et se concentrer sur ce passage pour ne pas vivre sa mort comme une victime, possédé par la teneur, l'abattement et la malveillance envers la société. Voilà pourquoi il lui remettait, tel un compagnon, cet autre exécuté qui vécut le supplice comme son acte le plus « consommé » : Jésus consomma sa vie ; le condamné devait rectifier la sienne. Jésus était mort pour cela. Et pour cela Claver était à la disposition du condamné, jusqu'à ce qu'il meure.
Après cette préparation, « il écoutait un long moment la confession générale du condamné. Ensuite, si l'heure le permettait ou sinon le jour suivant, il lui célébrait la messe, lui donnait la communion et récitait un Evangile, sans le laisser d'aucune manière ni de jour ni de nuit, l'assistant et l'encourageant sans cesse ». Tandis qu'on lui mettait les habits et les cordes, « les mots que prononçait le P. Claver étaient si tendres qu'ils adoucissaient chez cet homme ce fiel amer, ainsi que chez tous les prisonniers qui se trouvaient présents ». Quand ils allaient dans la rue vers le supplice, Claver donnait aux autres prêtres et religieux la possibilité de le réconforter. Aux carrefours où s'agglutinaient les gens, « il faisait en sorte que le condamné s'arrêtât et parlât au peuple, lui demandant pardon du mauvais exemple qu'il avait donné et l'implorant d'apprendre de lui à ne pas offenser Dieu ». Tout en marchant, Claver l'aspergeait d'eau bénite et lui rafraîchissait le nez avec une eau parfumée. « Arrivé au lieu du supplice, il lui faisait baiser l'escalier comme l'instrument par lequel il devait monter pour jouir de Dieu ; là, de ses propres mains, il lui lavait la sueur du visage et lui donnait quelques bouchées de pain pour éviter qu'il ne s'évanouît dans un moment aussi amer. Après l'avoir réconcilié et absous, il le consolait en le prenant dans ses bras et l'encourageait en lui disant combien il serait heureux d'aller avec lui au ciel ; et avec la même charité et le zèle qu'on a dit, il ne l'abandonnait pas avant qu'il meure. Pendant l'agonie du condamné, il faisait en sorte que l'on chantât, accompagné d'une musique préparée dans la cathédrale, un répons avec l'orgue et les instruments nécessaires à cet effet. »
Pierre Claver ne fut pas un idéologue. Il ne s'est pas consacré à élaborer des théories ni des maximes générales. Il n'a jamais prêché contre l'esclavage des Noirs. Il a tâché de s'interposer entre eux et leurs maîtres, pour que ceux-ci les traitent bien, obtenant que cessent les châtiments s'ils avaient commis une faute grave et les aidant à se respecter eux-mêmes tout en remplissant leurs obligations. Mais, au-delà, ce qui caractérisait le plus Claver, c'était la façon dont il entrait en relation avec les Noirs. Il leur disait, dès qu'il les recevait dans les bateaux, que puisqu'on les avait amenés pour se servir d'eux, lui se mettait à leur service. En sorte que ces relations furent idéales, car elles exprimaient, de façon très concrète, la suite de Jésus. Les gens comprirent vite que si Claver faisait ce qu'il faisait, c'était grâce à la présence humanisante de l'Esprit de Jésus. C'est grâce à elle qu'il a tout supporté et que tout lui paraissait même si bien. Il n'y avait rien là de subversif, car tout était transcendant. Voilà pourquoi tant de gens ont collaboré avec lui et pourquoi tant de discriminés ont témoigné en sa faveur. Ils n'ont pas pu ne pas reconnaître en son action la miséricorde de Jésus, celle de Dieu lui-même. Ce fut aussi l'appréciation de l'avocat de sa cause en béatification, en réponse aux objections du défenseur de la foi.



1. Toutes les citations concernant la vie de Claver à Cartagena proviennent du Proceso de beatification y canonizaciôn de San Pedro Claver (éd Splendan et Anstizâbal), Centra Editorial Javenana, Bogota, 2002